Prêtre du diocèse d’Avignon, Robert Culat officie depuis 2010 à Copenhague, auprès de la communauté catholique francophone de la capitale danoise. Ami des arts, défenseur de la cause animale et écrivain, il a publié plusieurs ouvrages mêlant théologie et écologie, mais s’est aussi intéressé au heavy metal, genre musical qu’il affectionne et qu’il voit comme un excellent moyen de parvenir à Dieu. Son étude sociologique “L’Âge du metal” est d’ailleurs considérée comme l’un des livres les plus importants parus sur le sujet. Pape François, black metal norvégien, mariage homosexuel ou mythe de la croissance : autant de sujets passionnants que nous avons pu aborder avec Robert Culat, alors qu’il est sur le point de se lancer dans l’écriture d’un nouvel ouvrage.
Le Comptoir : Déjà auteur de plusieurs ouvrages sur le heavy metal, vous préparez un nouveau livre sur les rapports des musiques extrêmes à l’écologie. Cela fait longtemps que vous vous intéressez aux problématiques environnementales ? Quel est votre parcours autour de ces questions ?
Robert Culat : Il m’est difficile de répondre avec précision à votre question. Disons que, dans ma jeunesse, l’écologie était absente de mes préoccupations et que mon père, de par l’éducation qu’il m’a transmise, ne m’a pas initié à cette problématique. Il me semble toutefois que le point de départ pour moi, il y a environ de cela dix ans, a été mon intérêt grandissant pour notre alimentation, les questions de faim dans le monde, de gaspillage de nourriture, d’agriculture et d’élevage. Ce fut la porte d’entrée à mon engagement écologique. Depuis 5 ans environ, je suis devenu végétarien, et cela a constitué une étape importante dans mon engagement écologique en parallèle avec le soutien régulier que j’ai commencé à apporter à Greenpeace. Je lis beaucoup sur ce sujet sur Internet (par exemple Reporterre). Je regarde aussi pas mal de documentaires et d’enquêtes. Pour moi, l’écologie est inséparable de la question de la justice sociale et de la réforme de notre système économique mondial, qui est fondamentalement nuisible et pervers. L’excellent petit livre d’Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la planète, devrait être distribué gratuitement aux lycéens et aux étudiants, car ce sont les jeunes qui sont le plus à même de proposer des alternatives à l’organisation de notre économie, au style de vie pollueur et gaspilleur qui est celui de beaucoup d’entre nous sur cette terre.
Je remercie le pape François [i] d’avoir donné en 2015 aux catholiques, et à tous les hommes de bonne volonté, son encyclique écologiste Laudato si’, placée sous le patronage de Saint François d’Assise. Ce texte historique a placé l’Église catholique dans une situation de pionnière quant aux questions écologiques, car le pape va beaucoup plus loin sur ce sujet que la plupart de nos politiciens. Il y fait le lien entre la destruction de notre environnement et la logique néo-libérale d’une économie et d’une finance devenues écocides et homicides. Mon engagement écologique en tant que croyant se déploie, bien sûr, dans le cadre de mon ministère de prêtre, soit par l’écriture de livres consacrés au rapport entre l’homme et les animaux dans la création (Méditations bibliques sur les animaux et Le Paradis végétarien – Méditations patristiques, chez L’Harmattan), soit par certaines homélies, soit encore par un cercle d’étude de l’encyclique Laudato si’, que je propose depuis plus d’un an maintenant aux fidèles des communautés francophone et italienne de Copenhague (les Italiens s’intéressent d’ailleurs beaucoup plus à l’écologie que les Français).
« [François] fait le lien entre la destruction de notre environnement et la logique néo-libérale d’une économie et d’une finance devenues écocides et homicides. »
Votre livre portera en grande partie sur l’analyse de textes du groupe de death metal-grindcore Cattle Decapitation. Or, comme beaucoup de musiciens officiant dans ce sous-genre, leur message est assez violent, assez gore. En quoi y voyez-vous une défense des animaux face à la barbarie des producteurs de viande ?
Je suis actuellement dans la phase d’écriture des commentaires des paroles du groupe. Je n’ai donc pas une vue d’ensemble pour porter un jugement définitif. Mais ce qui me semble justement stimulant du point de vue culturel, c’est le contraste entre la cause écologique et celle des animaux d’une part, et le style gore et agressif du groupe au niveau des paroles et des visuels de l’autre. Même si je ne suis pas d’accord avec cette méthode profondément misanthrope et rentre-dedans, même si je n’apprécie pas du tout les paroles gore, je peux comprendre que tout cela traduit une colère largement justifiée lorsque l’on a étudié la situation aberrante et révoltante de l’élevage industriel et des abattoirs. N’oublions pas que Travis Ryan est américain, et qu’aux États-Unis, l’industrie de la viande est encore plus épouvantable qu’en Europe. Si elle ne respecte pas les animaux, elle ne respecte pas plus les consommateurs. Des Américains sont morts en ayant ingéré de la viande contaminée et mise quand même sur le marché par les industriels. Un film américain de 2006, Fast Food Nation de Richard Linklater, démontre sous la forme d’une fiction, mais d’une fiction très bien documentée, la pourriture que représente l’industrie de la viande dans ce pays, pas seulement pour les animaux, mais aussi pour les consommateurs et les immigrés clandestins latinos qui travaillent comme des esclaves dans les abattoirs. Et au bout de cela, il y a les fameux fast food – pour rappel : parmi les Européens, les Français sont les meilleurs clients de McDonald’s. Le film montre que l’on peut trouver de la merde de vache dans la viande pour hamburgers. Travis Ryan dit exactement la même chose sur un ton plus énervé et provocateur… Grâce à la très grande motivation de nos politiciens et de la Commission européenne, les consommateurs européens pourront bientôt, eux aussi, se régaler de cette merde en provenance du Canada et des États-Unis avec les fameux traités CETA et TAFTA. Le libre-échange, c’est merveilleux ! D’ailleurs, il est totalement contradictoire d’encourager le libre-échange, et donc la multiplication des transports de marchandises, tout en signant l’accord de Paris sur le climat alors qu’il faudrait encourager une production locale de nourriture biologique pour nourrir les habitants de la même région…
On a souvent tendance à voir le heavy metal comme un genre plutôt dépolitisé, voire nihiliste pour certains de ses courants. Quels sont les groupes que vous citeriez en référence pour leurs engagements politiques ?
J’avoue ne pas voir étudié de près ce lien entre metal et politique. Par contre si l’on considère qu’aborder certains sujets de société, c’est forcément, de manière indirecte, faire de la politique, alors on pourrait citer pas mal de paroles de Metallica (sur la peine de mort par exemple). Un autre exemple intéressant serait le groupe de death metal israélien Orphaned Land qui prêche par la musique la réconciliation entre les Juifs, les chrétiens et les musulmans. Dans un pays comme Israël, cet engagement pacifiste ne peut être que politique. Il y a aussi l’engagement de System of a Down pour la cause arménienne. Enfin n’oublions pas que toute une frange du black metal – notamment le NSBM – affiche un nationalisme marqué. On est là, clairement, dans la mouvance politique de l’extrême-droite.
Prêtre et fan de heavy metal, c’est un cocktail qui détonne ! Il me semble que votre intérêt pour cette musique remonte à votre rencontre avec de jeunes paroissiens eux-mêmes férus de ce champ musical. Pouvez-vous nous raconter cette rencontre ? Qu’est-ce qui vous a ému, donné envie d’en savoir plus chez ces jeunes ?
En France, je connais au moins deux autres prêtres qui aiment la musique metal ! Pour moi, cela remonte à 1994. J’étais prêtre depuis un an et donc très jeune. C’est dans le cadre de l’aumônerie du lycée d’Orange que j’ai rencontré les deux premiers métalleux de ma vie, de jeunes lycéens venus s’inscrire au commencement de l’année scolaire. Tout est parti de leur look : cheveux longs, habits noirs, t-shirts de groupes. Alors que ce look repousse souvent les non-initiés, chez moi, il a eu l’effet contraire, il a suscité ma curiosité. Étant très curieux intellectuellement et assoiffé de nouvelles connaissances, c’est donc tout naturellement que j’ai découvert à partir de ce point de départ très extérieur la musique et la culture metal… Jusqu’à prendre la décision d’écrire un livre et de m’appuyer pour cela sur un questionnaire adressé aux fans en 2000. Le livre est sorti en 2007 sous le titre L’Âge du metal dans le but de partager les résultats de ces 552 réponses à mon questionnaire, accompagnés de mes analyses. Ce livre avait pour objectif d’établir un dialogue entre deux milieux non seulement étrangers l’un à l’autre, mais qui très souvent se détestent : l’Église et la musique metal.
Parvenez-vous à concilier votre sacerdoce et vos travaux d’écriture depuis toutes ces années ? L’un ne prend-il pas le pied sur l’autre ?
La question telle que vous la posez me semble d’emblée réduire le sacerdoce à la préparation et à la célébration des sacrements, donc au culte (cf. ce que dit l’apôtre Paul dans sa Première lettre aux Corinthiens 1,1). Mes travaux d’écriture ne sont pas un à-côté de ma mission sacerdotale, pour moi ils en font pleinement partie. Il y a toujours eu des prêtres, même en dehors des ordres “intellectuels” comme les Dominicains et les Jésuites, qui ont consacré du temps à l’écriture de livres. Dans mon diocèse d’Avignon, je ne suis pas un cas unique, et c’est tant mieux. Il est vrai que le thème d’une partie de mes livres, le metal, empêche certains de voir cela comme une expression de mon sacerdoce. Un prêtre ne devrait pas se mêler de cette “musique satanique” ! Or, je suis convaincu du contraire.
Je ne fais que mettre en pratique, au niveau culturel, l’exhortation du pape Paul VI faite aux catholiques à dialoguer avec tous les hommes et toutes les cultures sans aucune exception (Ecclesiam suam). Si, en écrivant L’Âge du metal, j’ai favorisé le rapprochement entre chrétiens et métalleux, j’estime que cela fait pleinement partie de ma mission de prêtre. Comme le père Robert Chave, maintenant à la retraite dans mon diocèse, a jugé que c’était sa mission de prêtre d’être pendant des années l’oreille chrétienne du festival de théâtre d’Avignon, et d’encourager ainsi le dialogue avec le monde de la culture contemporaine. Il n’était certainement pas à côté de la plaque, au contraire, il était au cœur même de la mission du prêtre qui ne se réduit pas à célébrer la messe mais qui exige la rencontre avec les hommes et les femmes de notre temps dans la diversité de leur culture, de leur foi et de leurs convictions. Faisant cela, il annonçait inlassablement l’Évangile (souvent par sa simple présence et son attention à ce qui se vivait, par son inculturation dans le festival) dans le monde du théâtre et parmi les acteurs et les spectateurs du festival.
Mais l’objet de mes recherches et de mes écrits ne s’arrête pas au metal. En 2015, j’ai écrit les Méditations bibliques sur les animaux, et en 2016 Le Paradis végétarien – Méditations patristiques. C’est l’encyclique écologique du pape François, Laudato si’, mais aussi mon intérêt croissant ces dernières années pour notre alimentation, pour l’industrie de l’élevage et de la viande, pour la cause animale et l’écologie, qui m’ont motivé à faire ce double travail de recherche, l’un à partir de la Bible, l’autre à partir des pères de l’Église. Il me semblait nécessaire d’écrire ces livres pour souligner l’importance de la théologie de la création au regard des défis écologiques de notre temps, mais aussi pour réveiller les chrétiens de leur indifférence par rapport aux créatures de Dieu que sont aussi les animaux… et soulever le tabou du végétarisme dans le monde catholique ! Il est d’ailleurs très étrange que l’option végétarienne ne soit jamais mentionnée dans l’encyclique du Pape comme un moyen simple et efficace d’œuvrer en faveur de l’écologie… Et cela malgré Genèse 1:29.
Il est vrai que si j’ai pu consacrer autant de temps à l’étude et à l’écriture, soit pour des livres sur des groupes de metal comme Opeth et Katatonia, soit pour les livres sur les animaux d’un point de vue chrétien, c’est parce que mon ministère à Copenhague me laisse plus de temps libre que le ministère en France. La communauté francophone est réduite, et les demandes pour les baptêmes et les mariages sont bien moins nombreuses qu’en France. Sans parler du fait qu’en six ans, je n’ai célébré que deux enterrements, alors qu’il m’arrivait fréquemment en France d’en célébrer trois à quatre chaque semaine ! Pour finir de répondre à votre question, tout dépend de la conscience “professionnelle” de chacun : je n’ai jamais refusé un service ou un rendez-vous à un paroissien parce que je considérais comme plus urgent d’avancer dans l’écriture de l’un de mes livres.
On parle souvent de l’existence d’une véritable “communauté metal”. Des chercheurs comme l’anthropologue Sam Dunn vont même jusqu’à déclarer que le heavy metal est une nouvelle forme de religion. Le concert metal est parfois vu comme un rituel, un moment religieux : c’est particulièrement vrai pour la mouvance black metal. En tant que prêtre, que vous inspirent ces réflexions ?
En tant que prêtre, je suis tout à fait d’accord avec ces analyses de la communauté metal, c’est d’ailleurs ce qui la rend si passionnante pour un homme religieux. En plus de l’anthropologue Sam Dunn que vous citez, il faut faire référence aux travaux très intéressants du sociologue français Nicolas Walzer dont je ne citerai ici qu’un livre : Satan profane, portrait d’une jeunesse enténébrée. L’un des métalleux, âgé de 24 ans, ayant répondu à mon questionnaire de 2000, “Étude sur la planète metal”, a bien caractérisé ce phénomène : « Le fort aspect communautaire du metal peut former un important moyen de socialisation. Des goûts aussi extravagants, alliés à un engagement personnel dans cette musique et/ou en adopter l’attitude et les apparences peuvent donner l’illusion d’un sens à la vie quand on les partage, se regrouper avec d’autres pour vivre entièrement cette musique. On y retrouve la recherche inconsciente d’un substitut puéril à une religion authentique chez ceux-là » (L’Âge du metal).
Dans un passage de L’âge du metal consacré aux concerts, je montre comment le vocabulaire employé implique un culte, un aspect sacré dans le fait de participer à un concert. Le vocabulaire de type religieux employé par les journalistes pour les live reports dans les magazines spécialisés ne laisse aucun doute à ce sujet. Ce à quoi il faut ajouter que les fans sont assez souvent qualifiés de fidèles et que la fidélité, avec la passion, est présentée comme une valeur propre au public metal. Enfin, à la question suivante : Au début qu’est-ce qui vous a le plus attiré dans ce style musical ?, certaines réponses ont évoqué l’ambiance et le côté sombre du metal, faisant référence en particulier au côté mystérieux et à l’aspect mystique de cette musique. Tout ce vocabulaire relève bel et bien d’une forme de spiritualité.
Les scènes metal de toutes obédiences sont aujourd’hui mondialement reconnues. En France, un festival comme le Hellfest est capable de vendre tous ses billets en une après-midi, sans dévoiler un seul nom de sa programmation. Le heavy metal, mouvement qui était à l’origine contre-culturel, avec une intention explicite de choquer le bourgeois, s’est-il dissolu dans le libéralisme ?
Je ne pense pas que ce soit le cas. Je pense que c’est plutôt dû à une évolution culturelle qui perçoit le metal d’une manière moins négative et lui donne davantage accès aux médias qu’auparavant. Le fait que cette musique et cette culture soient devenus l’objet d’un nombre considérable d’études universitaires et de publications a changé la donne. Ce n’était pas le cas en 2000 quand j’ai lancé mon étude sur la planète metal… Et puis le développement d’Internet a énormément joué dans l’accessibilité de cette musique à part! Votre question précédente évoquant l’hypothèse du metal comme nouvelle forme de religion fait qu’il demeure en grande partie incompatible avec le libéralisme, c’est-à-dire avec un matérialisme grossier dans lequel la réussite et le bonheur sont réduits au culte de Mammon, le dieu Argent de la Bible. Après, même au sein du metal, il y a toujours eu des groupes plus mainstream et d’autres plus underground. Il existe encore des pochettes de CD qui choquent le bourgeois, comme vous dites, et qui sont censurées. Je pense, par exemple, à un album de Cattle Decapitation, Humanure (“Fumier humain” !) qui, en 2004, a été censuré à cause du visuel aux États-Unis et en Allemagne.
Le succès du Hellfest n’est pas pour moi le signe que le metal a perdu son âme. C’est une conséquence logique du caractère unique de ce festival en France, de sa bonne organisation et de la richesse de sa programmation. C’est un peu le pèlerinage annuel des métalleux, l’équivalent de Lourdes ou des Journées Mondiales de la Jeunesse pour les catholiques ! Pour rien au monde le fan qui le peut ne raterait ce rendez-vous annuel !
Vous est-il déjà arrivé d’être vous-même choqué par un concert ? De vous dire « non, là, c’est trop » ? Je pense notamment à des groupes comme Mayhem, qui n’hésitent pas encore de nos jours à empaler des têtes de porc sur des piques pendant leurs représentations…
Oui, cela m’est arrivé une fois lors du Hellfest 2010, pour un groupe dont j’apprécie pourtant la musique, Bloodbath, mais je ne pouvais plus supporter d’entendre répéter « Mock the cross », et je suis donc sorti de la tente. Ce que font des groupes comme Mayhem ou Gorgoroth au niveau de leur mise en scène me répugne et me dégoûte. Pour moi, c’est vraiment l’égout de la provocation, le mauvais goût et la vulgarité incarnés. Je ne tolère pas que l’on manque de respect à des êtres humains ou à des animaux à travers ces mises en scène ridicules et indignes. Et j’ai tendance à penser que plus la musique d’un groupe est médiocre et insipide, plus il a besoin d’en ajouter au niveau des décors… Ce qui n’est pas valable pour tous les groupes, évidemment. Mais j’ai participé à de superbes concerts d’Opeth, de Katatonia, de Morbid Angel, d’Alcest, de Negura Bunget, d’Agalloch, de Dornenreich, sans ces décors grand-guignolesques et de mauvais goût. Sobriété rime bien souvent avec musique puissante et ambiance. Nous ne sommes pas au théâtre ni au cinéma !
« J’ai tendance à penser que plus la musique d’un groupe est médiocre et insipide, plus il a besoin d’en ajouter au niveau des décors. »
J’imagine que pour vos pairs, le rapport aux musiques extrêmes est loin d’être des plus évidents. Votre manière de voir les choses est-elle comprise ? A-t-elle pu vous attirer des réactions hostiles ?
Ma réponse sera brève. Dès le moment où vous sortez des sentiers battus, quel que soit votre milieu professionnel, il est inévitable de susciter la méfiance et la réprobation. L’être humain a des réflexes finalement assez moutonniers, et les démarches originales et pionnières sont forcément critiquées ! Mais j’ai eu aussi pas mal d’encouragements et de félicitations. En 2012, j’ai envoyé un exemplaire de L’Âge du metal au “ministre de la Culture” du Vatican, le cardinal Ravasi, président du Conseil pontifical pour la culture. En général vous recevez une réponse polie de trois lignes, écrite par un sous-secrétaire… J’ai été fort heureusement surpris en recevant une réponse très rapide d’une page écrite par le cardinal Ravasi lui-même ! Dans sa réponse, il me demandait de monter un petit film de 5 minutes en vue de l’assemblée plénière du dicastère de 2013 dans lequel je devais présenter mon expérience dans le monde du metal ainsi que mes difficultés comme prêtre à être compris dans ma démarche. Je lui ai bien sûr répondu que cela me paraissait impossible de faire cela sur un format de temps aussi court ! Mais j’ai été tout de même très honoré de l’intérêt que le cardinal a porté à ma démarche et à mon livre.
Depuis les débuts du mouvement contre le mariage homosexuel en 2013, il semble que les positions conservatrices d’une certaine partie des catholiques de France se radicalisent. C’est d’ailleurs peut-être l’une des explications du succès de Fillon à la primaire de la droite, qui a lui-même surfé sur des thèmes conservateurs ces derniers mois. On peut aussi supposer que ces catholiques qui sont montés au créneau sont les mêmes que ceux qui souhaitaient faire interdire le Hellfest il y a quelques années. Quel regard portez-vous sur ce mouvement qui traverse votre communauté religieuse ?
Le catholicisme français est pluriel. Historiquement, il a toujours existé un catholicisme social, attentif aux questions de pauvreté et de justice sociale, en même temps qu’un catholicisme conservateur se pensant comme le gardien des traditions et de l’institution familiale. N’oublions pas, par ailleurs, que l’intégrisme catholique est d’origine française, puisqu’il est parti du refus du Concile Vatican II et de ses suites par Mgr. Marcel Lefevbre. Le journaliste Patrice de Plunkett analyse de manière fort pertinente sur son blog comment certains catholiques français, en faisant de la famille le tout de la foi, oublient l’engagement constant de l’Église en faveur de la justice sociale, d’une économie au service de l’homme et de l’écologie. Certains catholiques français pensent, en effet, qu’il suffit de manifester contre le mariage pour tous et d’être contre l’avortement pour répondre à l’enseignement de l’Église dans sa doctrine sociale. Ce qui est une grave réduction de la doctrine sociale au seul domaine de la sexualité et de la famille. Je ne sais pas si beaucoup de catholiques de droite ont voté pour M. Fillon lors de la primaire, mais je peux affirmer, en analysant objectivement son programme, qu’il ne suffit pas à un candidat de défendre de vagues valeurs familiales (sans aucun engagement concret, il n’abrogera pas, par exemple, la loi Taubira) pour être un candidat en adéquation avec l’enseignement de l’Église dans son intégralité. Au niveau économique et écologique, M. Fillon est très éloigné de remplir les conditions d’un candidat susceptible de rassembler les catholiques autour de son programme. Supprimer l’impôt sur la fortune pour taxer davantage les classes moyennes et les plus défavorisés, ce n’est pas très catholique. Votre question m’amène à affirmer que l’on peut avoir deux conceptions très différentes du catholicisme en France : l’une conservatrice (la religion mise au service de l’idéal bourgeois et du capitalisme, donc un traditionalisme [ii]), l’autre réformiste (la religion comme force capable de transformer les structures injustes de la société, donc un progressisme). Le pape François semble avoir fait son choix en affirmant qu’un chrétien, s’il n’est pas un révolutionnaire en ce temps, n’est pas chrétien [iii] ! Ce qui explique, du coup, les nombreuses critiques dont le pape est l’objet de la part de certains catholiques français qui ne se reconnaissent pas du tout en lui.
« L’intégrisme catholique est d’origine française, puisqu’il est parti du refus du Concile Vatican II et de ses suites par Mgr. Marcel Lefevbre. »
« Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas », disait André Malraux. Dans un même mouvement, les monothéismes durcissent leurs positions, et de nouvelles formes de spiritualités, plus “contre-culturelles”, apparaissent. On peut par exemple penser au mouvement d’inspiration écologiste inauguré par Pierre Rabhi, qui s’est construit lui-même comme une nouvelle forme de métaphysique. Pensez-vous que la femme et l’homme modernes ressentent, consciemment ou pas, que le confort et la société de consommation ne suffisent pas à leur bonheur ?
Ce que j’ai dit pour répondre à votre question sur le metal comme nouvelle forme de religion répond en grande partie déjà à cette dernière question. Oui, je pense que l’Homme étant un animal religieux, même quand il est athée, ne peut pas se contenter d’un matérialisme grossier. Il se créé donc des idéaux et des religions de substitution pour donner un sens à sa courte présence sur cette terre. L’écologie est en effet un idéal mobilisateur qui revêt pour certains les aspects d’une « religion », de même que l’engagement en faveur des droits des animaux. L’Homme a besoin de s’engager pour des causes et des idéaux. Il est tellement déçu par la médiocrité du débat politique qu’il oriente son engagement vers d’autres causes. Nous savons bien, au fond de nous-mêmes, que la joie et le bonheur ne viennent pas du fait d’avoir acheté le dernier iPhone, que l’on jettera à la poubelle un an ou deux ans plus tard, quel scandale ! Notre accomplissement humain vient essentiellement de nos relations aux autres – or, beaucoup aujourd’hui souffrent de solitude et d’isolement – et du don que nous faisons de notre personne et de nos talents pour des causes qui transcendent la seule activité économique (dans une société où travailler et acheter le dimanche est présenté comme un progrès…).
Il faudrait aussi parler de la pratique des sports d’endurance comme la course à pied et de l’engouement pour les marathons (je suis moi-même marathonien) dans l’optique du dépassement de soi et du culte de l’effort. Bref, l’imagination de l’Homme est assez fertile pour, en l’absence de foi et de pratique religieuse, trouver des succédanés permettant un accès à la transcendance, permettant d’échapper, ne serait-ce que pour un temps, à la médiocrité et à la tristesse de la société mercantile vouée tout entière au culte de la déesse Croissance [iv]. Quand je vois, dans le bus à Copenhague, toutes ces personnes droguées au smartphone, ne cessant pas un seul instant de caresser compulsivement leurs téléphones, la tête en permanence courbée vers ce gadget jouant le rôle d’une nouvelle divinité, j’ai beaucoup de peine car elles n’ont vraiment pas l’air épanouies ni heureuses. La vie dans ce monde de gadgets virtuels est devenue tellement triste, même agressive. Aujourd’hui on écoute de la musique en permanence, dans la rue, dans les transports, dans les commerces… Pourquoi cette nouvelle manie ? On ne se pose pas la question, on suit le troupeau, on fait simplement comme les autres. Une nouvelle addiction de plus, qui isole encore plus. Dans les deux cas, c’est la tentation de l’excès, ne plus savoir se réfréner ni se contrôler par rapport aux possibilités que nous offrent les smartphones et Internet omniprésent. L’Homme contemporain a perdu une grande partie de sa liberté. Il s’est rendu lui-même malade et incapable d’apprécier les simples joies de l’existence humaine. Cependant, un mouvement de réveil et de résistance est en marche, s’exprimant en particulier par les nouvelles formes de spiritualité contre-culturelles dont vous parlez, mais aussi par la récupération du caractère prophétique, donc révolutionnaire, du christianisme.
Je laisserai le mot de la fin à un métalleux ayant répondu à mon questionnaire : « Je crois que c’est une musique qui rassemble les âmes tourmentées que la seule vérité diffusée par les médias ne satisfait pas, la musique de ceux pour qui la vie n’est pas : naître, bosser, procréer, mourir, le sujet est vaste » (L’Âge du metal).
Nos Desserts :
- Avec Pasolini, nous avons montré au Comptoir que « l’Église doit passer à l’opposition »
- En septembre 2016, nous avons causé heavy metal avec le souverainiste québécois Jean-François Veilleux
- Recension du livre L’Âge du metal de Robert Culat sur le site Culturopoing
- Une interview de Robert Culat à propos du Hellfest sur le webzine metal Uzine.org
- Il y a trois ans, Konbini proposait un entretien-fleuve avec le prêtre métalleux
- « Le heavy metal est-il une musique élitiste ou populaire ? »
Notes :
[i] Robert Culat lui a dédié son livre Le Paradis végétarien – Méditations patristiques.
[ii] Pas dans le sens liturgique ici, c’est évident.
[iii] Cf. la 4e de couverture de DOCAT, le catéchisme de la doctrine sociale de l’Église catholique pour les jeunes.
[iv] Cf. le film de Marie-Monique Robin, Sacrée croissance.
Catégories :Société
Merci. Juste merci. Catholique pratiquant, amateur de rap et de métal, adepte de la doctrine sociale de l’Eglise et ne me reconnaissant pas dans la Manif pour Tous (sur l’esprit, pas dans le fond), je me reconnais parfaitement dans ce que vous écrivez. Puisse votre message porter.