Société

Michelle Zancarini-Fournel : « L’émotion populaire est une réaction spontanée guidée par le sens de ce qui est juste »

Après les démêlés ayant opposé les tenants d’un “roman national” aux partisans de l’histoire globale, l’heure serait-elle au retour du peuple chez les historiens ? En 1980, Howard Zinn publiait « Une histoire populaire des États-Unis » qui deviendra son best-seller et sera traduit dans plusieurs langues, dont le français, en 2002. Ce livre proposait une vision alternative de l’histoire du pays de l’oncle Sam, du point de vue des dominés : Indiens, ouvriers, syndicalistes, femmes, noirs. Michelle Zancarini-Fournel a décidé de mettre ses pas dans ceux de l’historien américain. Professeur émérite à l’université Claude Bernard-Lyon-I, l’historienne est spécialiste de l’histoire des milieux populaires, des femmes et des mouvements sociaux des années 1960-1970. Son dernier ouvrage,« Les luttes et les rêves : Une histoire populaire de la France de 1685 à nos jours » (La Découverte, 2016) s’efforce de raconter une histoire de la France “par en bas”, celle de tous les oubliés de l’histoire officielle.

Le Comptoir : Votre livre retrace le destin de tous ces hommes et femmes du quotidien, ouvriers, paysans, syndicalistes, esclaves, peuples colonisés, que vous appelez les “gens de peu”. Pourquoi cette histoire populaire des dominés doit-elle être envisagée au pluriel ?

Michelle Zancarini-Fournel : Mon souci dans ce livre était d’écrire non pas une histoire des syndicats ou des partis, mais celle d’individus et de leur accommodement au quotidien ou de leurs résistances. Ces dernières peuvent évidemment se réaliser collectivement dans le cadre d’organisations qu’il est nécessaire d’évoquer mais, encore plus souvent, dans des rassemblements spontanés. Les femmes, les esclaves, les paysans et les ouvriers n’avaient pas les mêmes revendications et tout dépendait aussi du lieu et de la politique des dominants. Il faut donc être attentif aux contextes et aux processus.

Une grande importance est accordée aux luttes collectives d’émancipation. Ces “classes subalternes” partagent-elles véritablement un monde et des intérêts communs ou chaque combat reste-t-il propre à chaque catégorie ?

Une clé d’explication fondamentale du comportement des individus est celle “d’économie morale” : décider dans une conjoncture spécifique ce qui relève du juste et de l’injuste, privilégier la légitimité sur la légalité. Plus que d’une catégorie particulière, c’est la question du moment, de la conjoncture qui est spécifique et qui crée des situations qui ne sont jamais identiques. Il y a cependant des moments particuliers, comme la Révolution française, où différents groupes sociaux se retrouvent dans les mêmes revendications ; ou encore en 1851, lorsqu’on voit des habitants du même village, artisans, huissiers de justice, instituteurs, vignerons, manœuvriers, manifester ensemble contre le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte.

En quoi la Révolution française constitue-t-elle un événement fondateur dans la naissance du peuple ?

C’est le point de vue de Jules Michelet [l’un des grands historiens républicains du XIXe siècle dont l’œuvre donnera naissance au “roman national”] pour qui le peuple est né en 1789 avec la Révolution française. S’il est vrai que la Révolution est un moment de basculement du régime politique et d’expression dans l’espace public des différentes couches populaires pendant une dizaine d’années, le “peuple” existait avant 1789. “Peuple” est un terme polysémique qui a une définition à géométrie variable. Mais les révoltes des paysans et des artisans commencent bien avant, dès le Moyen Âge. J’ai personnellement décidé de partir de 1685, qui est le moment où s’affirme la domination absolue du pouvoir royal qui veut imposer sa police religieuse sur les esclaves pour les convertir au catholicisme et donner un cadre juridique à l’esclavage. Au même moment, les protestants sont pourchassés à la suite de l’édit de Fontainebleau qui supprime la tolérance du culte protestant autorisé par l’édit de Nantes en 1598. Plus que “peuple”, j’emploie le concept de dominants et de dominés, à la fois sur le plan politique, social et religieux.

« La connaissance des luttes passées ouvre le champ des possibles. »

Vous soulignez à plusieurs reprises l’importance des émotions en politique. Dans quelle mesure les affects jouent-ils un rôle capital dans les différentes formes de résistances ?

Comme je vous le disais précédemment, quand la situation devient insupportable, on parle “d’émotions populaires” poussées par les affects, terme qui décrit la réaction spontanée à cette situation guidée par le sens de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas. Pendant la Révolution, l’expression des émotions est à son comble dans les manifestations, mais aussi dans le quotidien. Des femmes, qui faisaient la queue très tôt le matin devant les boulangeries pour avoir du pain, ne supportent pas de voir d’autres personnes servies et s’émeuvent violemment de la situation. D’autres s’emparent des kilos de sucre cachés par des accapareurs et le vendent à prix juste au milieu de la rue. Les funérailles de Marat, assassiné par Charlotte Corday, donnent lieu à l’expression d’émotions extrêmement démonstratives. D’une façon générale, le rituel des enterrements publics permet aux émotions collectives de constituer une résistance aux pouvoirs. Dans les années 1820-1830, sous la Restauration, des foules se réunissent à Paris pour les enterrements des opposants au régime. Des discours, des drapeaux tricolores, plus tard rouges, parfois des cris tels que « Vive la République ! » accompagnent les cortèges. La participation à ces enterrements politiques permet aux sans-voix de s’exprimer émotionnellement et politiquement par leur participation au rituel funéraire. Cette tradition se poursuit jusqu’au XXe siècle, comme lors du « massacre d’État » (Alain Dewerpe) au métro Charonne en février 1962.

De la révolution de 1848 au Front populaire, en passant par la Commune, les catégories populaires apparaissent finalement comme celles des vaincus de l’Histoire. Diriez-vous, avec l’historien Enzo Traverso que « la gauche est une histoire de défaites » ?

L’appréciation me paraît à la fois vraie et insuffisante. Dans toute la période 1830-1871, mais aussi en 1936, il faut prendre en compte l’importance des discours qui ont pu être tenus, des utopies concrètes qui ont été recherchées, des combats pour la liberté, qui ont, à coup sûr, transformé les personnes qui se sont impliquées dans les événements, même si, en fin de compte, les soulèvements, rébellions ou insurrections se sont terminés par des défaites. Par exemple, même si le Front populaire a en partie échoué, il a aussi transformé en profondeur les situations et les mentalités – pensons au rôle des occupations d’usines ou encore des congés payés qui ont marqué les mémoires. Par ailleurs, on retrouve nombre des militants actifs pendant le Front populaire dans la Résistance quelques années plus tard.

Les accords de Matignon du 7 juin 1936 « Victoire sur la misère ! », titrait Le Peuple

Dans une tribune parue dans Le Monde, vous en appeliez à « un renouveau de la gauche par le bas » en rappelant que les valeurs de solidarité, d’humanité, d’égalité et de fraternité restaient bien vivantes dans la société. En quoi l’Histoire peut-elle nous aider à réinventer une manière de faire de la politique ?

Connaître le passé est indispensable pour penser que “cela a pu exister” même s’il n’est pas question de penser que les situations se répètent à l’identique. Il permet de démontrer ce que ces valeurs ont pu soulever d’émotions et de discours et transformer, même fugitivement, la condition des dominés. La connaissance du passé ouvre le champ des possibles, qui se décline ensuite à l’aide des leçons du passé, mais avec les paroles et les instruments du présent. Chaque époque invente ses formes de mobilisation, ses répertoires d’action et le passé ne doit pas représenter une pesanteur, mais une aide pour le dépasser dans le futur.

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