Le Comptoir : Vous avez dédié un livre à Castoriadis. Comment avez-vous découvert cet immense penseur ?
Serge Latouche : Je ne me rappelle plus exactement, cela fait assez longtemps. J’ai d’abord découvert ses œuvres, avant de rencontrer l’homme. Je crois que l’ai un peu raconté dans le livre de François Dosse (Castoriadis, une vie, La Découverte, 2014). C’est L’institution imaginaire de la société, qui m’a fait rentrer dans Castoriadis. Je connaissais aussi ses articles dans l’Encyclopædia Universalis. Et la lecture de L’institution imaginaire de la société a été tellement importante pour moi que je dis souvent que j’ai deux maîtres, Castoriadis et Ivan Illich.
Comment l’avez-vous rencontré personnellement ?
La première rencontre a été assez bizarre. Je l’ai rencontré dans un taxi qui m’emmenait de l’aéroport de Rome ou centre de Rome, pour me rendre à un colloque auquel il participait aussi. Et dedans il m’a dit : « Mais Latouche, on se connaît depuis longtemps ! » J’avais sans doute dû le rencontrer avant, mais je ne m’en souvenais guère. Le contact a été immédiat et nous nous sommes reconnus comme deux complices.
« La démocratie radicale pour lui se définit comme société autonome, au vrai sens du terme – pas la fausse autonomie de l’individualisme libéral –, c’est-à-dire autant collective qu’individuelle. »
L’auto-institution de la société et l’autonomie sont les grands combats de Castoriadis. En quoi rejoignent-ils ou nourrissent-ils ceux de la décroissance ?
Je viens du marxisme et je croyais que l’infrastructure dominait la superstructure [la structure économique domine l’ensemble formé par la structure politique et la structure idéologique, NDLR]. Dans L’institution imaginaire de la société, Castoriadis renverse complètement la perspective en montrant que la société s’institue d’abord dans l’imaginaire. C’est pour moi une de ses grandes idées. Je l’ai utilisée dans la critique du “développement”, mot toxique qui appartient à ce qu’il appelle les “significations imaginaires sociales”. C’est une signification imaginaire sociale structurante de la société contemporaine. Selon lui, il faut sortir de tout cet enfumage de la société de consommation qui nous mène à la montée de l’insignifiance, à la société de l’éphémère, etc. Il a développé tout cela dans Les carrefours du labyrinthe.
La démocratie radicale pour lui se définit comme société autonome, au vrai sens du terme – pas la fausse autonomie de l’individualisme libéral –, c’est-à-dire autant collective qu’individuelle. Pour moi, la décolonisation de l’imaginaire de l’économie de croissance et la mise en place d’une société soutenable, qui doit se donner ses propres valeurs, impliquent une forme de démocratie directe et radicale.
Pourquoi ?
Qui va dire la loi ? Dans la société hétéronome, la loi vient de Dieu, des ancêtres, de la révélation, du Coran, des Évangiles, etc. La société actuelle est dominée par la main invisible du marché et les lois de la technoscience. On ne peut pas imaginer plus hétéronome. On le voit bien dans ce qui s’est passé en Grèce : le peuple a rejeté les politiques d’austérité, mais elles lui ont quand même été imposées par les lois du marché. Une fois sortie de l’hétéronomie, seuls nous pouvons nous donner nos propres lois. Mais cela pose un problème que Castoriadis n’affronte pas réellement. Car qui est le demos ? Est-ce que les fous et les malades mentaux en font partie ? Et les étrangers ? Les enfants ? Il y a toujours une instance transcendante. C’est là le grand débat entre Castoriadis et Lefort. Et je crois que ce dernier a vu juste sur ce point. Castoriadis avait l’illusion qu’on pouvait construire la démocratie radicale. Mais selon moi, ce n’est jamais qu’un horizon de sens. Nous devons imposer des mesures allant toujours dans le sens de plus de démocratie, mais il y aura toujours une instance de pouvoir inévitable, car comme disait Lefort, le pouvoir est un lieu vide. Je crois que Castoriadis a un peu évité ce problème.
L’une des choses qui revient le plus dans vos écrits, c’est l’idée de “décolonisation des imaginaires”. J’imagine qu’elle est inspirée par Castoriadis.
C’est une de mes deux sources, mais pas la seule. Effectivement, je me suis nourri de L’institution imaginaire de la société, mais aussi de l’anthropologie anti-impérialiste. Par exemple, Serge Gruzinsky a écrit La colonisation de l’imaginaire : Sociétés indigènes et occidentalisation dans le Mexique espagnol, XVIe-XVIIIe siècles, qui m’a aussi inspiré. Je peux aussi mentionner Oppression et libération dans l’imaginaire de Gérard Althabe. En tant qu’économiste du “développement”, j’étais très sensible à l’anthropologie. Chez beaucoup d’anthropologues, nous retrouvons l’idée qu’il ne faut pas que décoloniser politiquement, mais aussi décoloniser les imaginaires. Pour nous autres, occidentaux, c’est même une auto-décolonisation.
« Il y a chez Castoridias une forme d’ethnocentrisme et d’universalisme. »
Justement, cela m’amène à l’une des divergences qu’il pouvait exister entre vous. Dans son treizième numéro, « Le retour de l’ethnocentrisme » (1er semestre 2001), dédié au multiculturalisme, La revue du Mauss a publié un débat qui vous oppose à Castoriadis. Ce dernier relativise le relativisme, en soutenant que toute les civilisations sont égales, mais que la civilisation occidentale l’est plus que les autres, puisque c’est la seule qui accepte cette idée d’égalité. Vous n’étiez pas d’accord avec ce propos… Pouvez-vous développer ?
Bien qu’il s’en défende, Castoriadis était très fier d’être grec et considère que ce peuple a inventé la philosophie et la démocratie. Mais, elle a en réalité inventé une certaine philosophie et une certaine démocratie. Je crois avec François Jullien, qui est tout à fait légitime, qu’il existe une philosophie chinoise. Cela a aussi un sens de parler de démocratie des sociétés primitives sans État. C’est vrai qu’il y a une transcendance, mais il n’y a pas de société sans transcendance. Ce n’est pas exclusif. Cependant, il y a une vraie forme d’autonomie, qui n’est jamais totale. Il y a néanmoins de la délibération. J’ai aussi beaucoup travaillé sur les palabres africaines, qui sont des formes de démocratie. Ce n’est certes pas une démocratie radicale totale, mais la démocratie radicale totale n’existe pas. Il y a chez Castoridias une forme d’ethnocentrisme et d’universalisme.
Mais j’imagine qu’il vous répondrait qu’il faut reconnaître qu’il y a dans certaines sociétés, comme la société athénienne du IVe siècle av. J.-C., l’Europe de la Renaissance ou la France durant la Révolution, une volonté de s’auto-instituer qui n’est pas présente dans toutes les sociétés. N’ont-elles pas un mérite particulier comme le pense Castoriadis ?
Oui, elles ont ce mérite, c’est vrai. Mais cela ne suffit pas pour leur attribuer un monopole. Je suis beaucoup plus relativiste.
Qu’est-ce que Castoriadis peut encore nous apporter aujourd’hui ?
Fondamentalement, sa critique de la société de consommation est toujours valable. La montée de l’insignifiance reste toujours d’actualité. Nous sommes toujours dans le monde qu’il a analysé. Pour finir, sa revendication démocratique conserve son importance. Mais il concevait trop les choses comme tout ou rien. La démocratie est selon moi un horizon de sens. Par conséquent, imposer le référendum d’initiative populaire ou d’autres mesures de ce type est important.
« La démocratie est selon moi un horizon de sens. »
Dans un contexte d’atomisation de la société, caractérisée par la montée de l’insignifiance, ces mesures peuvent-elles vraiment être opérantes ? Si les gens ne s’intéressent pas à la chose publique, le référendum d’initiative populaire risque de n’être que cosmétique…
Ça ne sera pas une révolution. Mais il y a quand même une différence très importante entre la vie politique en Suisse, où il y a le référendum d’initiative populaire et des votations très importantes, et la vie politique française. Ce n’est pas négligeable, même si la Suisse reste soumise au pouvoir des multinationales et de la finance.
Nos Desserts :
- Au Comptoir, nous consacrions un article à la démocratie suisse dans le premier numéro de notre revue
- En 2017, nous avons dédié une semaine de publications à Pierre Clastres et à son travail sur les sociétés sans État
- Rretouvez notre précédent entretien avec Serge Latouche qui nous disait que « la croissance est morte dans les années 1970 »
- Nous avons déjà écrit sur Socialisme ou barbarie
- Pour chopper en librairie le livre de Serge Latouche sur Castoriadis
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