Société

Arbitrage vidéo : fin des arbitres, début du foot transhumain

L’arbitrage vidéo dans le football semble de plus en plus inéluctable. Une part croissante des acteurs du monde du ballon rond le réclame chaque semaine. En janvier dernier, l’International Football Association Board – l’instance ayant le pouvoir de faire évoluer les règles du jeu – recommandait fortement l’usage de la vidéo dans l’arbitrage. Frédéric Thiriez, président de la Ligue de football professionnel, y allait de son couplet : « Enfin du concret ! C’est la fin de l’archaïsme. […] C’est le début d’une révolution ! » Face au chantage au Progrès, certaines voix s’élèvent et militent pour conserver un football humain. En effet, l’introduction de la technologie dans le football est une étape supplémentaire vers la robotisation du sport le plus populaire du monde. Accepter la vidéo, c’est ouvrir la boîte de Pandore et contribuer à soumettre l’homme à la machine.

Le sociologue Norbert Elias affirmait que le football est un « fait social total ». C’est-à-dire qu’il dépasse le cadre du sport pour devenir un miroir de la société. Ainsi, en moins d’un demi-siècle, le monde du ballon rond a suivi les évolutions de nos sociétés contemporaines. En effet, comme pour tous les pans de notre société, l’économie a progressivement envahi le monde du football pour devenir l’élément déterminant de toute décision sportive et transformer l’un des sports les plus populaires en simple marché à exploiter. L’apparition de la publicité sur les maillots dans les années 1960 ; l’explosion des droits de retransmission des matches autour des années 1990 ; l’arrêt Bosman en 1995 qui entraîna la multiplication des transferts et des commissions d’agents ; et, récemment, le développement des paris, ont fait du football l’un des marchés les plus dérégulés avec, aujourd’hui, un montant annuel généré de 400 milliards à l’échelle mondiale.

Les erreurs d’arbitrage : un enjeu économique

Ainsi, chaque match de football professionnel représente un enjeu économique de taille pouvant changer le destin d’une équipe. Si on y ajoute l’évolution même du football, dont le jeu est plus rapide qu’il y a cinquante ans, on comprend que l’arbitre soit devenu un acteur très surveillé, sur les épaules duquel repose énormément de pression et qui peut, parfois, être sujet à corruption. Une prétendue “erreur” de sa part peut potentiellement entraîner une perte de plusieurs millions d’euros pour un club : depuis les fautes oubliées dans la surface de réparation jusqu’aux hors-jeux sifflés à tort ou non. Pour empêcher toute injustice, les acteurs du monde du foot réclament corps et âme l’arbitrage vidéo. Cette technologie viendrait aider les arbitres à prendre les bonnes décisions. De l’acteur du milieu du football au simple amateur, une majorité valide cette idée comme une nécessité évidente. Pourtant, quelques voix se font entendre et nagent, tant bien que mal, à contre-courant.

« Le football doit rester humain, joué par des joueurs et arbitré par des hommes et non par des caméras de télévision. » Michel Platini

Le plus ardent opposant à la vidéo dans le football est Michel Platini. Il y a moins de deux ans, il affirmait : « Je n’en pense pas beaucoup de bien. Je suis contre la technologie dans le football. Je suis pour les arbitres, pour le football humain, pour que les joueurs jouent au football. On parlait des drones pour la surveillance de l’État. Un jour, il y aura peut-être trois drones. L’arbitre de touche sera remplacé par un drone. Où s’arrête la technologie ? Qu’est-ce qu’on fait ? Et puis il y a deux challenges. […] Le football doit rester humain, joué par des joueurs et arbitré par des hommes et non par des caméras de télévision. C’est ce que je pense et c’est le football que j’aime. Le football, ne l’oublions pas, est le sport le plus populaire au monde. Ça marche bien. Il y a peut-être des contradictions mais ça marche bien. »

platoche

L’humanité implique l’imperfection

Le premier argument de Platini repose sur le fait que l’humanité implique l’imperfection. Cette imperfection fait la beauté de l’humanité. C’est ce qui fait du football le sport qu’il est : celui qui figure le mieux l’humanité, avec ses bons et mauvais côtés, qui sommeille en chacun de nous. Les partisans de l’arbitrage vidéo sous-estiment cet aspect. Pire, ils considèrent l’arbitre comme une machine délivrant des jugements binaires. Ils qualifient “d’erreur d’arbitrage” la moindre décision qui ne leur paraît pas juste.

Pourtant, le rôle de l’arbitre est d’interpréter. Il émet une “appréciation d’arbitrage” selon l’endroit où il se situe. Il suffit qu’il soit situé deux mètres plus à droite pour modifier totalement son appréciation. Celle-ci est également déterminée par sa personnalité, sa psychologie et ses interactions avec les joueurs. Ainsi, deux arbitres positionnés au même endroit pourraient avoir deux appréciations différentes. Le déroulement du match et l’atmosphère qu’il dégage ont aussi leur importance. Par exemple, on a déjà vu un joueur simulant plusieurs fautes se voir refuser un penalty alors qu’il venait de subir un véritable “attentat”. L’arbitre a pu être influencé par les excès de ce joueur, ce qui a inconsciemment modifié sa perception.

footballLa question de l’appréciation est déterminante. Un téléspectateur ne voit d’un match que ce que le producteur lui montre. Il ne voit nécessairement pas le même match que l’arbitre plongé au cœur du jeu. Même la vidéo est sujette à interprétation. Deux téléspectateurs peuvent aisément diverger sur l’intention du défenseur qui commet une main dans la surface. Rappelons-nous ce penalty sifflé en faveur de la Norvège dans une confrontation contre le Brésil, en match de poule pendant la Coupe du Monde 1998. Les Marocains, dont l’équipe devait se qualifier en cas de non-victoire de la Norvège, avaient crié au scandale car les images invalidaient la décision de l’arbitre. Alors que les multiples prises de vue de la production prouvaient l’erreur de l’arbitre, une caméra privée démontrait l’inverse, quelques jours plus tard.

L’arbitre, comme le joueur, effectue des choix. Comme pour le joueur, il y en a des bons et des mauvais. Si le niveau des arbitres français est très moyen, il vaut alors mieux les former et améliorer leur niveau plutôt que de les remplacer par des caméras. Très peu d’entre eux sont choisis pour exercer lors des phases finales de Coupe du Monde ou dans les compétitions européennes. Ceci étant, les clubs de Ligue 1 sont encore moins bons que nos arbitres. D’ailleurs, les déclarations incendiaires des joueurs, entraîneurs et présidents de club à l’encontre des arbitres, justifiant ainsi l’arbitrage vidéo, sont souvent des cache-misère masquant à peine leurs faiblesses et manquements.

« Ce qui constitue l’essence d’un être humain, c’est de ne pas rechercher la perfection. » George Orwell

Le football est plus qu’un reflet de la société, il est un miroir de l’humanité. À l’image de cette dernière, il permet la diversité des points de vue, offre une multitude de choix et des styles de jeux différents, propres à chaque culture. Mais comme dans la vie, l’uniformisation de ce sport s’accélère. Les différences s’estompent au profit d’un code global maîtrisé par la technologie voulant rendre l’homme infaillible. Or, la recherche absolue de l’infaillibilité, à l’aide de la technologie, dénaturerait le football, le plongerait dans la froideur de la production du spectacle et surgèlerait nos émotions en analysant froidement la validité ou non de l’action.

La “main de Dieu” ou une erreur d’arbitrage mythique

Néanmoins, il existe des erreurs évidentes et sans équivoque qui, pour les partisans de l’arbitrage vidéo, pourraient être facilement corrigées. La plus grande “erreur évidente” de l’histoire du football reste la “main de Dieu” ! Au cours de la Coupe du Monde 1986 à Mexico, contre l’Angleterre, Diego Maradona inscrivit un but de la main. Pourtant, aux yeux d’une majorité de passionnés de football, cet acte ne relève pas de la tricherie. Instinctivement, beaucoup ont vu un geste plein de malice permettant aux petits de vaincre les gros. Pour Alain Ehrenberg, qui l’analysait en 1991 dans Le culte de la performance« quand Diego Maradona marque son premier but du poing contre l’Angleterre lors du Mondial 1986, ce n’est pas la tricherie qui l’emporte dans notre imagination, mais la ruse du héros populaire qui se débrouille contre le système de règles en vigueur comme l’homme du peuple doit se débrouiller pour survivre contre un système social fait pour les puissants. »

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“La main de Dieu”, lorsque Maradona vengeait une nation entière.

Ludovic Lestrelin, sociologue du sport, renchérit : « Enfant d’une famille pauvre, Maradona incarne un destin social exceptionnel, celui de l’homme venu de tout en bas devenu star planétaire du football, mais resté fidèle à ses origines populaires. En 1986, Maradona est riche mais il n’a pas la “culture du riche” : il reste un pauvre ayant gagné beaucoup d’argent. “Quand j’ai marqué de la main, j’ai eu l’impression de voler un portefeuille dans la poche d’un Anglais”, déclara-t-il un jour… En somme, le faible contre les puissants. D’autre part, la politique et les relations internationales entrent dans la grille de lecture de la rencontre, sorte de match retour de l’affrontement militaire de 1982. » À cela s’ajoutent les souvenirs de la Coupe du Monde 1966 – organisée et remportée par les Anglais – pendant laquelle Alf Ramsey, sélectionneur du pays hôte, empêcha ses joueurs d’échanger leur maillot avec les Argentins qu’il qualifia d’animaux.

À la lumière de toute cette riche histoire, la main de Maradona prend un tout autre sens. Le même geste effectué par Vata (l’attaquant du Benfica Lisbonne) face à l’Olympique de Marseille en finale de la Ligue des champions 1990, n’eut pas la même résonance. L’histoire du football est remplie de nombreuses anecdotes parfois injustes mais qui laissent une trace indélébile et lui donne une saveur irremplaçable. Ce sont ces clins d’œil de l’Histoire que l’arbitrage vidéo va tuer. Les filouteries, les roublardises, parfois même les saloperies, mais également la solidarité entre joueurs, l’égalité devant le ballon et les sacrifices pour le collectif, font partie de l’esprit originel du football. C’est cet esprit que la technologie va détruire, comme elle détruit chaque jour davantage le lien social (il n’y a qu’à voir des gens scotchés à leur smartphone dans une rame de métro pour le comprendre).

« Le processus de la mécanisation est lui-même devenu une machine, un monstrueux véhicule nickelé qui nous emporte à toute allure vers une destination encore mal connue, mais selon toute probabilité vers un monde capitonné à la Wells, vers le monde du cerveau dans le bocal. » George Orwell

L’ancien numéro 10 nous met en garde contre l’invasion de la technologie dans nos existences. Il n’est pas si loin d’Orwell qui, dans le douzième chapitre du Quai de Wigan, avertit : « Mais, il y a plus : la mécanisation du monde tend à se développer d’une manière en quelque sorte automatique, indépendamment de notre volonté. Ceci parce que, chez l’Occidental d’aujourd’hui, la faculté d’invention mécanique s’est trouvée constamment stimulée et encouragée au point de faire presque figure d’instinct second. […] Confiez à l’Occidental un quelconque travail à faire, et il entreprend aussitôt de concevoir une machine capable de le faire à sa place ; donnez-lui une machine, et il songe aussitôt au moyen de la perfectionner. »

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En effet, toute découverte entraîne de nouvelles recherches. L’iPhone 3 appelle l’iPhone 4 qui appelle le 5 etc. Les voitures font désormais des massages, des robots font la cuisine à notre place et le transhumanisme gagne chaque jour du terrain. La technologie emporte l’homme dans une spirale où découvrir est devenu un objectif en soi. L’arbitrage vidéo participe de la même dynamique. Même s’il se limitait à la surface de réparation, nous pouvons déjà présager d’un avenir où les joueurs seraient équipés d’une puce permettant de voir à travers leurs yeux et de déceler leurs intentions. Cette dynamique déshumanisante avance chaque jour davantage sous le prétexte de lutte contre l’injustice et sous couvert de toute puissance du techno-scientisme. Elle poursuit le projet du Progrès, dont le dogme affirme que demain sera mieux qu’hier et que toute nouveauté est nécessairement bonne.

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1 réponse »

  1. L’exemple du rugby est frappant, les arbitres passent des heures à décortiquer des actions (parfois bien avant l’essai) pour valider ou invalider la « pression de haut en bas du ballon sur le sol ».
    En 1999 contre les All blacks, Dominici entre seul dans l’en-but, il se jette au sol mais si l’on observe bien le ballon n’est jamais en contact avec le sol. Alors quoi ?
    Il faudrait réapprendre à se laisser aller.. Une superbe action mérite parfois un essai, même si il y a un orteil à l’arrivée qui vient empêcher l’essai. La professionnalisation et la technologie nous pousse vers toujours plus de vérité, cette obsession de toujours vouloir tout comprendre.. Mais ne se trompons nous pas d’objectif en faisant cela ?

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