Société

L’arrêt Bosman ou le triomphe du football bourgeois

Du nom d’un modeste joueur belge, l’arrêt Bosman existe depuis vingt ans. Cette jurisprudence européenne pose les fondements d’une domination de certains clubs de foot au niveau national et continental sur le seul critère financier, au nom de la libre concurrence, de la liberté de circulation. Un oligopole qui serait passé au crible de l’analyse de Karl Marx et Joseph Schumpeter en leur temps.

Putain, 20 ans ! Ce 15 décembre 2015 correspond au vingtième anniversaire de l’arrêt Bosman. Quèsaco ? Un peu d’histoire. Cette jurisprudence de la Cour de justice des communautés européennes, actuelle Cour de justice de l’Union européenne, fit suite au litige opposant le joueur de football belge Jean-Marc Bosman à son club, le FC Liège. Ce dernier refusait que Bosman parte jouer à Dunkerque gratuitement, alors que le contrat du joueur était terminé. À l’époque, il y avait encore des règlements liés aux quotas de joueurs issus de la Communauté européenne : les quotas empêchaient alors d’avoir plus d’un certain nombre d’étrangers dans les clubs. Le joueur porta l’affaire en justice et la Cour lui donna raison, considérant que l’Union des associations européennes de football (UEFA) devait revoir ses règlements sur les quotas liés à la nationalité, en vertu de l’article 39 du traité de Rome à propos de la liberté des travailleurs, et de son alinéa 2 :

« Elle implique l’abolition de toute discrimination, fondée sur la nationalité, entre les travailleurs des États membres, en ce qui concerne l’emploi, la rémunération et les autres conditions de travail. »

Et comme cette décision tomba durant la saison 1995-1996, il fallut attendre la saison 1996-1997 pour voir son application dans l’ensemble des pays de l’Union européenne d’alors, plus ceux qui rejoindront le bloc communautaire dans les années 2000.

Une concurrence faussée

Bosman

Jean-Marc Bosman, par So Foot

Cet arrêt Bosman, par la suite étendu à d’autres pays que ceux de l’Union européenne (Russie, Suisse, pays africains), constitue une étape décisive dans la libéralisation à outrance du football. Dans les années 1980, des hommes d’affaires s’intéressent de plus en plus au ballon rond, en raison de sa popularité, unique au monde, des revenus qu’il génère et de l’image de marque qu’il porte. C’est durant ces années que des entreprises extérieures au foot développent des partenariats avec les clubs, comme le Japonais Panasonic sur les maillots de l’Olympique de Marseille par exemple. C’était encore un temps où les clubs comptaient peu de joueurs étrangers dans leurs rangs, en raison des quotas de l’UEFA. Du coup, les niveaux des championnats étaient peu ou prou équivalents et, au niveau européen, la concurrence était alors rude. Y compris celle des clubs des pays de l’Est, comme le rappelle le journaliste sportif Didier Roustan dans une de ses vidéos.

Mais voilà, avec cet arrêt Bosman, au nom de la liberté de circulation des personnes, au nom de la concurrence “libre et non faussée”, on en est arrivé à une concurrence faussée, à la constitution d’un oligopole, d’un cartel ultra-dominateur de clubs issus de quatre pays (Allemagne, Espagne, Italie, Royaume-Uni). Depuis l’instauration de l’arrêt Bosman, au niveau de la Ligue des champions, seule l’édition 2003-2004 a échappé à un club de ces quatre nations : le FC Porto (Portugal) a remporté la coupe après une finale face à l’AS Monaco (France). L’exemple des victoires en Ligue des champions montre à quel point cette compétition est verrouillée. Ce sont souvent les mêmes clubs qui sont en mesure de la gagner, tandis que d’autres, issus de championnats autrefois plus puissants, sont sur une pente déclinante.

Vainqueurs de la Ligue des champions par pays
1977-1978 -> 1995-1996 1996-1997 -> 2014-2015
Royaume-Uni : Liverpool (3), Nottingham Forest (2), Aston Villa

Italie : Milan AC (3), Juventus Turin (2)

Pays-Bas : PSV Eindhoven, Ajax Amsterdam Allemagne : Hambourg SV

Roumanie : Steaua Bucarest

Portugal : FC Porto

Ex-Yougoslavie : Étoile Rouge Belgrade

Espagne : FC Barcelone

France : Olympique de Marseille

Espagne : Real Madrid (4), FC Barcelone (4)

Royaume-Uni: Manchester United (2), Liverpool, Chelsea

Allemagne : Borussia Dortmund, Bayern Munich (2)

Italie: Milan AC (2), Inter Milan

Portugal : FC Porto

Cette impression de rengaine permanente se retrouve également au niveau des championnats nationaux. La Premier league anglaise se joue depuis vingt ans entre quatre à cinq clubs (Manchester United, Manchester City, Arsenal, Chelsea, Liverpool). En Italie, la physionomie est semblable avec les deux clubs de Milan (Milan AC et Inter Milan), la Juventus Turin, l’AS Rome et Naples. En Espagne, hormis la récente montée en puissance de l’Atlético Madrid, le titre se joue traditionnellement entre le Real Madrid et le Barça. En Allemagne, c’est le Bayern Munich qui tient souvent seul le haut du pavé, sauf lorsque le Borussia Dortmund se réveille. Le championnat français, quant à lui, fut le plus concurrentiel durant les vingt dernières années car, hormis la période de domestication par l’Olympique lyonnais dans les années 2000, puis celle du Paris Saint-Germain aujourd’hui, les champions en titre changeaient souvent d’une année sur l’autre.

« L’argent va à l’argent. »

Quelles en sont les raisons ? L’une d’entre elles est liée à l’arrêt Bosman. Puisque les joueurs européens peuvent aller n’importe où, ils vont là où ça leur rapporte financièrement le plus, dans un calcul purement individuel et individualiste, sans avoir de garantie de temps de jeu. Le résultat, c’est une arrivée massive de joueurs considérés comme talentueux, et de plus en plus tôt, vers l’Angleterre puisque les clubs d’outre-Manche ont été les initiateurs de la libéralisation du football et, de fait, gardent une longueur d’avance aux niveaux financier et fiscal. Cette observation a été notamment établie par les économistes Camille Landais, Emmanuel Saez et Henrik Kleven, indiquant que plus le taux d’imposition était faible, plus la proportion de joueurs étrangers s’accroissait au fil du temps. Bien sûr, cela dévalorise les autres championnats, notamment en France. Depuis plusieurs années, les présidents des clubs français se plaignent d’avoir « trop de charges sociales », une fiscalité trop contraignante avec, en outre, un organisme de contrôle des comptes (Direction nationale du contrôle de gestion – DNCG) draconien, qui n’a pas d’équivalent dans les autres pays et que les pouvoirs publics suppriment des (rares) armes fiscales (droit à l’image collective), leur permettant d’attirer des joueurs étrangers ou de garder les meilleurs joueurs français.

Premier League

La Barclays Premier League, championnat le plus suivi du monde et symbole du foot business

L’autre élément, capital, dans cette concentration de trophées autour de quelques clubs, est leur rémunération par les droits télévisuels. Et là encore, Albion a frappé un grand coup puisqu’à partir de la saison 2016-2017 (jusqu’en 2018-2019), la télévision anglaise versera plus d’un milliard d’euros aux clubs de Premier league. Sans compter les dizaines de millions d’euros versés par les chaînes européennes, américaines ou encore asiatiques, comme l’indique le quotidien sportif l’Équipe, dans son édition du 26 novembre. Avec une telle manne financière, les observateurs avisés du ballon rond s’attendent à une future domination des clubs anglais sur les compétitions européennes durant cette prochaine période, de même que l’appel à l’exode des meilleurs joueurs des autres championnats sera amplifié. Enfin, il faut dire que si « l’argent va à l’argent » (Roustan), c’est qu’il est en des mains puissantes. Les clubs anglais sont possédés soit par des États-uniens (la famille Glazer à Manchester United, le consortium New England Sports Ventures à Liverpool, Stan Kroenke en partie à Arsenal), des Russes (Roman Abramovitch à Chelsea, Alicher Ousmanov en partie à Arsenal) ou des pays du Golfe (fonds d’investissement d’Abu Dhabi à Manchester City). Un modèle appelé à faire des petits en Europe, comme l’a démontré le PSG avec le fonds d’investissement du Qatar qui possède le club depuis 2011.

Néanmoins, dans cette rixe de nantis, l’endettement forme un os. Les clubs anglais et espagnols, considérés comme les plus riches au monde, selon le magazine Forbes, font généralement partie de ceux qui sont les plus endettés. Et cela s’élève sur plusieurs centaines de millions d’euros dans les pires cas. En tout cas, les banques soutiennent activement les clubs car elles y trouvent leur compte, mais ce jeu dangereux ne peut pas perdurer indéfiniment. En Espagne, la Ligue de football professionnel note une amélioration de la situation des clubs sur ce sujet, en particulier pour l’Atlético Madrid et le FC Valence.

Embourgeoisement du foot

©PHOTOPQR/VOIX DU NORD - Equipe de France VALBUENA et BENZEMA Photo Stéphane Mortagne La Voix du Nord (MaxPPP TagID: maxsportsworldtwo330036.jpg) [Photo via MaxPPP]

Valbuena et Benzema en équipe de France © Stéphane Mortagne, La Voix du Nord

L’une des conséquences les plus visibles de la spirale inflationniste de l’économie du football ces vingt dernières années est l’embourgeoisement de ce sport. Tout d’abord, du côté des joueurs. Sans compter les revenus publicitaires, ils font désormais partie des 1 % des revenus les plus importants. Mais comme ça arrive de plus en plus tôt et soudainement, des têtes peuvent tourner, à moins d’être bien entouré. Ce qui n’est pas une évidence tellement les footballeurs sont médiatisés et que tout dérapage leur sera reproché avec acharnement. L’histoire de la sextape de Mathieu Valbuena et du rôle qu’aurait (présomption d’innocence) Karim Benzema dans cette histoire le rappelle aujourd’hui.

Ensuite, c’est dans les stades que l’embourgeoisement est manifeste. À force d’être endettés, les clubs songent à devoir se mettre en raccord avec leur politique hyper-inflationniste, pour espérer équilibrer leurs comptes. Alors, les tickets et abonnements au stade sont revus à la hausse. À tel point que nombre de supporters prolétaires ne peuvent plus se permettre d’aller supporter leur club de cœur à domicile. D’aucuns diront que c’est parmi les milieux populaires que naquit le hooliganisme. Mais derrière ce motif sécuritaire, il y a une sanction sociale qui s’applique de facto. Ces derniers mois, plusieurs supporters parisiens ont affirmé qu’ils ne pourront plus aller au Parc des princes supporter le PSG, le tarif leur paraissant prohibitif.

Autre conséquence de la libéralisation du foot : un rapport différent entre les équipes nationales. Les sélections sont de plus en plus pointées du doigt par les clubs parce que ces derniers craignent que leurs meilleurs joueurs reviennent blessés de matches internationaux et qu’ils ne veulent pas payer les frais. En outre, la question des automatismes dans une sélection nationale se complexifie, avec des joueurs dont la probabilité d’être coéquipiers en club est décroissante. Mais on n’y prête guère attention quand le succès est là.

Lors de la victoire de l’équipe de France en 1998, treize des vingt-deux champions du monde jouaient en dehors du championnat de France. Enfin, la proportion de joueurs étrangers dans un championnat ne fait pas forcément le bonheur de l’équipe nationale du dit championnat. Encore une fois, l’Angleterre montre l’exemple puisque comme les meilleurs joueurs étrangers s’y rendent, ils ont souvent plus de probabilités de jouer que les meilleurs anglais, parfois en manque de temps de jeu. Ce qui n’est pas sans conséquence pour l’équipe d’Angleterre, qui collectionne les résultats en dents de scie (non-qualification à l’Euro 2008 ; huitièmes de finale à la Coupe du monde 2010 ; quarts de finale à l’Euro 2012 ; phase de poules à la Coupe du monde 2014).

Jonathan Baudoin

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