Qui est Cornelius Castoriadis ? Comment définir en quelques phrases un homme dont les prouesses intellectuelles l’ont mené à toucher littéralement à tous les domaines de la pensée humaine, emmenant ses lecteurs dans ces « carrefours du labyrinthe » qu’il affectionnait tant ? Nous commémorions les vingt ans de sa mort décembre dernier : l’occasion de voir fleurir pléthore de conférences, de colloques et d’ouvrages sur cet émigré grec qui a eu un impact si grand – et pourtant méconnu – sur la scène intellectuelle et politique française. Un impact qui a ensuite résonné à travers le monde, influençant d’innombrables penseurs et donnant matière à réflexion à tout autant de militants et de citoyens avides de compréhension.
Intellectuel, il l’était sans nul doute si ce mot a un sens mais, attaché viscéralement à l’émancipation humaine ainsi qu’à l’action politique des masses, il n’a jamais abandonné ce vieux projet d’autonomie individuelle et collective. Sa parole n’était pas plus importante à ses yeux que les millions de luttes quotidiennes menées par autant d’anonymes au sein de leur collectif de travail ou de leur communauté politique. Révolutionnaire, écologiste, technocritique et démocrate radical, nous avons décidé au Comptoir de rendre honneur à ce « titan de la pensée » en lui consacrant une semaine de publications. Et quoi de mieux pour l’entamer que lire Castoriadis dans le texte ? Voici donc notre sélection d’extraits texte tiré d’une publication de la CFDT, du temps où elle était anticapitaliste et autogestionnaire… et où elle accueillait la plume de celui que ses amis surnommait Corneille.
Nous vivons dans une société dont l’organisation est hiérarchique, que ce soit dans le travail, la production, l’entreprise ; ou dans l’administration, la politique, l’État ; ou encore dans l’éducation et la recherche scientifique. La hiérarchie n’est pas une invention de la société moderne. Ses origines remontent loin – bien qu’elle n’ait pas toujours existé, et qu’il y ait eu des sociétés non hiérarchiques qui ont très bien fonctionné. Mais dans la société moderne le système hiérarchique (ou, ce qui revient à peu près au même, bureaucratique) est devenu pratiquement universel. Dès qu’il y a une activité collective quelconque, elle est organisée d’après le principe hiérarchique, et la hiérarchie du commandement et du pouvoir coïncide de plus en plus avec la hiérarchie des salaires et des revenus. De sorte que les gens n’arrivent presque plus à s’imaginer qu’il pourrait en être autrement, et qu’ils pourraient eux-mêmes être quelque chose de défini autrement que par leur place dans la pyramide hiérarchique.
Les défenseurs du système actuel essaient de le justifier comme le seul “logique”, “rationnel”, “économique”. On a déjà essayé de montrer que ces “arguments” ne valent rien et ne justifient rien, qu’ils sont faux pris chacun séparément et contradictoires lorsqu’on les considère tous ensemble. Nous aurons l’occasion d’y revenir plus bas. Mais on présente aussi le système actuel comme le seul possible, prétendument imposé par les nécessités de la production moderne, par la complexité de la vie sociale, la grande échelle de toutes les activités, etc. Nous tenterons de montrer qu’il n’en est rien, et que l’existence d’une hiérarchie est radicalement incompatible avec l’autogestion.
Autogestion et hiérarchie du commandement
Décision collective et problème de la représentation
Que signifie, socialement, le système hiérarchique ? Qu’une couche de la population dirige la société et que les autres ne font qu’exécuter ses décisions ; aussi, que cette couche, recevant les revenus les plus grands, profite de la production et de travail de la société beaucoup plus que d’autres. Bref, que la société est divisée entre une couche qui dispose du pouvoir et des privilèges, et le reste, qui en est dépossédé. La hiérarchisation ou la bureaucratisation de toutes les activités sociales n’est aujourd’hui que la forme, de plus en plus prépondérante, de la division de la société. Comme telle, elle est à la fois résultat et cause du conflit qui déchire la société.
« Nous voulons une société autogérée. Qu’est-ce que cela veut dire ? Une société qui se gère, c’est-à-dire se dirige, elle-même. »
S’il en est ainsi, il devient ridicule de se demander : est-ce que l’autogestion, est-ce que le fonctionnement et l’existence d’un système social autogéré est compatible avec le maintien de la hiérarchie ? Autant se demander si la suppression du système pénitentiaire actuel est compatible avec le maintien de gardiens de prisons, de gardiens-chefs et de directeurs de prison. Mais comme on sait, ce qui va sans dire va encore mieux étant dit. D’autant plus que, depuis des millénaires, on fait pénétrer dans l’esprit des gens dès leur plus tendre enfance l’idée qu’il est “naturel” que les uns commandent et les autres obéissent, que les uns aient trop de superflu et les autres pas assez de nécessaire.
Nous voulons une société autogérée. Qu’est-ce que cela veut dire ? Une société qui se gère, c’est-à-dire se dirige, elle-même. Mais cela doit être encore précisé. Une société autogérée est une société où toutes les décisions sont prises par la collectivité qui est, chaque fois, concernée par l’objet de ces décisions. C’est-à-dire un système où ceux qui accomplissent une activité décident collectivement ce qu’ils ont à faire et comment le faire, dans les seules limites que leur trace leur coexistence avec d’autres unités collectives. Ainsi, des décisions qui concernent les travailleurs d’un atelier doivent être prises par les travailleurs de cet atelier ; celles qui concernent plusieurs ateliers à la fois, par l’ensemble des travailleurs concernés, ou par leurs délégués élus et révocables ; celles qui concernent toute l’entreprise, par tout le personnel de l’entreprise ; celles concernant un quartier, par les habitants du quartier ; et celles qui concernent toute la société, par la totalité des femmes et des hommes qui y vivent.
Mais que signifie décider ?
Décider, c’est décider soi-même. Ce n’est pas laisser la décision à des “gens compétents”, soumis à un vague “contrôle”. Ce n’est pas non plus désigner les gens qui vont, eux, décider. Ce n’est pas parce que la population française désigne, une fois tous les cinq ans, ceux qui feront les lois, qu’elle fait les lois. Ce n’est pas parce qu’elle désigne, une fois tous les sept ans, celui qui décidera de la politique du pays, qu’elle décide elle-même de cette politique. Elle ne décide pas, elle aliène son pouvoir de décision à des “représentants” qui, de ce fait même, ne sont pas et ne peuvent pas être ses représentants. Certes, la désignation de représentants, ou de délégués, par les différentes collectivités, comme aussi l’existence d’organes – comités ou conseils – formés par de tels délégués sera, dans une foule de cas, indispensable. Mais elle ne sera compatible avec l’autogestion que si ces délégués représentent véritablement la collectivité dont ils émanent, et cela implique qu’ils restent soumis à son pouvoir. Ce qui signifie, à son tour, que celle-ci non seulement les élit, mais peut aussi les révoquer chaque fois qu’elle le juge nécessaire.
Donc, dire qu’il y a hiérarchie du commandement formé par des “gens compétents” et en principe inamovibles ; ou dire qu’il y a des “représentants” inamovibles pour une période donnée (et qui, comme l’expérience le prouve, deviennent pratiquement inamovibles à jamais), c’est dire qu’il n’y a ni autogestion, ni même “gestion démocratique”. Cela équivaut en effet à dire que la collectivité est dirigée par des gens dont la direction des affaires communes est désormais devenue l’affaire spécialisée et exclusive, et qui, en droit ou en fait, échappent au pouvoir de la collectivité.
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Autogestion et hiérarchie des salaires et des revenus
Il n’y a pas de critères objectifs qui permettent de fonder une hiérarchie des rémunérations.
Pas plus qu’elle n’est compatible avec une hiérarchie du commandement, une société autogérée n’est compatible avec une hiérarchie des salaires et des revenus.
D’abord, la hiérarchie des salaires et des revenus correspond actuellement avec la hiérarchie du commandement – totalement, dans les pays de l’Est, pour une très bonne partie, dans les pays occidentaux. Encore faut-il voir comment cette hiérarchie est-elle recrutée. Un fils de riche sera un homme riche, un fils de cadre a toutes les chances de devenir cadre. Ainsi, pour une grande partie, les couches qui occupent les étages supérieurs de la pyramide hiérarchique se perpétuent héréditairement. Et cela n’est pas un hasard. Un système social tend toujours à s’auto-reproduire. Si des couches sociales ont des privilèges, leurs membres feront out ce qu’ils peuvent – et leurs privilèges signifient précisément qu’ils peuvent énormément à cet égard – pour les transmettre à leurs descendants. Dans la mesure où, dans un tel système, ces couches ont besoin d’“hommes nouveaux” – parce que les appareils de direction s’étendent et prolifèrent, elles sélectionnent, parmi les descendants des couches “inférieures”, les plus “aptes” pour les coopter en leur sein. Dans cette mesure, il peut apparaître que le “travail” et les “capacités” de ceux qui ont été cooptés ont joué un rôle dans leur carrière, qui récompense leur “mérite”. Mais, encore une fois, “capacités” et “mérite” signifient ici essentiellement la capacité de s’adapter au système régnant et de mieux le servir. De telles capacités n’ont pas de sens pour une société autogérée et de son point de vue.
« Pourquoi telle compétence devrait valoir à son possesseur quatre fois plus de revenu qu’à un autre, et non pas deux ou douze ? »
Certes, des gens peuvent penser que, même dans une société autogérée, les individus les plus courageux, les plus tenaces, les plus travailleurs, les plus “compétents”, devraient avoir droit à une “récompense” particulière, et que celle-ci devrait être financière. Et cela nourrit l’illusion qu’il pourrait y avoir une hiérarchie des revenus qui soit justifiée.
Cette illusion ne résiste pas à l’examen. Pas plus que dans le système actuel, on ne voit pas sur quoi on pourrait fonder logiquement et justifier de manière chiffrée des différences de rémunération. Pourquoi telle compétence devrait valoir à son possesseur quatre fois plus de revenu qu’à un autre, et non pas deux ou douze ? Quel sens cela a de dire que la compétence d’un bon chirurgien vaut exactement autant – ou plus, ou moins que celle d’un bon ingénieur ? Et pourquoi ne vaut-elle pas exactement autant que celle d’un bon conducteur de train ou d’un bon instituteur ?

Soviet durant la révolution russe de 1917
Une fois sortis de quelques domaines très étroits, et privés de signification générale, il n’y a pas de critères objectifs pour mesurer et comparer entre eux les compétences, les connaissances et le savoir d’individus différents. Et, si c’est la société qui supporte les frais d’acquisition du savoir par un individu – comme c’est pratiquement déjà maintenant le cas – on ne voit pas pourquoi l’individu qui a déjà bénéficié une fois du privilège que cette acquisition constitue en elle-même, devrait en bénéficier une deuxième fois sous forme d’un revenu supérieur. La même chose vaut du reste pour le “mérite” et “l’intelligence”. Il y a certes des individus qui naissent plus doués que d’autres relativement à certaines activités, ou le deviennent. Ces différences sont en général réduites, et leur développement dépend surtout du milieu familial, social et éducatif. Mais en tout cas, dans la mesure où quelqu’un a un “don”, l’exercice de ce “don” est en lui-même une source de plaisir s’il n’est pas entravé. Et, pour les rares individus qui sont exceptionnellement doués, ce qui importe n’est pas une “récompense” financière, mais de créer ce qu’ils sont irrésistiblement poussés à créer. Si Einstein avait été intéressé par l’argent, il ne serait pas devenu Einstein – et il est probable qu’il aurait fait un patron ou un financier assez médiocre.
On met parfois en avant cet argument incroyable, que sans une hiérarchie des salaires la société ne pourrait pas trouver des gens qui acceptent d’accomplir les fonctions les plus “difficiles” – et l’on présente comme telles les fonctions de cadre, de dirigeant, etc. On connaît la phrase si souvent répétée par les “responsables” : “si tout le monde gagne la même chose, alors je préfère prendre le balai.” Mais dans des pays comme la Suède, où les écarts de salaire sont devenus beaucoup moindres qu’en France, les entreprises ne fonctionnent pas plus mal qu’en France, et l’on n’a pas vu les cadres se ruer sur les balais.
Ce que l’on constate de plus en plus dans les pays industrialisés, c’est plutôt le contraire : les personnes qui désertent les entreprises, sont celles qui occupent les emplois vraiment les plus difficiles c’est-à-dire les plus pénibles et les moins intéressants. Et l’augmentation des salaires du personnel correspondant n’arrive pas à arrêter l’hémorragie. De ce fait, ces travaux sont de plus en plus laissés à la main d’œuvre immigrée. Ce phénomène s’explique si l’on reconnaît cette évidence, qu’à moins d’y être contraints par la misère, les gens refusent de plus en plus d’être employés à des travaux idiots. On n’a jamais constaté le phénomène inverse, et l’on peut parier qu’il continuera d’en être ainsi. On arrive donc à cette conclusion, d’après la logique même de cet argument, que ce sont les travaux les plus intéressants qui devraient être le moins rémunérés. car, sous toutes les conditions, ce sont là les travaux les plus attirants pour les gens, c’est-à-dire que la motivation pour les choisir et les accomplir se trouve déjà, pour une grande partie, dans la nature même du travail.
Autogestion, motivation au travail et production pour les besoins
« S’il est considéré comme tout aussi absurde de vouloir gagner plus que les autres que nous considérons aujourd’hui absurde de vouloir à tout prix faire précéder son nom d’une particule, alors d’autres motivations, qui ont, elles, une valeur sociale vraie, pourront apparaître ou plutôt s’épanouir. »
Mais à quoi reviennent finalement tous les arguments visant à justifier la hiérarchie dans une société autogérée, quelle est l’idée cachée sur laquelle ils se fondent ? C’est que les gens ne choisissent un travail et ne le font que pour gagner plus que les autres. Mais cela, présenté comme une vérité éternelle concernant la nature humaine, n’est en réalité que la mentalité capitaliste qui a plus ou moins pénétré la société (et qui, comme le montre la persistance de la hiérarchie des salaires dans les pays de l’Est, reste aussi dominante là-bas). Or cette mentalité est une des conditions pour que le système actuel existe et se perpétue et inversement, elle ne peut exister que pour autant que le système continue. Les gens attachent une importance aux différences de revenu, parce que de telles différences existent, et parce que, dans le système social actuel, elles sont posées comme importantes. Si l’on peut gagner un million par mois plutôt que cent mille francs, et si le système social nourrit par tous ses aspects l’idée que celui qui gagne un million vaut plus, est meilleur que celui qui ne gagne que cent mille francs, alors effectivement, beaucoup de gens (pas tous du reste, même aujourd’hui) seront motivés à tout faire pour gagner un million plutôt que cent mille. Mais si une telle différence n’existe pas dans le système social ; s’il est considéré comme tout aussi absurde de vouloir gagner plus que les autres que nous considérons aujourd’hui absurde (du moins la plupart d’entre nous) de vouloir à tout prix faire précéder son nom d’une particule, alors d’autres motivations, qui ont, elles, une valeur sociale vraie, pourront apparaître ou plutôt s’épanouir : l’intérêt du travail lui-même, le plaisir de bien faire ce que l’on a soi-même choisi de faire, l’invention, la créativité, l’estime et la reconnaissance des autres. Inversement, aussi longtemps que la misérable motivation économique sera là, toutes ces autres motivations seront atrophiées et estropiées depuis l’enfance des individus.
Car un système hiérarchique est basé sur la concurrence des individus, et la lutte de tous contre tous. Il dresse constamment les hommes les uns contre les autres, et les incite à utiliser tous les moyens pour “monter”. Présenter la concurrence cruelle et sordide qui se déroule dans la hiérarchie du pouvoir, du commandement, des revenus, comme une “compétition” sportive où les “meilleurs” gagnent dans un jeu honnête, c’est prendre les gens pour des imbéciles et croire qu’ils ne voient pas comment les choses se passent réellement dans un système hiérarchique, que ce soit à l’usine, dans les bureaux, dans l’université, et même de plus en plus dans la recherche scientifique depuis que celle-ci est devenue une immense entreprise bureaucratique. L’existence de la hiérarchie est basée sur la lutte sans merci de chacun contre tous les autres, et elle exacerbe cette lutte. C’est pourquoi d’ailleurs la jungle devient de plus en plus impitoyable au fur et à mesure que l’on monte les échelons de la hiérarchie, et que l’on ne rencontre la coopération qu’à la base, là où les possibilités de “promotion” sont réduites ou inexistantes. Et l’introduction artificielle de différenciations à ce niveau, par la direction des entreprises, vise précisément à briser cette coopération. Or, du moment où il y aurait des privilèges d’une nature quelconque, mais particulièrement de nature économique, renaîtrait immédiatement la concurrence entre individus, en même temps que la tendance à s’agripper aux privilèges que l’on possède déjà, et, à cette fin, à essayer aussi d’acquérir plus de pouvoir et à le soustraire au contrôle des autres. Dès ce moment-là, il ne peut plus être question d’autogestion.
Enfin, une hiérarchie des salaires et des revenus est tout autant incompatible avec une organisation rationnelle de l’économie d’une société autogérée. Car une telle hiérarchie fausse immédiatement et lourdement l’expression de la demande sociale.
Une organisation rationnelle de l’économie d’une société autogérée implique, en effet, aussi longtemps que les objets et les services produits par la société ont encore un “prix” – aussi longtemps que l’on ne peut pas les distribuer librement, et que donc il y a un « marché » pour les biens de consommation individuelle –, que la production est orientée d’après les indications de ce marché, c’est-à-dire finalement par la demande solvable des consommateurs. Car il n’y a pas, pour commencer, d’autre système défendable. Contrairement à un slogan récent, que l’on ne peut approuver que métaphoriquement, on ne peut pas donner à tous “tout et tout de suite”. Il serait d’autre part absurde de limiter la consommation par rationnement autoritaire qui équivaudrait à une tyrannie intolérable et stupide sur les préférences de chacun : pourquoi distribuer à chacun un disque et quatre tickets de cinéma par mois, lorsqu’il y a des gens qui préfèrent la musique aux images, et d’autres le contraire – sans parler des sourds et des aveugles ? Mais un “marché” des biens de consommation individuelle n’est vraiment défendable que pour autant qu’il est vraiment démocratique – à savoir, que les bulletins de vote de chacun y ont le même poids. Ces bulletins de vote sont les revenus de chacun. Si ces revenus sont inégaux, ce vote est immédiatement truqué : il y a des gens dont la voix compte beaucoup plus que celles des autres. Ainsi aujourd’hui, le “vote” du riche pour une villa sur la Côte d’Azur ou un avion personnel pèse beaucoup plus que le vote d’un mal logé pour un logement décent, ou d’un manœuvre pour un voyage en train seconde classe. Et il faut se rendre compte que l’impact de la distribution inégale des revenus sur la structure de la production des biens de consommation est immense.
Un exemple arithmétique, qui ne prétend pas être rigoureux, mais est proche de la réalité en ordre de grandeur, permet de l’illustrer. Si l’on suppose que l’on pourrait grouper les 80 % de la population française aux revenus les plus bas autour d’une moyenne de 20 000 par an après impôts (les revenus les plus bas en France, qui concernent une catégorie fort nombreuse, les vieux sans retraite ou avec une petite retraite, sont de loin inférieurs au Smic) et les 20 % restants autour d’une moyenne de 80 000 par an après impôts, on voit par un calcul simple que ces deux catégories se partageraient par moitié le revenu disponible pour la consommation. Dans ces conditions, un cinquième de la population disposerait d’autant de pouvoir de consommation que les autres quatre cinquièmes. Cela veut dire aussi qu’environ 35 % de la production de biens de consommation du pays sont exclusivement orientés d’après la demande du groupe le plus favorisé et destinés à sa satisfaction, après satisfaction des besoins “élémentaires” de ce même groupe ; ou encore, que 30 % de toutes les personnes employées travaillent pour satisfaire les “besoins” non essentiels des catégories les plus favorisées (en supposant que le rapport consommation/investissement est de 4 à 1 ce qui est en gros l’ordre de grandeur observé dans la réalité).
On voit donc que l’orientation de la production que le “marché” imposerait dans ces conditions ne refléterait pas les besoins de la société, mais une image déformée, dans laquelle la consommation non essentielle des couches favorisées aurait un poids disproportionné. Il est difficile de croire que, dans une société autogérée, où ces faits seraient connus de tous avec exactitude et précision, les gens toléreraient une telle situation ; ou qu’ils pourraient, dans ces conditions, considérer la production comme leur propre affaire, et se sentir concernés – sans quoi il ne pourrait une minute être question d’autogestion. La suppression de la hiérarchie des salaires est donc le seul moyen d’orienter la production d’après les besoins de la collectivité, d’éliminer la lutte de tous contre tous et la mentalité économique, et de permettre la participation intéressée, au vrai sens du terme, de tous les hommes et de toutes les femmes à la gestion des affaires de la collectivité.
Nos Desserts :
- Au Comptoir, nous avons publié un article sur le collectif Socialisme ou Barbarie, co-fondé par Cornelius Castoriadis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale
- Découvrez l’article en entier pour les plus motivés
- Un de nos rédacteurs a publié une synthèse de la pensée de Cornelius Castoriadis dans la revue Ballast
- Un excellent article de Manuel Cervera-Marzal sur le conflit, à travers une lecture croisée de Chantal Mouffe, Miguel Abensour, Karl Marx et Cornelius Castoriadis
Catégories :Politique
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