Le 2 novembre 1975, le corps sans vie de l’écrivain et cinéaste Pier Paolo Pasolini est retrouvé sur un terrain vague, près d’une plage romaine. Aujourd’hui encore, les causes de son décès restent obscures : homicide lié à une aventure homosexuelle ou assassinat organisé pour le faire taire, alors qu’il prétendait avoir beaucoup à dire sur les relations entre le pouvoir, la mafia, la CIA et une grande compagnie pétrolière ? Nous ne le saurons peut-être jamais réellement. Quarante ans après cette tragédie, l’Italien demeure principalement connu en France pour son œuvre artistique. Or, comme l’exprime le philosophe Olivier Rey dans l’ouvrage collectif Radicalité – 20 penseurs vraiment critiques (L’Échappée, 2013), « artiste, il l’était incontestablement ; mais cette étiquette ne doit pas servir à émousser la portée politique de sa pensée ». Car, l’analyse pasolinienne de la société de consommation, encore naissante à l’époque où il écrit, « nous dit trop bien ce qui nous arrive ».
« Ce qui m’a poussé à devenir communiste, c’est un soulèvement d’ouvriers agricoles contre les grands propriétaires du Frioul, au lendemain de la guerre. »
Premiers engagements communistes et premières désillusions
Fasciné par les classes populaires, Pasolini adhère en 1947 au Parti communiste italien (PCI). « Ce qui m’a poussé à devenir communiste, c’est un soulèvement d’ouvriers agricoles contre les grands propriétaires du Frioul, au lendemain de la guerre. J’étais pour les braccianti. Je n’ai lu Marx et Gramsci qu’ensuite », explique-t-il. Il décide alors de se former intellectuellement en lisant d’abord l’auteur du Capital, puis surtout l’Italien, co-fondateur du PCI, auquel il dédiera en 1957 un recueil de poèmes, Les cendres de Gramsci. Pasolini est cependant mis à la porte du parti en 1949, à cause d’une histoire de mœurs (il a eu des relations sexuelles avec un adolescent lors d’une fête de village). Il perd par la même occasion son emploi de professeur de lettres. S’ensuivent alors des mois très difficiles pour l’écrivain qui demeure, malgré son renvoi, communiste dans l’âme. Mais un communiste un peu particulier, qui refuse de croire au Progrès, qui fait l’éloge de la conservation et, bien qu’étant lui-même athée, n’hésite pas à s’inspirer de la doctrine catholique.
Ce sont finalement ces particularités qui l’éloigneront, à terme, de ses anciens camarades du PCI, qu’il accuse de s’être conformés aux exigences de la démocratie chrétienne italienne. Si, comme son ancien parti, il prône la collectivisation des moyens de production, ce n’est pas pour socialiser les usines, mais pour les détruire. Contrairement à la vulgate marxiste qui voit d’un bon œil le développement de la société industrielle, l’écrivain veut lutter contre. La divergence est plus profonde encore sur la question des salaires ; tandis que le PCI revendique de meilleures rétributions pour les ouvriers, en attendant la révolution, Pasolini préfère « la pauvreté des Napolitains au bien-être de la République italienne ». Un regard lucide qui constate que le confort matériel n’a fait que détruire les classes populaires.
“Fascisme de consommation”
« Ce que l’on appelle antifascisme, est soit naïf et stupide, soit sert de couverture et est de mauvaise foi. »
Pour le poète, la société de consommation, qui advient au début des années 1970, forme un nouveau fascisme, bien plus puissant que sa version traditionnelle. Alors que sous Mussolini, les différentes composantes de l’Italie populaire (prolétariat, sous-prolétariat, paysannerie) avaient réussi à conserver leurs particularismes culturels, le “fascisme de consommation” a homogénéisé les modes de vie comme jamais auparavant. Dans ses Écrits corsaires, publiés quelques temps après son décès (1976), Pasolini affirme : « Le fascisme avait en réalité fait d’eux [les classes populaires] des guignols, des serviteurs, peut-être en partie convaincus, mais il ne les avait pas vraiment atteints dans le fond de leur âme, dans leur façon d’être. » Contrairement à la société de consommation. Celle-ci, en promettant un confort illusoire, a « transformé les jeunes ; elle les a touchés dans ce qu’ils ont d’intime, elle leur a donné d’autres sentiments, d’autres façons de penser, de vivre, d’autres modèles culturels » et ce, « grâce aux nouveaux moyens de communication et d’information (surtout, justement, la télévision) ». L’âme du peuple a ainsi non seulement été « égratignée, mais encore lacérée, violée, souillée à jamais » par le “fascisme de consommation”.
Olivier Rey note cependant que « l’emploi que Pasolini fait du terme “fascisme” est contestable », ne serait-ce que parce que, comme l’explique l’Italien lui-même, « le capitalisme contemporain fonctionne désormais beaucoup plus grâce à la séduction qu’à la répression ». Une formule qui n’est pas sans rappeler les travaux du sociologue communiste français Michel Clouscard, qui assènera, des années plus tard sur le plateau d’Apostrophes, que « la séduction, c’est le pouvoir du langage indépendamment du concept, indépendamment de la sagesse. À un moment donné, un discours peut apparaître ayant le pouvoir d’anéantir l’être : c’est le discours du paraître, le discours de la séduction. La vérité en tant que telle est alors recouverte. »
Pasolini estime justement que combattre l’hypothétique retour d’un régime à la sauce des années 1922-1924 n’a pas ou peu de sens : « ce que l’on appelle antifascisme, est soit naïf et stupide, soit sert de couverture et est de mauvaise foi ». A contrario, il assure que le fascisme se situe dans le développement de notre société libérale, qui a basculé dans le consumérisme total. Il attribuera par ailleurs un rôle central aux événements de Mai-68, qui ont encouragé, selon lui, l’hédonisme et la culture de la transgression.
« La tragédie est qu’il n’y ait plus d’êtres humains, mais d’étranges machines qui se cognent les unes contre les autres. »
Hédonisme et conformisme de transgression
Dans son second grand essai pamphlétaire posthume, Lettres luthériennes (2000), Pasolini explique que « cette révolution capitaliste, du point de vue anthropologique, c’est-à-dire quant à la fondation d’une nouvelle “culture”, exige des hommes dépourvus de liens avec le passé (qui comportait l’épargne et la moralité). Elle exige que ces hommes vivent du point de vue de la qualité de la vie, du comportement et des valeurs, dans un état, pour ainsi dire, d’impondérabilité – ce qui leur fait élire, comme le seul acte existentiel possible, la consommation et la satisfaction de ses exigences hédonistes. » L’émergence de la figure du “rebelle” parfaitement intégré au système, après 1968, est le grand responsable de cette révolution anthropologique. L’intellectuel voit dans le mouvement étudiant transalpin – surnommé le « mai rampant », en raison de sa durée dans le temps – une révolte des fils de la bourgeoisie contre leurs pères. Dans les Écrits corsaires, il développe l’idée selon laquelle les contestataires « utilisent contre le néo-capitalisme des armes qui portent en réalité sa marque de fabrique et qui ne sont destinées qu’à renforcer sa propre hégémonie. » Avant de conclure que ces contestataires « croient briser le cercle et ne font que le renforcer ».
« Ce que l’on appelle antifascisme, est soit naïf et stupide, soit sert de couverture et est de mauvaise foi. »
Pour lui, derrière la transgression et la « “tolérance” de l’idéologie hédoniste », se cache « la pire des répressions de toute l’histoire humaine ». Ce conformisme touche tous les domaines, et en premier lieu la sexualité. Or, « la liberté sexuelle de la majorité est en réalité une convention, une obligation, un devoir social, une anxiété sociale, une caractéristique inévitable de la qualité de vie du consommateur. Bref, la fausse libération du bien-être a créé une situation tout aussi folle et peut-être davantage que celle du temps de la pauvreté […] le résultat d’une liberté sexuelle “offerte” par le pouvoir est une véritable névrose générale.« Là encore l’Italien peut être rapproché de Clouscard, bien que pour ce dernier le “néofascisme” renvoie au retour de l’extrême droite, causé par la société de consommation. Quelques jours après l’arrivée au second tour de Jean-Marie Le Pen à la présidentielle de 2002, il explique dans les colonnes de l’Humanité que « le néofascisme sera l’ultime expression du libéralisme social libertaire, de l’ensemble qui commence en Mai-68. Sa spécificité tient dans cette formule : “Tout est permis, mais rien n’est possible.” À la permissivité de l’abondance, de la croissance, des nouveaux modèles de consommation, succède l’interdit de la crise, de la pénurie, de la paupérisation absolue. »
Selon Pasolini, ces transformations ont pour conséquence d’éradiquer l’humanité elle-même. Il explique ainsi, dans un entretien accordé la veille de sa mort, que « la tragédie est qu’il n’y ait plus d’êtres humains, mais d’étranges machines qui se cognent les unes contre les autres ». Le poète n’est pas défaitiste pour autant. Il continue par exemple de croire que « le communisme est en mesure de fournir une nouvelle vraie culture, une culture qui sera morale, l’interprétation de l’existence entière ». Mais pour ce faire, le communisme se devra de faire un détour vers le passé pour y retrouver certaines « valeurs anciennes » afin de refaire vivre la « fraternité perdue ». Seul espoir pour améliorer le présent.Nos Desserts :
- « Pasolini contre la dictature hédoniste » sur Marianne
- « Pasolini, un réfractaire exemplaire » sur Le Monde Diplomatique
- Entretien avec Pasolini quelques heures avant sa mort sur le site de la revue Ballast
- La revue Limite a interviewé Pierre Adrian, parti sur la piste de Pasolini
- « Repenser la culture avec Pasolini » sur le site de la revue Accattone
- L’évangile selon saint Matthieu, un des films phares de Pasolini
- Au Comptoir, on avait parlé du film de Ferrara sur Pasolini
- On a aussi écrit sur la transcription des convictions politiques de Pasolini dans son œuvre cinématographique
Catégories :Politique
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