L’association Adrastia travaille sur le franchissement du “climax” de l’humanité. Face à cet inévitable déclin, Adrastia se propose d’apporter information et réflexion, tant d’un point de vue scientifique que social, sur les grands enjeux écologiques et économiques pour « anticiper au mieux la dégradation systémique de nos cadres de vie ». Nous nous sommes entretenus avec son président, Vincent Mignerot sur le mirage de l’éternelle croissance et l’effondrement à venir.
Le Comptoir : Au début de votre manifeste, vous dites : « Le “peak” de disponibilité de l’ensemble des ressources nécessaires à notre existence a été franchi ». Pouvez-vous rapidement présenter les arguments sous-tendant cette observation ?
Vincent Mignerot : Si l’humanité a évolué jusqu’au XVIIIe siècle en satisfaisant ses besoins par l’exploitation quasi exclusive de matières premières et de ressources énergétiques – animale, végétale, minérale, hydraulique et éolienne – disponibles à la surface de la Terre, le développement de l’exploitation du charbon et du pétrole nous a obligé à creuser le sol pour satisfaire nos besoins. Nous sommes passés d’une relation à l’environnement en 2D à une relation en 3D.
Or, la nécessité de creuser la terre pour en sortir des ressources est soumise à une contrainte physique que l’on peut résumer ainsi : plus on creuse, plus c’est difficile de creuser. L’extraction de tout ce qui permet le bon fonctionnement de nos économies, des hydrocarbures aux métaux, avance alors nécessairement vers un goulet d’étranglement : le coût pour continuer à trouver de l’énergie et des matières premières est chaque jour plus élevé, parce que les efforts à fournir sont chaque jour plus grands. C’est ce que les spécialistes appellent le Taux de Retour Énergétique (TRE ou EROEI pour Energy Returned On Energy Invested).
Par ailleurs, l’exploitation d’un gisement connait toujours deux périodes aux caractéristiques bien différentes : une première lors de laquelle le volume extrait augmente chaque jour puis, après un “pic” (le pic de Hubbert), une deuxième période durant laquelle le volume baisse continuellement.
Nous vivons aujourd’hui la rencontre de deux facteurs limitants dans notre exploitation de l’environnement en 3D : d’une part le TRE qui ne peut que baisser et d’autre part le franchissement de nombreux pics, en particulier pour tous les pétroles conventionnels – dont le pic a eu lieu en 2006 –, qui sont à la base de la performance économique de nos sociétés. C’est sur ces modèles largement utilisés désormais et surtout sur les mesures qui les confirment que nous nous appuyons pour dire que le “peak” de disponibilité de l’ensemble des ressources nécessaires à notre existence a été franchi.
« La physique nous apprend que l’énergie est une unité de mesure de la possibilité de transformation d’un système. »
Sommes-nous déjà entrés dans le processus de déclin et à quels changements majeurs pouvons-nous nous attendre ?
Le contexte de crises récurrentes que les économistes et les politiques essaient de comprendre et pallier a peut-être une cause initiale unique : la restriction du champ des possibles par la restriction progressive de la qualité de l’approvisionnement en énergie de nos sociétés. La physique nous apprend que l’énergie est une unité de mesure de la possibilité de transformation d’un système (elle est le seul référentiel fixe : la possibilité de transformation d’un système est liée à la qualité de cette énergie et aussi, bien sûr, à sa quantité). Selon les travaux des économistes et ingénieurs hétérodoxes auxquels nous nous référons – en particulier ceux de Gaël Giraud et Jean-Marc Jancovici –, nos sociétés génèrent leur richesse, au départ, à partir de la transformation de ressources. L’énergie n’apparaissant pas ex nihilo, nous l’avons vu, après une succession de crises ne peut advenir qu’un déclin global qui suivra la déplétion des approvisionnements en pétrole, en charbon et en gaz. Il est désormais admis par de très nombreux analystes que le pic des pétroles conventionnels a été en grande partie responsable de la crise économique de 2008. Les autres types de pétrole (pétrole de schiste notamment) passent leur pic au cours des années que nous vivons.
Mais cette cause initiale est désormais aggravée par des externalités nouvelles, elles aussi symptomatiques d’une phase de pré-effondrement d’une société. Le déficit d’apport énergétique se voit aggravé par la complexité même de l’organisation de la société (le flux d’énergie qui traverse un système est proportionnel à ses besoins pour maintenir sa complexité : un objet simple demande moins d’être entretenu et réparé qu’un objet sophistiqué), mais aussi par la pollution que cette société génère.

Image issue du diaporama The great acceleration
Selon les climatologues du GIEC, nos émissions de gaz à effet de serre (GES) vont engendrer un réchauffement global de 3 à 4 degrés d’ici à la fin du siècle, ce qui signifie 6 à 8 degrés en moyenne au-dessus des continents (les terres réémettent plus d’infrarouge que les océans). Très peu de nos terres cultivables supporteront un tel réchauffement. Nous avons déjà atteint un premier degré de réchauffement moyen, ce qui vaut pour plus de 2 degrés sur les terres. Il faut penser aux pics de chaleur d’aujourd’hui et leur ajouter 5 à 7 degrés pour imaginer ce que pourront les subir les végétaux… et nos enfants.
Le processus de réchauffement est engagé et irréversible, même si nous arrêtions toute émission aujourd’hui. La seule inertie climatique (le temps que met l’atmosphère à se réchauffer suite à un ajout de GES) nous projette au-delà des 1,5 degrés très probablement avant 2050. Les efforts que nous pourrons faire n’empêcheront pas le réchauffement d’avoir des effets très importants sur la biosphère. Le GIEC et l’ONU annoncent eux-mêmes – mais l’information n’a pas été beaucoup reprise – que des conséquences graves et irréversibles sont inévitables non pas à partir de 2 °C, mais seulement 1,5 °C.
Je sais bien qu’il y a un risque à paraître trop alarmiste. Mais je pense vraiment, en appui sur la littérature scientifique, que nous sommes à la veille d’un changement très rapide et incontrôlable. Pollution, climat… tous les problèmes auxquels nous allons être confrontés sont d’ampleur géophysique, très au-delà de la portée de notre bonne volonté. Alors même que nous ne sommes qu’au début de la manifestation de ces problèmes, aujourd’hui le rythme d’extinction des espèces vivantes est au minimal égal, sinon 10 à 100 fois supérieur aux pires périodes d’extinction qui ont vu disparaître jusqu’à 90% des espèces. Nous sommes une espèce parmi d’autres.
« Toutes les énergies renouvelables dépendent de ressources enfouies (argent, cuivre, terres rares, etc.) qui sont présentes en quantités limitées dans le sol. »
Votre analyse porte sur les énergies carbonées. Selon vous, les énergies renouvelables ou les nouvelles technologies ne présentent aucune alternative viable de développement durable ?
Le raisonnement que je propose sur l’extraction des ressources tient aussi pour notre capacité à mettre en œuvre des modes de production d’énergie alternatifs (énergies renouvelables, dites aussi ENR). Toutes les ENR dépendent de ressources enfouies (argent, cuivre, terres rares, etc.) qui sont de surcroît, évidemment, présentes en quantités limitées dans le sol. Elles ne bénéficient par ailleurs que d’un TRE assez bas, incompatible avec les exigences de nos sociétés très énergivores. Ces technologies ne seront pas pérennes et, bien sûr, elles ne “protègent” en rien l’environnement, elles ajoutent leur part de détérioration. À ce jour, il n’a été observé aucune substitution des hydrocarbures par les ENR, celles-ci viennent s’ajouter au mix énergétique total, ne réduisant en rien les émissions de CO2.
Lors de la COP21, une exposition au Grand Palais, intitulée « Solutions COP21 » proposait un des slogans suivants : « Les énergies renouvelables sont des énergies primaires infinies ». Ce slogan est une aberration scientifique. Adrastia dénonce activement la novlangue censée nous faire croire que l’innovation sauvera la planète. Il y aura de l’innovation, nous en aurons besoin, mais nous devons l’envisager comme étant toujours impactante pour l’environnement. C’est un point méthodologique essentiel, sans cette rigueur nous ferons des choix totalement contre-productifs et nous tomberons de plus haut. La transition écologique par exemple, telle qu’elle est engagée aujourd’hui, nous endette beaucoup plus qu’elle ne satisfait nos besoins, tout en participant activement à un extractivisme outrancier et en ne réduisant pas les émissions de CO2 au niveau mondial.
L’objectivité scientifique à laquelle tend votre association sur la question des ressources est-elle à rapprocher avec l’analyse de Malthus ? Êtes-vous favorable à un contrôle des naissances ?
La question démographique est peut-être une aporie : la seule méthode pour réduire la natalité qui ne soit pas coercitive, qui reste morale et qui n’engendre pas d’effet rebond (une augmentation de la natalité après une restriction) semble être l’augmentation du niveau de vie et d’éducation. Mais augmenter le niveau de vie revient à augmenter l’impact écologique…
Il faut aussi entendre que les échéances écologiques sont proches, de l’ordre d’une génération. Aucune politique antinataliste ne saurait obtenir assez de résultat pour amoindrir à temps les effets de notre démographie sur l’environnement. Je vais être clair : les modèles auxquels nous nous référons envisagent une réduction de la population après un maximum dans le courant des années 2040. Il s’agit notamment du scénario « Business as Usual » proposé par le rapport Meadows de 1972, actualisé en 1993 et 2004 et incroyablement proche de la réalité, comme l’a montré Graham Turner en 2008. La régulation pourra être écologique, par la faim et la maladie.

Image modifiée, publiée à l’origine dans Limits to Growth: The 30-Year Update, dont la première version est connue sous le nom de rapport Meadows, commandé par le Club de Rome en 1970
Le fatalisme, propre à l’observation scientifique de ce déclin, n’est-il pas démobilisateur ? Après tout, si tout est déjà perdu, pourquoi freiner, ralentir ? Cela ne donne-t-il pas un blanc-seing aux mauvais comportements ?
Le temps est au bilan : alors que de nombreux points de non-retour sont passés ou en passe de l’être (climat, déplétion des ressources), sur le plan de l’anticipation écologique, rien n’a marché. Et ce n’est pas faute d’avoir été informés : les propriétés générales de l’énergie sont connues depuis 1824 grâce à Sadi Carnot, la finitude des ressources n’a pas besoin d’un long argumentaire pour être comprise et les effets des émissions de CO2 sur l’atmosphère ont été théorisés au cours du 19e siècle par Fourier et Arrhenius. Les modèles du 20e n’ont fait que prolonger et préciser ces théories.
L’angélisme, le positivisme écologique est tout sauf efficace. Il n’y a aucune observation, à l’échelle planétaire et malgré les plus motivés d’entre nous, d’une réduction de l’impact anthropique sur la planète en dehors des crises économiques, qui surviennent contre notre gré.
Il n’est pas sûr, finalement, que nous soyons capables de ralentir volontairement ! C’est un postulat auquel on peut croire, mais puisqu’il n’a jamais été observé à l’échelle de la planète, seule échelle qui nous intéresse, nous devons poser l’hypothèse qu’une décroissance intentionnelle collective puisse ne jamais advenir. Indépendamment de mon investissement dans l’association Adrastia, je travaille depuis de nombreuses années à essayer de comprendre comment l’humanité dans son ensemble est capable d’avancer droit vers le risque de sa propre autodestruction sans parvenir à faire dévier sa route. Nous devons réfléchir à une “théorie écologique de l’esprit”. Il n’a peut-être jamais été prévu par l’évolution que nous soyons libres au-delà de l’illusion que nous avons de notre liberté, et nous sommes sûrement, comme toute espèce vivante, condamnés à disparaître une fois consommées toutes les ressources dont nous dépendons.
« Comment l’humanité dans son ensemble est-elle capable d’avancer droit vers le risque de sa propre autodestruction sans parvenir à faire dévier sa route ? »
Il existerait plusieurs externalités régulatrices que nous omettons de considérer lorsque nous proposons des “solutions” pour “sauver la planète”. La première est l’effet rebond. Jevons se demandait en 1865 pourquoi l’amélioration du rendement des machines à vapeur ne faisait pas baisser la consommation de charbon. Simplement, semble-t-il, parce que nous avons profité de cette amélioration des rendements pour construire plus, beaucoup plus de machines à vapeur ! À mesure que les améliorations technologiques augmentent l’efficacité avec laquelle une ressource est employée, la consommation totale de cette ressource peut en effet augmenter au lieu de diminuer. Le postulat de Khazzoom-Brookes vient éclairer un autre versant de l’effet rebond. Lorsque nous faisons une économie dans un domaine, par exemple lorsque notre consommation électrique baisse parce que nous utilisons des ampoules de nouvelle génération, nous profitons de cette économie sur notre facture pour consommer… autre chose, qui pollue forcément, à sa façon. Globalement, la diffusion d’ampoules basse consommation, comme n’importe quel autre produit dit écologique, que ce soit un véhicule “propre” ou un panneau solaire, n’a pas réduit l’impact humain sur la planète. Nous avons simplement modifié notre consommation, en la conservant maximale.
Une autre externalité régulatrice, que nous connaissons bien, mais que nous ne voulons pas regarder en face, est la compétition. Nous aimerions tous que nos pays réduisent leur consommation d’énergie fossile. Mais si nous admettons que l’énergie est bien à la base du bon fonctionnement de nos sociétés et de leur performance économique, aucun pays ne prendra le risque de réduire sa consommation avant les autres, car cela impactera son PIB et le mettra en péril sur le plan économique. Les citoyens s’en plaindront d’ailleurs immédiatement. La substitution des hydrocarbures par les ENR tient probablement de la mystification scientifique et politique et le verrouillage du fonctionnement de nos sociétés sur la consommation maximale d’énergie en fonction de l’énergie disponible, d’où qu’elle provienne, est peut-être irréductible, nous menant droit à la catastrophe.
Si la pollution et les émissions de CO2 sont intrinsèquement liées à la consommation énergétique globale et au PIB de nos pays (équation de Kaya), lequel d’entre nous serait prêt à réduire volontairement, drastiquement et définitivement son salaire pour impacter moins l’environnement, sans garantie que tout le monde le fasse autour de lui ?
Dans votre manifeste, vous sous-entendez que le plus humble citoyen comme le plus grand dirigeant ne sont pas plus responsables l’un que l’autre de ce déclin et qu’ils en seront tous les deux victimes. Pourquoi dépolitiser la question ?
Adrastia fait tout sauf dépolitiser la question, elle rappelle justement que le politique n’est pas nécessairement l’opposition partisane caricaturale, ce que nos sociétés ont oublié au profit de modèles démocratiques dans lesquels personne n’assume plus la responsabilité de rien. C’est toujours la faute d’un autre. Le risque d’effondrement n’est ni de gauche, ni de droite, il va toucher tout le monde, avec force inégalités bien sûr, mais des inégalités qui se réduiront progressivement en suivant la déplétion énergétiques, la pollution et le réchauffement climatique qui impacteront au final le confort de tous.
Les modèles politiques clivés appartiennent peut-être déjà au passé et la continuation du rejet sur un autre d’une responsabilité que nous partageons tous ne peut mener qu’à la rancœur et au conflit stérile, puisqu’en période de manque global et augmentant chaque jour, il n’y a plus rien à gagner.
C’est peut-être la partie la plus difficile à comprendre à la veille de ce que l’humanité n’a connu jusque-là que ponctuellement et localement : un effondrement. Lors d’une période où tout s’accélère vers le bas, dans la négativité, ajouter de la stigmatisation, de la violence, ne pas assumer ses propres erreurs et considérer l’autre comme seul bouc émissaire de fautes collectives ne peut que créer des situations à risques (économique, militaire, civil), ces risques venant s’ajouter aux risques intrinsèquement liés à l’effondrement. Nos sociétés tenteront, comme nous le constatons déjà, de mettre en œuvre ces réflexes ancestraux de repli communautariste ou nationaliste caricaturaux. Mais il se peut que la situation ne s’embrase pas, car quand tout le monde manque d’énergie, personne ne prend le risque de à se battre.
« Ce serait une consolation pour notre faiblesse et nos œuvres si toutes choses devaient périr aussi lentement qu’elles adviennent ; mais il est ainsi, la richesse est lente, et le chemin de la ruine est rapide. » Sénèque, Lettres à Lucilius
Dans tous les cas, et parce qu’il faut rester prudent, Adrastia se tient à distance de la politique partisane et fait de la pédagogie sur le contexte de déclin généralisé afin de minimiser un effet de surprise justement capable de générer des crispations soudaines et des violences ponctuelles mais marquantes. Le contexte de guerre et de terrorisme dans certains pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, au regard d’une problématique locale énergétique et climatique singulière (pics pétroliers successifs et sécheresses), fait partie des points à analyser avec la plus grande attention.
Afin de nous prémunir de la recrudescence des populismes et de leur arrivée au pouvoir il faut absolument que les partis républicains cessent de faire des promesses économiques qu’ils ne peuvent pas tenir (développement durable, transition énergétique) et qu’ils s’approprient rationnellement ce que signifie un déclin économique pour cause de fin des ressources. S’ils ne le font pas, en effet, ce qu’ils refusent de voir sera récupéré par les obscurantistes qui auront tous les arguments pour justifier leur politique du pire, de la peur et, surtout, de la lâcheté.
D’ailleurs, ne serait-il pas utile de juger la politique de profit à court-terme menée par les décideurs du XXe siècle ?
Si nous souhaitons sincèrement ne plus nous cacher derrière notre petit doigt, nous devons assumer que nous avons fait collectivement des choix consuméristes qui avançaient tous vers les risques écologiques que nous avons décrits.
Une seule phrase résume la problématique : « Tous les plaisirs, tous les avantages de l’humanité sont toujours pris à quelqu’un et à quelque chose, dans l’espace et dans le temps. » Lorsqu’un patron cherche à s’enrichir, parfois de façon outrancière je ne le nierais pas, il doit malgré tout absolument conserver la bonne cohésion de son entreprise et redistribuer une part de cette richesse qui garantisse à la fois les bonnes performances de la production (investissement) et la satisfaction des salariés dont les revenus participent à la création du marché de cette même entreprise. Je ne crois pas en la déconnexion totale de l’enrichissement, même extrême, des privilégiés, du niveau de vie des peuples. Cette déconnexion entre les avantages obtenus par la majorité de la population et la richesse, parfois dénuée de sens, des plus puissants pourrait n’être due qu’à une analyse lacunaire de ce qui rend possible cet enrichissement.
Les peuples des pays les plus privilégiés se sont aussi beaucoup enrichis au cours des dernières décennies. Lorsqu’un syndicat de travailleurs a défendu les intérêts des salariés d’une entreprise x, par exemple pour réduire le temps de travail ou augmenter les salaires, il a demandé implicitement à ce que d’autres travailleurs que ceux qu’il défendait fassent la part de travail qu’ils ne voulaient pas. Pour satisfaire cette demande – dont je ne discute pas la légitimité – sans impacter les rendements de l’entreprise, ce qui aurait aussi impacté les salariés, le patron, quel qu’il soit, doit mettre en œuvre une stratégie qui lui permette de trouver ailleurs des moyens de générer de la valeur travail qu’il ne trouve plus au sein de son entreprise. Le processus de délocalisation vers des pays où le travail est moins cher est aussi une demande des salariés, mais dont la responsabilité dans ce processus se trouve distribuée et diluée entre les différents acteurs en jeu.
« Les peuples très privilégiés redécouvrent que la richesse est toujours prise à quelqu’un. »
Dans nos sociétés occidentales, ce travail commun d’enrichissement des peuples et des élites s’est fait dans un bon équilibrage interne pendant la période de croissance (qui pourrait nier la quantité d’avantages acquis et redistribués jusqu’à aujourd’hui dans nos sociétés très riches ?) mais dans une exploitation toujours plus grande, absurde et aveugle des ressources extérieures, qu’elles soient humaines ou naturelles.
En période de crise économique prolongée, telle que nous la vivons actuellement, la frontière entre les exploités et les exploitants remonte naturellement, parce que les moyens de générer de la richesse et de la redistribuer se réduisent. Les peuples très privilégiés comme les nôtres redécouvrent alors que la richesse est toujours prise à quelqu’un, puisque c’est à eux qu’on la prend de nouveau, parfois sans ménagement. Mais cela ne disculpe personne de ces pays riches, ni les classes moyennes, ni les classes privilégiées, d’avoir jusque-là imposé au reste du monde leur propre avidité.
Que pensez-vous de l’idée, notamment popularisée par Derrick Jensen, selon laquelle le comportement “écoresponsable” individuel est inutile, promouvant plutôt une prise de conscience politique ?
Je rejoins Derrick Jensen sur un point : les changements de comportement à la marge n’ont aucune efficacité, ils sont soit cosmétiques soit contrebalancés par l’effet rebond (on fait des efforts d’un côté pour mieux profiter par ailleurs, en toute bonne conscience).
Mais Derrick Jensen part d’un postulat curieux : la vie des peuples (leur niveau de vie, leur production de déchets, leur consommation d’eau) serait selon lui déconnectée du monde industriel et il serait possible que les citoyens, au lieu de changer d’abord leur comportement, fassent tomber intentionnellement et de façon vindicative l’industrie et le monde capitaliste, ce qui sauverait l’environnement. Il considère que les citoyens sont dépossédés de tout pouvoir et qu’ils ne sont pas responsables de leur propre impact environnemental. Je crains que dans la réalité il n’y ait pas de séparation entre nos niveaux de vie, en particulier pour nous, en France, qui faisons partie des plus riches et le modèle économique, industriel dans lequel nous vivons.
Sur le plan de la protection de l’environnement, il serait équivalent de réduire volontairement son niveau de vie, puisque le système industriel serait dépossédé de ses clients et s’effondrerait de lui-même, ou de détruire intentionnellement ce système par la force, ce qui réduirait le niveau de vie de chacun puisque la société n’aurait plus les moyens de produire et distribuer autant de richesse. Entre faire tomber le capitalisme par la force ou promouvoir que les citoyens choisissent spontanément de réduire leur salaire, des deux options peut-être aucune ne sauvera le monde, mais il y en a une qui n’appelle pas initialement à la violence.
Plutôt que d’expliquer que nous devons collectivement faire des efforts au-delà du greenwashing et que cet effort collectif pourrait effectivement changer les choses, Derrick Jensen promeut d’abord l’option belliqueuse et aigrie de l’aventure humaine, sous couvert d’une mission écologique censée éviter la destruction par une autre forme de destruction. Le discours de Jensen est très proche, sinon identique à la rhétorique de nos gouvernements qui légitiment les guerres par la perspective d’obtenir un jour la paix. Évidemment, la paix n’arrive jamais car les ennemis que nous nous désignons se défendent. Lorsque Jensen attaquera le monde industriel et que la part de citoyens du monde qui en dépendent ne voudront pas du tout le voir tomber (pour leur salaire), nous aurons plus de conflit, plus de guerre et pas moins de dégâts écologiques.
Mais l’approche de Jensen a un avantage majeur : elle est commode pour légitimer la procrastination, voire le statu quo. Qui parviendrait à initier un authentique mouvement collectif et global de décroissance qui ferait vraiment tomber le système capitaliste par manque de clients ? Derrick Jensen a compris qu’il n’était pas à la hauteur de ce projet et préfère projeter sa frustration sur un “système” qu’il désigne comme intrinsèquement malveillant, dans l’occultation voire le mépris des relations complexes et bidirectionnelles qui existent entre les peuples et ce système. La problématique écologique ne peut souffrir d’analyses simplistes et clivées. Si la question était simple, les réponses seraient simples. Il faut entendre que pour beaucoup, beaucoup d’humains, il est inacceptable de perdre les avantages matériels que la destruction de l’environnement permet d’obtenir… qu’allons-nous faire ? La guerre à ces humains ?
Un dernier point : l’idée qu’une humanité naturellement bonne et protectrice de la nature puisse exister un jour – comme Deep Green Resistance, fondée par Jensen, l’espère – et, en particulier en période de stress adaptatif (fin des ressources, climat), est hautement spéculative. Il paraît très imprudent de parier sur son arrivée demain, alors même qu’il n’a pas été montré par l’anthropologie qu’une humanité qui n’ait aucun impact sur l’environnement ait jamais existé.
Que pensez-vous alors de la décroissance telle qu’elle est exprimée par Serge Latouche ?
La décroissance vit actuellement un paradoxe intéressant : elle est en pleine croissance ! Ce qui l’amène à se poser beaucoup de questions sur son histoire et sur ses modèles. Car si la décroissance a le vent en poupe ça n’est pas tellement parce que le modèle de société qu’elle promeut est enfin envisagé par les citoyens comme une perspective économique et morale nécessaire… mais parce que nous sommes à la veille d’une décroissance forcée et qu’il faut bien se raccrocher à quelque chose pour comprendre ce qui se passe.
Il faut sans aucun doute s’adresser aux “décroissants” pour leur expertise sur un monde plus frugal, plus sobre, mais la décroissance que nous allons vivre arrivera trop tard pour éviter des problèmes environnementaux majeurs et elle ne correspondra pas à ce qui aura été envisagé, elle ne sera pas celle que nous aurons choisie.
Face à ce constat accablant, que propose l’association Adrastia ?
Quiconque pense avoir des solutions pour l’avenir présuppose deux choses : qu’il connaît les lois du monde, et qu’il les maîtrise. Adrastia s’interdit de telles présomptions. Nous ne souhaitons donc pas procéder comme il est trop souvent coutume : affirmer que telle ou telle option est la bonne et que toutes les autres sont à proscrire. De fait, le monde est protéiforme et complexe, cela ne changera pas avec l’effondrement. Je le rappelle, aucune des “solutions” proposées jusqu’à aujourd’hui n’a fonctionné, et nous sommes à la veille d’un basculement écologique inédit à l’échelle de la planète.
Le premier travail de l’association est informatif et pédagogique, basé sur ce qui est connu et vérifiable. Notre culture consumériste et naïve sur les contraintes physiques est tellement éloignée des risques de rupture systémique et de leurs effets que cette partie du travail est déjà considérable. Nous espérons un effet de seuil, une “prise de conscience” collective (que nous pourrions nommer “singularité écologique”) à partir de laquelle les aménagements concrets pour amortir le choc pourront être investis à grande échelle : réforme des modèles agricoles, économie de proximité, adaptation des modèles de santé, peut-être réforme de la monnaie, etc.
« Il nous faut ensemble “construire un déclin”. »
Notre association est jeune encore mais nous mettons aussi en place, progressivement, les outils théoriques et pratiques nécessaires pour rendre nos sociétés les plus adaptables et plastiques possible (plastique au sens de “transformable”, a contrario de résilient, car la résilience implique un retour à l’état initial après le choc, ce qui n’arrivera pas). Il nous faut ensemble “construire un déclin”, mettre en œuvre des aménagements indispensables afin de minimiser les risques d’emballements systémiques, lorsque les problèmes se renforcent les uns les autres sans jamais se résoudre.
Adrastia est moins une association qu’un état d’esprit : vivre en étant conscient des risques, sans se défausser sur les autres d’une responsabilité que nous partageons tous, entendre les questions de son prochain qui ne comprend pas l’aveuglement passé, ne pas lui mentir sur son avenir, travailler avec lui pour minimiser les risques, minimiser la violence, minimiser les peines. En gardant en permanence en tête que nous allons nous confronter à des forces qui dépassent de très loin notre orgueil et que rien ne se déroulera comme prévu. Nous confronter à nous-mêmes et à nos limites ? Il n’y a pas de plus grand défi.
Nos Desserts :
- Site de l’association et son Facebook, Twitter
- « L’effet Sénèque : pourquoi le déclin est plus rapide que la croissance », l’interview d’Ugo Bardi, membre du Club de Rome
- Pour approfondir le sujet des énergies renouvelables, la catégorie « Faux espoirs » du site de l’association est une mine de références scientifiques et on peut aussi se référer à l’article de Philippe Gauthier, « Leçons de la transition énergétique en Allemagne »
- « Pour une société de décroissance » article de Serge Latouche dans Le Monde diplomatique
- Nous avions interviewé le même Serge Latouche qui nous expliquait pourquoi la croissance est morte dans les années 70
- Le court-métrage de Derrick Jensen Forget Shorter Showers sous-titré en français
Catégories :Société
Passionnant mais vertigineux et
finalement assez désespérant !…Serait-il caricatural de trouver dans ces réflexions la même conclusion, pour la collectivité humaine, que le droit au suicide digne pour l’individu ??…
Merci pour ce texte clair et fort intéressant. Petit détail: Le terme de résilience, telle qu’utilisé à propos de contextes sociétaux (par opposition, peut-être à celui contexte des sciences « dures ») n’est pas, à ma connaissance, compris comme la faculté de « retour à l’état initial après le choc », mais de reprise de la vie, sous des formes et dans des conditions souvent nouvelles du fait même de ce choc et de ses conséquences. Ce qui implique… adaptabilité et plasticité.
Votre analyse est juste sur le plan des conséquences exponentielle de la production et de la consommation. Mais, vous oubliez le rôle important de « la propriété privée » qui est l’outil pour justifier le
pillage sur d’autres « propriétés » à d’autre peuple. La Valeur de la propriété privée des moyens de production est calculée par l’intermédiaire de rentabilité des Capitaux. Lorsque les actionnaires des multinationales demandent 12% de rentabilité chaque année alors au bout de 40 ans il ne reste pas grand chose de la planète pur qu’elle soit viable pour les être humains. D’autre part, le rôle de la monnaie n’est pas neutre et son contrôle politique par les citoyens ou les actionnaires des multinationales est très différentes. Enfin, il y a des chartes de la Havane 1948 et d’Alger 1967 qui pouvaient être un cadre institutionnel lequel respecter la gestion des ressources pour chaque peuple.
Et la déclaration de Cocoyoc en 1974, montrait déjà l’échec de l’ONU depuis 1944 et signalait les dangers que nous connaissons maintenant.
Production et consommation locales respectueuses
Partage vs compétition
Éducation pour des citoyens du monde
Information vs propagande
La vie, le bonheur n’ont pas besoin « d’argent » pour exister, c’est même tout le contraire
Un grand merci pour votre article très intéressant !
Si je puis me permettre, j’aimerais néanmoins commenter votre propos sur le fait que « les changements de comportement à la marge n’ont aucune efficacité ». Je suis d’accord sur le fait que leur impact direct sur l’environnement est très limité, par définition de comportement à la marge.
En revanche, lorsque ces changements de comportement sont faits honnêtement (j’entends par là une réelle volonté de diminuer son impact environnemental sans pour autant l’agrandir sur un autre front), la communication autour de ces changements d’habitudes à l’échelle locale, avec des proches, me semble être à la fois utile et nécessaire à la mission informative et pédagogique qui constitue un des aspects du travail de votre association. En effet, ce sont aussi dans ces conversations que naissent des réflexions sur nos propres habitudes et cela va dans le sens de votre espoir de prise de conscience collective que vous qualifiez de « singularité écologique ». Ce point-là me semble donc un peu trop tranché.
Très intéressant.
Ce que je retiens de la lecture de cet article complexe, et nuancé, c’est que notre civilisation est en proie à une crise émanant surtout de sa déception/désillusion dans la cosmogonie scientifique qui a progressivement remplacée la cosmogonie médiévale, d’ordre religieuse et institutionnelle.
De tout temps, nous avons eu une perception très réductrice de la richesse, et une tendance à occulter le fait que richesse et pouvoir dans un domaine entraînent pauvreté et dépendance dans d’autres, qui sont sur un autre plan.
Il y a paradoxe dans le fait que nos sociétés qui produisent de l’énergie en pillant les ressources naturelles, et en les transformant, obtiennent le progrès sur le dos de l’énergie humaine : NOTRE dépense d’énergie nécessaire afin d’entretenir chez nous, l’élan vital qui va de pair avec notre capacité de désirer, et de rester en vie.
Pour la responsabilité du sujet singulier, et pas de l’individu, je crois qu’il est nécessaire de rendre du pouvoir à la personne, en chair et en os, et de reconnaître à quel point nos actions, nos comportements dans le quotidien participent à construire l’espace collective. La cosmogonie scientifique réduit l’Homme à un chiffre insignifiant perdu au milieu d’un univers astronomiquement grand. Cette place qui nous est assignée dans cette cosmogonie nous rend esclave de notre insignifiance de consommateur roi…
Il faudrait longtemps pour développer à quel point la démocratisation de nos sociétés a favorisé la société de consommation que nous voyons sous les yeux. Nous y sommes arrivés avec les meilleures intentions, et une grande bienveillance…
C’est bien pour cela qu’une sortie de ce système sera très difficile, et probablement subi par le plus grand nombre (concept clef de la démocratie moderne).
Enfin, une lecture attentive et méditative de Konrad Lorenz, fondateur de l’éthologie, est indispensable afin de réfléchir sur les implications écologiques d’un système politique.
A reblogué ceci sur Swiss Coaching Partners.
Pour vivre avec le déclin, si on faisait des déclinaisons.
Moi, je dirai: Ce ne sont pas les pauvres qui doivent décroitre, mais les riches !!
Que les riches décroissent d’abord et on verra ensuite !
Pardon Blabla, mais voilà le type même de réaction qui m’agace profondément, à savoir, c’est pas moi qui doit faire, c’est les autres!!!
la planète a été pourrie par des miliards de milliards de micro gestes effectués par, justement les riches, c’est à dire nous. Nous, les peuples occidentaux, qui avons pillé les ressources naturelles des pays resté par conséquent extrêmement pauvres, qui avons produit, consommé et gaspillé sans raison ni limite.
Alors oui, nous devons décroitre, puisque nous sommes les riches. Puisqu’ aussi nous sommes les plus nombreux, et puisque c’est nous qui finalement ferons les frais du dérèglement climatique.
Vous attendez que les autres fassent les choses à votre place, vous allez attendre longtemps!!
il y a 40 ans le club de Rome Meadows faisait la même analyse « les limites à la croissance dans un monde fini » ils n’ont pas été écouté et maintenant Meadows lui m^me pense qu’il est trop tard ; alors quand je vois certains commentaires ici cela ne m’étonne pas que l’humanité va à sa destruction et si seulement nous avions écouté Meadows mais non la cupidité est plus forte peu importe les générations futures ; et j’ai honte d’être un homme parmi vous!
Bonjour/Bonsoir,
J’ai lu, il y a quelques temps, votre interview de Vincent Mignerot, d’Adrastia. Bien que celle-ci présente des choses intéressantes, un point me pose problème.
En tant que membre de Deep Green Resistance, la question concernant Derrick Jensen a particulièrement retenu mon attention.
Non seulement Vincent Mignerot se permet d’y répondre sans avoir jamais lu un seul livre de Derrick Jensen, mais, en plus, sa réponse est truffée de toutes sortes de sophismes et malhonnêtetés intellectuelles.
J’ai demandé à Derrick Jensen s’il souhaitait lui répondre. Il a décliné ma proposition, jugeant que le jeu n’en valait pas la chandelle.
Cependant, si cela vous intéresse et si vous me le permettez, j’aimerais répondre moi-même, dans un souci de justice, et afin que ces insinuations diffamatoires et ces sophismes ne restent pas incontestés.
Merci.