À quelques mois de la Coupe du monde de football en Russie, aucune équipe africaine ne fait figure de favorite de la compétition. D’ailleurs, aucune équipe de ce continent n’a jamais remporté le prestigieux titre malgré un potentiel indéniable et reconnu de tous. La faute à la pauvreté diront certains. Pourtant, en comparaison, l’Amérique du Sud compte trois pays titrés (l’Uruguay, le Brésil et l’Argentine) malgré la misère et les inégalités. Mais voilà, l’Afrique est le continent subissant le plus les dommages collatéraux de l’expansion du Capital et de la mondialisation. Et les peuples d’Afrique sont prisonniers des intérêts occidentaux et d’élites politiques africaines opportunistes et corrompues. Le football en est un parfait miroir.
« En Afrique, plus qu’ailleurs, le football est un outil d’affirmation de la souveraineté des dirigeants politiques sur leurs peuples. »
Le football africain présente un paradoxe : il est à la fois complètement intégré à la mondialisation mais il en est également totalement exclu. Il est intégré car l’extraversion (l’augmentation soudaine et significative du nombre de joueurs africains en Europe) du football africain au cours des années 1970 en a fait un acteur clé dans l’internationalisation de ce sport. En effet, les joueurs africains s’exportent maintenant depuis plus de quarante ans en Europe à une fréquence relativement élevée. À travers ses joueurs de football, l’Afrique participe ainsi du processus de mondialisation. Néanmoins, le continent en est totalement exclu car en réalité, il constitue avant tout un réservoir de “marchandises” exploitées très jeunes. Les élites africaines (dirigeants des équipes nationales et chefs d’État) se soumettent aux besoins du marché, transformant ainsi la jeunesse de leurs pays en produits standardisés exportables vers l’Europe. Plus qu’un sujet du football mondialisé, le football africain en est surtout un objet. Les championnats nationaux sont sacrifiés et la priorité est donnée à l’exportation de joueurs.
Les footballeurs africains : des produits exportables avant tout
Rafaelle Poli, directeur de l’Observatoire du football CIES (un groupe de recherche faisant partie du Centre international d’étude du sports, spécialisé dans l’analyse du marché des transferts et l’étude des performances des joueurs) montre que l’évolution des exportations de joueurs suit les fluctuations de l’Histoire. Ainsi, les joueurs des pays colonisés jusqu’aux années 1960 (à l’image de l’Algérie et du Maroc) ne subissaient pas les quotas limitant leur présence. Mais, après les indépendances, on assiste à un changement radical puisque les clubs français ne font plus appel aux joueurs africains mais tournent leur regard vers l’Amérique du Sud et l’Europe de l’Est. La part de joueurs africains dans le championnat français passe alors de 54,5 % à 14,3 %.
« Les élites africaines se soumettent au besoin du marché, transformant ainsi la jeunesse de leur pays en produits standardisés exportables vers l’Europe. »
Au tournant des années 1980, de nouvelles mesures juridiques favorisent l’extraversion des joueurs africains. La FIFA (Fédération internationale de football association) met alors en place un calendrier avec des périodes dites protégées obligeant les clubs à mettre leurs joueurs à disposition des sélections nationales. L’année suivante, la FIFA libéralise l’emploi des joueurs professionnels expatriés. Ces deux décisions inversent le rapport de pouvoir et permettent désormais aux États africains de voir l’expatriation comme une ressource économique et sportive puissante. Treize ans plus tard, l’arrêt Bosman accélère le flux de joueurs africains vers l’Europe : la libre circulation des joueurs communautaires dans l’espace européen élimine la concurrence pour les joueurs africains ; les joueurs étrangers européens ne prenant alors plus les trois places de joueurs extra-communautaires, celles-ci sont disponibles pour les joueurs africains. De plus, l’accord de Cotonou signé en 2000 entre l’Union Européenne, les États d’Afrique, Caraïbes et Pacifique permet aux pays signataires de s’affranchir des quotas de joueurs extracommunautaires, donnant la possibilité à de nombreux joueurs africains d’intégrer les équipes nationales.
Néanmoins, la volonté d’intégrer ce “marché transnational à visée spéculative” entraîne de nombreuses désillusions. Rafaelle Poli parle de 10 % de footballeurs parvenant à rejoindre l’Europe, les autres prétendants subissant la loi du marché.
Le football comme instrument politique
En Afrique, plus qu’ailleurs, le football est un outil d’affirmation de la souveraineté des dirigeants politiques sur leurs peuples. D’ailleurs, les directions des instances nationales du football sont confiées à des hauts fonctionnaires ou des ministres.
Avant les années 1980, les politiques africains adoptaient une attitude protectionniste vis-à-vis de leurs joueurs. Les championnats nationaux étaient valorisés et le départ de joueurs pour l’Europe était mal perçu. Ainsi, le joueur malien Salif Keïta est contraint de quitter clandestinement le pays à la fin des années 1960 pour rejoindre l’AS Saint-Étienne. Avant 1968, la CAF (Confédération africaine de football) interdit aussi la présence de joueurs expatriés dans les sélections.
À partir des années 1980, un changement s’amorce. Les joueurs sont progressivement vus par les élites comme des ressources économiques. C’est ainsi que l’exportation de “produits” sera désormais considérée comme un avantage pour le pays. D’un autre côté, la priorité est aussi donnée aux sélections nationales pour être les vitrines du pays, mais aussi du pouvoir politique. Mais l’émigration massive de joueurs entraîne un affaiblissement considérable des championnats locaux. Les sélectionneurs des nations africaines parcourent alors l’Europe à la recherche de joueurs sélectionnables pour celles-ci. Les sélections nationales se trouvent ainsi composées majoritairement de joueurs issus de la diaspora. On assiste même à des cas assez ubuesques comme celui d’Aly Cissokho, joueur français d’origine sénégalaise courtisé par le Mali alors qu’il n’a aucun lien avec ce pays. On peut aussi évoquer également le cas absurde du sélectionneur brésilien du Togo qui a “importé” treize joueurs de son pays pour jouer avec la sélection togolaise.
La conséquence de cette volonté politique est la proportion importante de joueurs expatriés dans les sélections pendant les compétitions internationales. Prenons le cas du Maroc. En 1998, le pays du soleil couchant comptait quinze joueurs expatriés (sur vingt-trois sélectionnés). Autre chiffre inquiétant, 80,9 % des joueurs africains sélectionnés pour la Coupe du monde de 2006 jouaient en dehors de leur pays. Il est probable que pour la Coupe du monde 2018, la sélection marocaine ne compte que trois joueurs locaux sur vingt-trois.
« L’émigration massive de joueurs entraîne un affaiblissement considérable des championnats locaux et les sélections nationales sont composées majoritairement de joueurs issus de la diaspora. »
Perception néocoloniale
Plus encore, la vision des européens sur l’Afrique joue un rôle fondamental dans le maintien de cet assujettissement du football africain. En effet, à la fin des années 1990, de nombreux centres de formation français ont choisi de former des joueurs dont les caractéristiques premières sont la puissance physique et l’athlétisme. La victoire de l’équipe de France lors la Coupe du monde en 1998 a accéléré ce processus. Celle-ci fût récupérée par des politiques et des médias présentant l’équipe comme la réussite de la diversité “black-blanc-beur“. Une sorte de “racisme de gauche“ (c’est-à-dire un enthousiasme à attribuer à des ethnies des caractéristiques propres et une essence) s’est développée. Tout le monde voulait son “petit arabe“ technique pour jouer meneur de jeu ou son “black“ costaud à la Thuram ou Desailly. De nombreux joueurs africains et d’origine africaine ont ainsi été recrutés et formés.
Une décennie plus tard, en 2011, cette politique est dénoncée par le sélectionneur Laurent Blanc. On se souvient de cette polémique dite des quotas révélée par Mediapart sur laquelle reviennent Simon Kuper et Stefan Szymanski dans le livre de référence Soccernomics (traduit en français par Les attaquants les plus chers ne sont pas ceux qui marquent le plus, De Boeck, 2012) : « Lors de la réunion, le sélectionneur de l’équipe de France Laurent Blanc […] aurait dit : “On a l’impression qu’on forme vraiment le même prototype de joueurs : grands, costauds, puissants. […] Qu’est-ce qu’il y a actuellement comme grands, costauds, puissants ? Les blacks ! […] Les Espagnols, ils ont dit : “Nous, on n’a pas de problème. Nous, des blacks, on n’en a pas.” Par la suite, Blanc a précisé qu’il parlait des qualités footballistiques et pas de la couleur de peau, qu’il se fichait que l’équipe de France soit uniquement constituée de joueurs noirs pourvu qu’il y ait un équilibre entre taille et compétences techniques. » Si Blanc se défend d’être raciste, il n’en demeure pas moins que sa vision du joueur africain révèle un imaginaire collectif bien ancré. Pour beaucoup, il est prouvé scientifiquement que les noirs courent plus vite que les blancs en raison de prédispositions génétiques.
Trois ans plus tard, Willy Sagnol, ancien joueur de l’équipe de France et entraîneur des Girondins de Bordeaux, allait plus loin : « L’avantage du joueur typique africain, c’est qu’il est pas cher quand on le prend, c’est un joueur qui est prêt au combat généralement, qu’on peut qualifier de puissant sur un terrain. » Dans le même entretien au journal Sud Ouest, il critiquait les inconvénients du joueur africain qui, en janvier et février, en pleine saison, doit partir tous les deux ans participer à la Coupe d’Afrique des nations (rebaptisée depuis 2016, Coupe d’Afrique des nations Total). Si ce genre de propos participe au développement d’une vision condescendante vis-à-vis des joueurs africains, il révèle une des réalités des centres de formation français. En avril 2009, le magazine So Foot constate aussi que « la Ligue 1 en tête a choisi : le joueur d’aujourd’hui et de demain est, et sera, noir. Parce qu’il est censé être plus vite, plus loin, plus haut, plus fort. Et aussi plus vendeur… »
L’espoir de la formation africaine
Face au coût que représente la formation d’un joueur extra-communautaire mais aussi devant l’interdiction des transferts internationaux de mineurs mise en place par la FIFA il y a quelques années, les clubs européens ont parrainé des centres de formation sur le sol africain. Le FC Barcelone par exemple est très présent au Maroc ainsi qu’au Nigéria.
« Le foot est un moyen, l’éducation un objectif. » Jimmy Adjovi-Bocco
L’ancien joueur de foot Jean-Marc Guillou n’a pas attendu ces clubs. Il a été l’un des premiers à créer une école de football, l’Académie du sol béni, à Abidjan en 1994. Yaya Touré, Emmanuel Eboué, Didier Zokora y ont été formés. Quasiment en même temps, au Cameroun, la Kadji Sport Académie et l’École de football des brasseries du Cameroun sont fondées et participent à la formation des meilleurs joueurs du pays. Au Sénégal, Jimmy Adjovi-Bocco a fondé avec Patrick Vieira et Bernard Lama l’association Diambars appuyée par l’homme d’affaires et président de la ligue de football sénégalaise Saer Seck. Si la formation de joueurs professionnels est un objectif pour Djambars, ce n’est pas le seul. Adjovi-Bocco a pour ambition première de mener un projet social. Les initiatives de ce genre se multiplient en Afrique et leur rôle social s’avère crucial, dressant la perspective de changements à venir. Certes, elles ne sont pas à l’abri d’esprits malintentionnés et les histoires de détournement d’argent sont légion. Le paternalisme occidental reste également ultra-présent mais progressivement, le football africain se pense à partir de lui-même.
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Catégories :Société
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