« Fâchés avec tout le monde, ou presque », qu’ils disaient. Ils doivent être bien embêtés, les journalistes de Fakir, maintenant qu’ils sont acclamés partout où ils vont. Le canard fondé par François Ruffin en 1999 délaisse cette fois-ci le papier pour nous en mettre plein les yeux. Avec le film “Merci Patron !”, l’heure de la réconciliation nationale, du moins entre les fameux 99 %, a sonné. Il ne peut en être qu’ainsi quand vous ridiculisez, pendant une heure trente, l’homme le plus riche de France. Avec, en fond sonore, cette chanson entêtante des Charlots, l’équipe vous emmène à Poix-du-Nord, dans le vrai ch’nord de la Picardie profonde, du côté des délaissés de la “mondialisation heureuse”, ceux dont le malheur a permis l’immense fortune de Bernard Arnault. Misère sociale, humour, renversements, secrets et mises en scène : rien ne nous est épargné dans ce voyage chez les deuxièmes classes de la vie.
Ça pourrait presque être un Voyage en terre inconnue. Ou un Bienvenue chez les Ch’tits, version précaire. À la base, François Ruffin voulait certainement interpeller le spectateur. Lui montrer ce que c’est, en vrai, la misère des plus pauvres d’entre nous, ceux qu’on aperçoit dans la vie de tous les jours sans savoir que chez eux, le chauffage n’est plus allumé que dans une seule pièce, question d’économies. Lui ouvrir les yeux sur la vie dégueulasse qu’on a, quand on fait partie de ces fainéants qui se la coulent douce au RSA, quand tous les droits au chômage se sont épuisés. Que derrière les chiffres qu’on nous donne tous les mois, toutes ces courbes qui ne s’inversent pas et toutes ces statistiques (de repas donnés par les Restos du Cœur, de gens qui n’ont plus de logement fixe, de morts dans la rue, deux jours avant Noël), il y a de vraies personnes, qui s’arrangent quotidiennement pour passer la journée, pour assurer de bric et de broc les deux repas quotidiens.
Chez les deuxièmes classes de la vie
Avec Merci Patron !, François Ruffin voulait certainement faire ce qu’il sait faire de mieux, tous les deux mois, dans son excellent journal Fakir. De l’enquête, du reportage, de la réalité, sans artifice ni misérabilisme. Juste donner à voir l’envers du décor, pendant que les 1% les plus riches s’engraissent davantage, et que les 99% n’en peuvent plus d’avoir faim. Ça n’aurait pu être qu’un simple exposé de la mondialisation malheureuse, celle qui laisse sur le carreau la majorité des habitants d’une petite commune du Nord-Pas-de-Calais, depuis que le géant du luxe LVMH − Louis Vuitton Moët Hennessy − qui les employait leur a préféré leurs homologues chinois, vietnamiens, bangladais, au rabais. Mais il faut croire que les événements en ont décidé autrement.
Chez Serge et Jocelyne Klur, ex-employés de l’usine d’Ecce, filiale de LVMH, on vit avec trois euros par jour et on mange du fromage blanc à Noël. Ces anciens préposés à la confection de costumes Kenzo se sont retrouvés sans emploi lorsque la direction du groupe a décidé de délocaliser ses activités en Pologne, où les “coûts” – comprenez par-là les salaires – sont plus faibles. À leur âge, dans une région aussi sinistrée, autant vous dire que l’espoir du CDI s’éteint très vite devant l’accumulation des lettres de refus. Et on se retrouve rapidement en fin de droits. Il suffit alors de pas grand-chose pour que tout s’effondre. Une dette de mécanique, par exemple, pour la voiture qu’il fallait à tout prix réparer. Et c’est la spirale. Bientôt, c’est la somme mirobolante de 25 000 euros qu’on vous demande. Une épée de Damoclès vous menace alors encore plus directement : la perte de la maison familiale. Qu’on préférerait plutôt faire exploser, façon happy end de la Petite maison dans la prairie, plutôt que de supporter la présence des huissiers à l’intérieur.
François Ruffin tente alors l’impossible. Et si c’était Bernard Arnault qui la payait, cette dette ? Après tout, c’est à cause de lui si les Klur sont en difficulté. Oui, ça, ça serait dans un monde idéal, a-t-on envie de répondre au sieur Ruffin. Mais dans la vraie vie, ça se passe pas comme ça, François. D’ailleurs, tout le monde le sait que l’idéologie patronale a triomphé. On culpabilise les chômeurs, toujours plus nombreux. On supporte les déclarations de Manuel Valls, Premier ministre socialiste, (« J’aime les entreprises »), d’Emmanuel Macron, ministre de l’Économie (« La vie d’un entrepreneur est plus dure que celle d’un salarié »). Décidément, monsieur Ruffin, qu’est-ce que vous êtes naïf !
Mais le stratagème prend. C’est incroyable, on se pince pour être sûr qu’on ne rêve pas. Les pieds nickelés défient Goliath et voilà le monstre sacré, colosse aux pieds d’argile, tout tremblant. Il n’y a apparemment rien en France qui effraie plus Bernard Arnault qu’une bande de journalistes basés à Amiens qui le menace de faire un peu de ramdam lors des prochaines assemblées générales de LVMH ! Au fur et à mesure de l’intrigue, on s’accroche au siège, crispé. Les péripéties s’enchaînent, les retournements, les mises en scène grossières trop belles pour être vraies…
Plus loin que le journalisme
Depuis l’une des premières projections de Merci Patron ! − au très chic club Marbeuf (VIIIe arrondissement, Paris) le 4 janvier, où le nombre de spectateurs atteignait difficilement la dizaine − il semblerait que le succès ait crû de façon impressionnante. Voilà maintenant qu’il n’y a plus assez de places et que certains spectateurs sont refoulés. Il faut dire que les critiques sont unanimes. Porté au pinacle, le film de Ruffin et sa bande est souvent rapproché de ceux de Michael Moore, ces films “engagés” qui nous jettent à la figure une réalité que les médias principaux ne daignent plus couvrir.
« Un film d’action directe », a vanté le grand Frédéric Lordon, dans les colonnes du Monde diplomatique. « C’est un film d’un autre genre, difficilement identifiable, d’ailleurs, au regard des catégories cinématographiques actuelles », poursuit-il. Et avec lui, on est tenté de dire que Merci Patron ! dépasse tout ce à quoi on nous avait habitué. Tous ces Complément d’enquête, ces Cash Investigation, nous ont habitués à la dénonciation de problèmes. Jamais à trouver de solution. On a envie de dire que les pauvres se bornent malheureusement au journalisme. Ruffin va plus loin, tellement plus loin. Il crée sa propre classification : Ruffin fait du cinéma-réalité, sans pin-up déshabillées et jouvenceau bodybuildé. C’est forcément plus que du journalisme et c’est forcément plus que du cinéma. Puisque tout est vrai.
« C’est les minorités agissantes qui font tout », lâche un sbire de Bernard Arnault. Cette phrase résume à elle seule le pouvoir qui est en nos mains, ce pouvoir qu’on voudrait nous faire trois fois renier, qu’on nous a habitués à occulter lorsque les licenciements s’enchaînent, que les inégalités s’accroissent, que certains baignent dans l’opulence quand d’autres crèvent dans les rues. Merci Patron ! est un cri d’espoir pour tous les abandonnés de la croissance et du plein-emploi. Le film sera en salles dès le 24 février 2016. Courez-y ! Parce qu’à la fin, c’est sûr, et maintenant c’est prouvé, « c’est nous qu’on va gagner » !
Texte : Ludivine Bénard et Kevin “L’Impertinent” Victoire
François Ruffin : « L’humour passe mieux avec les images et le son »
Nous avons eu l’occasion de poser quelques questions à François Ruffin lors de la projection du 14 janvier à Lyon.Le Comptoir : Pourquoi avoir fait le choix de réaliser un film plutôt que d’écrire un livre ou une série d’articles ?
François Ruffin : Parce que je m’emmerdais dans la vie. Un journal, je sais le faire, je le fais régulièrement. Des livres, j’en ai écrit un bon paquet. J’ai également fait de la radio. J’avais donc besoin de changer de support et de retrouver ce que j’avais appris à la radio : le goût du jeu. Pouvoir donc interpréter un personnage, faire des blagues, etc. ce qui se ressent beaucoup moins à travers l’écrit. L’humour passe mieux avec les images et le son.
J’ai donc eu envie de revêtir un tee-shirt « I Love Bernard » et de voir ce que ça donnerait.
Est-ce également une manière de toucher et d’intéresser plus de monde ?
Il y avait effectivement une chance pour que ce soit plus populaire. J’ai toujours considéré que ce qui est populaire, aujourd’hui, c’est l’image. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut arrêter d’écrire car on peut exprimer des choses politiquement plus justes à travers l’écriture, plus recherchées. Mais pour toucher les gens dans leur ensemble, l’image est devenue essentielle.
Comment avez-vous financé le film ? Avez-vous obtenu des aides de l’État, du ministère de la Culture, des régions ?
Rien du tout. Au départ, c’était un petit projet personnel dont on ne savait pas jusqu’où il irait. Et puis, il a pris une ampleur parce que des choses insensées sont advenues au cours de l’histoire et que je n’avais pas du tout prévu. À ce moment-là, on savait que l’on tenait un film de cinéma. On a terminé la production avec les sous de Fakir, soit environ 40 000 euros pour rémunérer la preneuse de son, le cadreur et la monteuse. Je n’ai pas été payé jusqu’à maintenant mais, en toute franchise, j’espère l’être maintenant que le film sort.
On pensait obtenir une aide du CNC mais on n’a rien eu. Notre producteur était persuadé qu’on aurait dû toucher 80 000 euros, ce qui aurait fait une petite différence en améliorant la post-production (mixage, étalonnage) et en permettant de me rémunérer.
Des problèmes techniques à déplorer durant le tournage ?
Oui, mais ils n’étaient pas liés à notre manque d’argent. On avait une équipe de professionnels très compétents : Oliver Azam et Laure Guillot, des Mutins de Pangée, qui sont deux techniciens de qualité, Cécile Dubois, notre monteuse, etc.
Avec vous vous subi des pressions, des emmerdes ?
Bien sûr, mais c’est avec les emmerdes qu’on fait des films, elles sont, pour ainsi dire, intégrées au scénario. À titre d’exemple, j’étais suivi par des barbouzes : quand j’allais jouer à la pétanque au parc Saint-Pierre, il y avait deux mecs des RG qui me suivaient. Quand tu as un service spécial rien que pour toi, ça te donne un sentiment d’importance : on était devenu tellement “puissants” qu’ils [Bernard Arnault et consorts] avaient peur de nous. C’est bien normal qu’ils cherchent à assurer leur protection quand ils ont en face d’eux des adversaires aussi “gigantesques”.
Récemment, des salariés syndiqués de Goodyear ont été condamnés à de la prison ferme. Est-ce que ce scandale ne mériterait pas un film à lui tout seul ?
Le nombre de scandales dans ce monde qui mériteraient un film… Je ne pense pas que ce soit avec les scandales qu’on remobilise les gens cependant. Il faut trouver d’autres moyens car si on leur tend la liste de tout ce qui ne va pas, ils n’arriveront pas à repartir de l’avant. J’estime que mon film propose une solution pour leur redonner envie, via l’humour, l’ironie, les tours joués aux puissants, etc.
Un prochain projet de film ?
Non, je ne suis pas réalisateur. J’ai fait ce film presque par inadvertance. Foncièrement, je fais un journal et je maîtrise bien l’écrit (je peux me vanter d’écrire clairement, simplement et de façon accessible et ludique). Je vais donc revenir à mon activité habituelle même si, qui sait, à l’avenir, il pourra y avoir un autre film.
Nos Desserts :
- Nous avons déjà interviewé François Ruffin
- Aidez, lisez, soutenez Fakir !
- En 2007, les salariées d’Ecce ont quitté leur usine pour toujours
- Les 62 personnes les plus riches au monde possèdent autant que les 3,5 milliards les plus pauvres
- Sinon, pendant que Ruffin fait Merci Patron !, certains chiens de garde en profitent pour voir en Bernard Arnault le « talent de la semaine »
Catégories :Société
Cet article m’incite à aller voir ce film fissa.