Il y a maintenant dix ans, des centaines de milliers de lycéens et étudiants se mobilisaient contre le contrat première embauche (CPE), contraignant le gouvernement de Dominique de Villepin à reculer. Ces jeunes ne se battaient que pour un objectif : obtenir des CDI à leur entrée dans la vie active. Aujourd’hui, l’écrasante majorité des ex-manifestants est entrée dans la vie active. CDD, intérims, jobs alimentaires, stages à répétition ou temps partiels est le lot de beaucoup, résignés face à cette situation. Aujourd’hui, la loi El Khomri – qui ferait passer le CPE pour une mauvaise plaisanterie – pourrait à nouveau réveiller la jeunesse, au point qu’une pétition a temporairement fait reculer le gouvernement. Notre société pourra-t-elle échapper à la précarisation massive ?
De quoi la précarité est-elle le nom ? Dans Construire l’autonomie – se réapproprier le travail, le commerce et la ruralité (L’Échappée, 2013), le collectif Offensive libertaire et sociale (OLS) écrit : « Du latin precarius, “obtenu par la prière” (Le Petit Robert), le mot précarité est étymologiquement lié à la notion de dépendance : en droit romain, est précaire ce qui n’est octroyé que grâce à une concession révocable à tout moment par celui qui l’a accordé. » Le précaire est celui dont l’existence sociale dépend de la grâce d’un patron. Il fait donc pleinement partie du prolétariat, qui regroupe pour Karl Marx l’ensemble de ceux qui dépendent du patronat (salariés et chômeurs). Surtout, il désigne son aboutissement logique.
« Par prolétaire, au sens économique, il faut entendre le travailleur salarié qui produit du capital et le met en valeur. » Karl Marx
Du paysan au prolétaire
« L’histoire du salariat est celle d’une dépossession de nos moyens d’existence », relève OLS. Celle-ci commence au XVIe siècle, avec l’enclosure (ou inclosure). Ce mouvement, qui se déroule par étapes, correspond à l’appropriation par les propriétaires d’espaces communs (“commons” ), qui sont d’usage collectif. Des enclos apparaissent autour des champs, qui jusqu’ici étaient ouverts, tandis que les domaines les plus vastes sont loués aux fermiers les plus fortunés. Cette dépossession des petits paysans s’amplifie au XVIIIe siècle et culmine au début du XIXe siècle, durant la première Révolution industrielle. Entre 1760 et 1840, l’État anglais encourage fortement le mouvement à coups de lois favorisant la clôture des champs, dont celle du General Enclosure Act (1801). L’enclosure – qui est évidemment imitée dans le reste de l’Europe de l’Ouest, en France, on parle traditionnellement de “renclôture” – est souvent analysée comme ayant permis le passage d’une agriculture peu productive à une agriculture intensive et pré-capitaliste. Mais la privatisation d’espaces collectifs a surtout eu pour effet de déstabiliser le tissu social européen à long terme. Des milliers de paysans, outre-Manche et sur le continent, ont été contraints de quitter leur campagne pour grossir les villes. Séparées de leurs communauté locale originelle, ayant perdu les bases matérielles et culturelles de leur autonomie, les masses déracinées et atomisées deviennent les esclaves modernes de l’industrie naissante. Le prolétariat est officiellement né.
Le mot proles signifie “enfant” en latin. Étymologiquement, le prolétaire est celui qui n’a que sa progéniture comme richesse. Le prolétariat constitue la classe inférieure de la civitas (ensemble des citoyens), celle dont les membres ne peuvent s’acheter aucune pièce d’armure et qui ne possèdent le droit de vote qu’en théorie. L’économiste suisse Jean de Sismondi – qualifié par Marx de chef de file du “socialisme petit-bourgeois” et considéré par Lénine comme un “socialiste romantique” – utilise dès 1819, dans ses Nouveaux principes d’économie politique, ou de la richesse dans ses rapports avec la population, le mot de “prolétaire” pour qualifier la situation des ouvriers soumis à l’“esclavage salarié”. Mais c’est bien évidemment Marx qui popularise par la suite le terme.
« Par prolétaire, au sens économique, il faut entendre le travailleur salarié qui produit du capital et le met en valeur », explique le philosophe et économiste allemand (Le Capital, 1867). Son camarade Engels complète : « Par bourgeoisie, on entend la classe des capitalistes modernes, qui possèdent les moyens de la production sociale et emploient du travail salarié ; par prolétariat, la classe des travailleurs salariés modernes qui, ne possédant pas en propre leurs moyens de production, sont réduits à vendre leur force de travail pour vivre » (note au Manifeste du Parti communiste, 1888). Aux travailleurs au sens strict s’ajoutent les chômeurs, qui constituent l’“armée de réserve de travailleurs”. Pour Marx, la présence d’un nombre conséquent de chômeurs permet de maintenir une certaine pression sur les travailleurs en poste : plus il existe de prolétaires sans emploi, plus ceux qui disposent d’un emploi seront dociles, d’où l’expression d’“armée de réserve”.
Malgré tout, au XIXe siècle, le prolétariat tente de conserver un brin d’autonomie. Le philosophe et historien des idées Patrick Marcolini explique ainsi : « Dans les pays qui ne furent touchés par la vague capitaliste qu’avec un temps de retard, en France par exemple, la première classe ouvrière essaya de résister à cette dépossession en maintenant envers et contre tout un lien direct à la terre, lui permettant de conserver une stabilité dans l’approvisionnement en nourriture, en cas de coup dur ou de conflit social. […] La petite propriété privée, sous sa forme de lot de terre à cultiver pour échapper au salariat et à la dépendance qu’il induisait vis-à-vis du patron, était un asile, une base de résistance pour les travailleurs – ce qui explique son importance dans le premier socialisme, celui de Proudhon notamment (qui visait non pas à abolir la propriété mais à la répartir entre tous les ouvriers pour éviter leur soumission aussi bien au patronat qu’à l’État). » La solidarité du mouvement ouvrier, notamment au sein de l’anarcho-syndicalisme de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, lui permet aussi de résister. Dans Le Temps des révoltes (L’Échappée, 2015), la sociologue Anne Steiner relève que « de 1905 à 1911, on compte entre 1 000 et 1 500 grèves par an, d’une durée moyenne de quinze jours, certaines se prolongeant au-delà. Sans l’existence d’une forte solidarité, la faim serait vite venue à bout de ces résistances ouvrières. » Mais l’affaiblissement du syndicalisme révolutionnaire[i] et les mutations du capitalisme modifient en profondeur la structure du prolétariat.
« La société de consommation a transformé les jeunes ; elle les a touchés dans ce qu’ils ont d’intime, elle leur a donné d’autres sentiments, d’autres façons de penser, de vivre, d’autres modèles culturels. » Pier Paolo Pasolini
Du capitalisme “solide” au capitalisme “liquide”
Le plan Marshall et le compromis fordo-keynésien de l’après-guerre assurent une croissance de la production inédite. Durant la période que les économistes appellent “Trente glorieuses” (1950 à 1973), les taux de croissance annuels en Europe de l’Ouest, aux États-Unis et au Japon fluctuent entre 3 % et 9 % (selon les Nations unies). Les fruits de cette croissance sont en partis redistribués aux travailleurs. L’écoulement d’un nombre de marchandises – ou de gadgets – toujours plus grand donne naissance à la “société de consommation”, qui modifie durablement les rapports sociaux[ii]. Une partie du prolétariat s’enrichit de manière inédite et finit par former la “classe moyenne”[iii] qui, bien que du côté des exploités, s’imagine former une classe sociale autonome au-dessus du prolétariat. Pire, peu à peu, même les plus pauvres commencent à s’identifier largement à cette “classe moyenne”[iv].
Pendant cette période, la mise en place de l’État social assure cependant un minimum de sécurité aux travailleurs, ce qui fait croire à certains que le prolétariat est une classe en voie de disparition. Mais à partir du milieu des années 1970, un retournement idéologique s’opère. Le keynésianisme perd du terrain dans les facs d’économie au profit du monétarisme. Ce courant ultra-libéral mené par Milton Friedman, Nobel 1976, prône une limitation de la quantité de monnaie en circulation. Les politiques ne tardent pas à s’y convertir. Les arrivées au pouvoir de Reagan (1981) et de Thatcher (1979) coïncident avec la libéralisation des capitaux à l’échelon international et la progression du libre-échange. Dans ce système capitaliste mondialisé, les travailleurs sont alors mis en concurrence les uns avec les autres, pendant que les firmes deviennent multinationales. L’État social traditionnel doit alors s’adapter et muter en État-marché. Le marxiste Robert Kurz explique : « Comme il ne peut pas, à la différence de l’économie d’entreprise, se disperser de façon transnationale, [l’État] perd ses fonctions de régulation les unes après les autres pour se transformer en simple exécutant de la gestion répressive de la crise » (Avis aux naufragés. Chroniques du capitalisme mondialisé en crise, Lignes, 2004). Le capitalisme “solide”, qui reposait sur des institutions laisse donc place à un capitalisme “liquide” – selon la formule du sociologue Zygmunt Bauman –, caractérisé par « la jetabilité, l’interchangeabilité et l’exclusion » (S’acheter une vie, Chambon, 2008).
« Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. » Karl Marx et Friedrich Engels
Extension du domaine de l’insécurité
Alors que la “société solide” s’organise autour d’institutions (comme l’État ou l’école) ou d’organisations communes (comme la famille), la “société liquide” ne connaît que l’individu intégré par son acte de consommation. Pour Bauman, dans la première, l’aliénation était cantonnée au travail, alors que dans la seconde, elle s’immisce dans tous les domaines de la vie. Tout y est jetable, de nos conjoints aux travailleurs. Les analyses de Marx et Engels dans Le manifeste du Parti communiste (1848) semblent plus que jamais d’actualité. Les Allemands y écrivaient notamment : « Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions et d’idées antiques et vénérables, se dissolvent ; ceux qui les remplacent vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés. »
Le précaire n’apparaît que comme l’aboutissement logique du capitalisme. En réalité, la “société solide” était « un monde où le “mode de production capitaliste” était bien loin de régner en maitre », comme le note Jean-Claude Michéa (L’enseignement de l’ignorance, Climats, 1999), car « subsistait un vaste ensemble de conditions écologiques, anthropologiques et morales, où, sans doute, le pire pouvait côtoyer le meilleur. » À côté de cela, l’importance des mouvements populaires avait permis de mettre en place des mécanismes atténuant le capitalisme. Or, ces derniers ont largement été vaincus et l’expansion du libéralisme a permis d’éradiquer toutes les anciennes institutions afin de déposséder totalement les travailleurs.
Certes, si l’écrasante majorité des emplois créés sont actuellement des contrats précaires, les travailleurs en CDI restent majoritaires (“seuls” 12,3 % des salariés seraient précaires aujourd’hui, soit 3,2 millions de personnes). Mais comme le montre l’Observatoire des inégalités, le taux de précarité a fortement progressé entre le milieu des années 1980 et la fin des années 1990. De plus, la revue Frustration a raison de souligner que « ces données ne prennent en compte que le salariat et ne montrent ni la précarité des indépendants et faux indépendants, ni les facilités de licenciement » (Qui veut la peau du code du travail ?). Si les travailleurs les moins qualifiés sont les premières victimes, le phénomène touche largement les jeunes. Des « intellos précaires », pour reprendre l’expression d’OLS, issus des classes moyennes éduquées, ont notamment vu le jour (« enseignant-e-s vacataires ou contractuel-le-s, journalistes pigistes, architectes pauvres, traducteurs-trices ou correcteurs-trices indépendant-e-s, auteur-e-s, chercheurs-euses en CDD »), si bien que “tous précaires” semble aujourd’hui notre horizon indépassable.
« Avant tout, la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs. Sa chute et la victoire du prolétariat sont également inévitables. » Karl Marx et Friedrich Engels
Il est ainsi difficile de donner tort à Clémentine Autain quand elle voit dans le précariat une mutation du prolétariat (Le retour au peuple : de la classe ouvrière au précariat, Stock, 2012). Elle a cependant tort quand elle pense que le premier s’est substitué à la classe ouvrière. En effet, celle-ci est encore majoritaire aujourd’hui (à condition d’y inclure la catégorie des employés, qui désigne en général les femmes des ouvriers et qui ont des conditions de vie très similaires) et occupe généralement un emploi stable. Il n’est probablement plus qu’une simple question de temps – qui peut être relativement long – pour que l’ensemble des travailleurs finissent par s’y soumettre. La prolétarisation de l’ensemble des classes non bourgeoises, entrevue par Marx et Engels, arriverait alors à son terme. Il reste à savoir si les Allemands avaient raison quand ils prophétisaient : « Avant tout, la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs. Sa chute et la victoire du prolétariat sont également inévitables. »
Nos Desserts :
- Pour se procurer Construire l’autonomie en librairie
- La CNT, que nous avons interviewée il y a peu, appelle à la grève générale contre le projet de loi El Khomri
- Dossier récent de la CNT sur la précarité
- Comprendre la loi El Khomri avec Cornélius Castoriadis
- Mobilisation contre la loi El Khomri sur Facebook
- Notre décryptage de la loi El Khomri
- Notre article sur l’idéologie du travail
- Le Comptoir vous explique la lutte de classes
Notes :
[i] En France, le ralliement de la CGT, organe principal de l’anarcho-syndicalisme, à l’Union sacrée lors de la Première Guerre mondiale affaiblit le mouvement. La mise sous-tutelle de l’organisation par le PCF dans les années 1920 marginalise définitivement l’anarcho-syndicalisme.
[ii] Pour Pier Paolo Pasolini, « la société de consommation a transformé les jeunes ; elle les a touchés dans ce qu’ils ont d’intime, elle leur a donné d’autres sentiments, d’autres façons de penser, de vivre, d’autres modèles culturels. » Voir Pier Paolo Pasolini, Écrits corsaires, 1976.
[iii] Pour Michel Clouscard, il s’agit de l’ensemble des « catégories sociales qui subissent à la fois la confiscation de la plus-value en tant que producteurs et l’injonction de consommation en tant que consommateurs. » Voir Michel Clouscard, Les Métamorphoses de la lutte des classes, Le Temps des Cerises, 1996.
[iv] Jacques Ellul relève : « Parce qu’il [le nouveau prolétariat] consomme beaucoup et ne peut pas se dire malheureux en comparaison avec les ouvriers du passé et les peuples du tiers monde. (…) Parce qu’il vit la croissance, le progrès, comme des fatalités toutes insaisissables, il ne prend pas davantage conscience que l’ensemble de ses conditions de vie le constitue en prolétariat. (…) On voit mal ce qui pourrait amener ces nouveaux prolétaires à s’unir. Ils sont remarquablement solitaires et n’ont aucune conscience de ce qui provoque fondamentalement leur malheur. » Voir Jacques Ellul, Changer de révolution. L’inéluctable prolétariat, Seuil, 1982.
Catégories :Politique