Politique

Du “citoyen du monde” au “village planétaire” : chronique du capitalisme

Idéal de vie pour certains, le “citoyen du monde” n’est qu’une figure théorique creuse, bien éloignée de sa définition stoïcienne originelle, à laquelle il manque deux composantes pourtant essentielles : être un citoyen et appartenir à une cité.

Vêtu d’un costume trop grand pour lui, le citoyen du monde moderne marche dans une rue trop bondée pour qu’on le distingue et s’arrête devant un bâtiment trop haut pour en voir le sommet. Si ce constat lui offre à la fois une raison de se lamenter – il n’est plus à la hauteur de rien – et une raison de se féliciter – rien n’est plus à sa hauteur non plus –, il révèle surtout le divorce qui a lieu quotidiennement entre le citoyen et la cité, le singulier et le pluriel, le particulier et le général. Bref, entre sa maladie de foie et le réchauffement climatique.

Dans sa « Chronique des nourritures et des occupations », issue des Dernières nouvelles de l’homme, Alexandre Vialatte, critique littéraire, traducteur de Kafka et de Nietzsche, écrit : « Il [l’homme] achète la télévision. Il y voit des hommes qui galopent, des chevaux qui courent, des femmes qui plongent, des bonzes qui brûlent, des Arabes qui crient, et le général de Gaulle qui répond point par point à la question qu’on a oublié de lui poser. […] Ces images lui brouillent l’entendement. Il ne voit pas bien ce qu’il fait au milieu de toutes ces choses, avec sa femme, son chat et sa maladie de foie. » « L’homme du XXe siècle », comme Vialatte aimait l’appeler, tout comme celui du XXIe, est constamment dépassé non seulement par les choses mais aussi par les évènements. Les informations ne manquent pas : bien au contraire, mais plus il est informé et plus il a le vertige. Il ne sait plus où donner de la tête entre le réchauffement climatique, la crise économique, la guerre au Moyen-Orient et sa maladie du foie. Aussi devient-il stérilement soucieux des premières et invariablement honteux de la dernière. Par un procédé mystérieux et proprement moderne, chaque individu a paradoxalement pour devoir de s’occuper de ce qui ne le regarde pas. Comment expliquer raisonnablement un tel phénomène ?

De l’éblouissement à l’aveuglement

L’expression “village planétaire” apparaît pour la première fois sous la plume de Marshall McLuhan dans son ouvrage The Medium is the Message. Outre le constat de l’uniformisation de la culture due à la multiplication des flux commerciaux et à la suppression des frontières nationales, thèse reprise plus tard par Thomas Friedman dans La terre est plate, McLuhan insiste, en tant que sociologue et théoricien de la communication, sur l’implication des médias dans la construction d’un “village global” qui tient plus de la fiction que du réel. Afin de mieux identifier les apories d’une telle représentation, il suffit de se laisser prendre au jeu du mondialisme et de soulever ses propres contradictions.

Le “citoyen du monde” répond à deux exigences. La première, c’est celle d’être un citadin parmi les citadins, un habitant de la cité, c’est-à-dire un élément de la masse. Dans Une question de taille, le philosophe et mathématicien Olivier Rey dresse un constat, généralement admis aujourd’hui : « Dans les grandes villes qui se multiplient, peuplées d’individus, les visages connus sont l’exception dans un océan de visages inconnus. » Cet anonymat profond dans lequel est plongé le citoyen est d’un côté un gage de sécurité, de l’autre une source de troubles psychologiques et sociaux. Le paradoxe tient en ce que, après avoir volontairement noyé l’individu dans le collectif, on lui impose de s’impliquer et de participer à la “chose publique”. Là où la proximité, qu’elle soit géographique ou sociale, n’est plus un critère déterminant dans les relations sociales, le citoyen se sent à la fois entouré et esseulé dans une cité qui semble s’animer artificiellement dès qu’il apparaît, où le paysage se dessine devant lui et s’efface derrière lui à mesure qu’il marche, comme dans un mauvais jeu vidéo.

Être un citoyen sans cité est la seconde et non moins paradoxale exigence d’un citoyen du monde. La seule expression de “village planétaire” révélait déjà la parfaite inconsistance du projet mondialiste, projet qui consiste à étendre la logique capitaliste à l’ensemble de la planète. Cachée derrière sa propagande éhontée qui vise à éblouir l’individu des bienfaits du libre-échange et d’une perspective internationale, l’idéologie mondialiste entreprend en réalité d’aveugler le citoyen et de le retirer de la res publica [chose publique] afin de le livrer entièrement et sans résistance à la res economica. Dès lors, tout l’argumentaire économique n’est que la légitimation ex post de cette volonté de neutraliser l’individu. In fine, c’est bien le « laissez passer les marchandises » qui doit l’emporter sur le « laissez faire les hommes », selon la célèbre formule de Vincent de Gournay.

Encore une promesse non tenue

Mi-ébloui mi-aveuglé par la superficie et la prospérité du village planétaire, le citoyen du monde se voit promettre, qui plus est, qu’il a sa place dans le cosmos capitaliste dont il entend parler et qu’il pourra participer à la construction de cette tour de Babel moderne. Le mondialisme se répand donc essentiellement grâce à ce que Marx appelait la “superstructure” du capitalisme, c’est-à-dire les manifestations de l’esprit humain dans la vie sociale, politique et spirituelle, puisque « la production des idées, des représentations et de la conscience, est d’abord directement et intimement mêlée à l’activité matérielle et au commerce matériel des hommes : elle est le langage de la vie réelle », écrit Marx dans L’idéologie allemande. Ainsi, sensibiliser le citoyen aux enjeux économiques et géopolitiques et lui imposer de parler une langue commune pour le commerce sont des moyens parmi d’autres de le persuader inconsciemment de la nécessité de l’ouverture culturelle et de la primauté de l’international, c’est-à-dire de l’indéfini, parce que celui-ci est inconnu et semble inépuisable. Aussi la classe mondialisée exerce-t-elle un chantage à l’intérêt général sur celle qui ne l’est pas encore : c’est elle qui rend le citoyen du monde soucieux du réchauffement climatique et honteux de son mal de foie. À propos d’elle, dans Le manifeste du parti communiste, Marx et Engels écrivent que « poussée par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut s’implanter partout, exploiter partout, établir partout des relations. » La classe bourgeoise mondialisée dont parle Marx retrouve toute sa pertinence aujourd’hui sous le nom de “manipulateurs de symbole”, élites mondialisées que Robert Reich distingue par leur capacité à tirer profit de la mondialisation. En d’autres termes, il s’agit de ceux qui gagnent à l’échange et échappent à la concurrence grâce à leur mobilité et leurs compétences, c’est-à-dire “ceux qui ont réussi”, par opposition à “ceux qui ne sont rien”.

« Suivant la réalité qui s’esquisse actuellement, on pourra considérer comme prolétaires les gens qui n’ont aucune possibilité de modifier l’espace-temps social que la société leur alloue à consommer (aux divers degrés de l’abondance et de la promotion permises). Les dirigeants sont ceux qui organisent cet espace-temps ou ont une marge de choix personnel. » Guy Debord

La promesse faite au citoyen du monde, qu’il consomme ou qu’il produise – puisque, comme aimait le répéter Michel Clouscard, un consommateur est seulement un individu qui consomme plus qu’il ne produit –, ne peut donc raisonnablement pas être tenue : dans le souci qu’il porte aux affaires de ce monde, le citoyen moderne n’est jamais qu’un spectateur bienveillant qui a pour rôle de pousser une voiture en marche. À ce propos, Guy Debord écrivait déjà dans La société du spectacle que « l’aliénation du spectateur au profit de l’objet contemplé (qui est le résultat de sa propre activité inconsciente) s’exprime ainsi : plus il contemple, moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir. L’extériorité du spectacle par rapport à l’homme agissant apparaît en ce que ses propres gestes ne sont plus à lui, mais à un autre qui les lui représente. C’est pourquoi le spectateur ne se sent chez lui nulle part, car le spectacle est partout. » Aussi faire croire au citoyen du monde qu’il n’est pas qu’un simple spectateur de la production capitaliste, c’est lui mentir. Le dilemme du citoyen du monde entre le réchauffement climatique ou sa maladie du foie n’est donc qu’une fausse préoccupation, ultime subterfuge grâce auquel le maître occupe la pensée de l’esclave tandis que son énergie est au travail.

Qu’il fût un citoyen, qu’il y eût une cité

« En écoutant le bulletin météorologique, forte émotion à cause de “pluies éparses” » écrit Émile Cioran dans De linconvénient d’être né, son recueil d’aphorismes. Une telle déclaration, si elle résume tout l’enjeu de la poésie, révèle surtout une vérité précieuse quant à la place du un dans le tout : l’espace qui sépare le “on” du “moi” requiert un petit pas pour l’homme mais un grand pas pour l’humanité. En effet, s’il est aisé pour le particulier de se représenter le général, il est paradoxalement difficile pour le général de se représenter lui-même. Ni le réchauffement climatique ni les “pluies éparses” n’ont d’existence en soi : ils existent par et pour l’individu en tant qu’informations. Ainsi, la querelle intérieure du citoyen moderne entre les problèmes de société et sa maladie de foie est non seulement fabriquée de toute pièce par le système médiatico-mondial, mais aussi et surtout insoluble. Dès lors, la seule différence qu’il y ait entre le réchauffement climatique et sa maladie de foie, c’est que le premier n’existe pas tant qu’il n’y pense pas. La citoyenneté mondiale est donc une chimère grâce à laquelle le capitalisme néolibéral assure sa pérennité en donnant l’impression à l’individu que si la cité tombe, il tombe avec elle.

La citoyenneté mondiale a ceci de paradoxal qu’elle appelle cité ce qu’elle ne parvient pas à limiter – c’est-à-dire le monde – et qu’elle nomme citoyen de cette cité un individu qu’elle ne peut pas représenter, avec l’espoir d’unifier ce qui n’a rien en commun. Une telle supercherie fait penser à la célèbre phrase issue des Mémoires de guerre de de Gaulle à propos du président Lebrun : « Au fond, comme chef de l’État, deux choses lui avaient manqué : quil fût un chef ; qu’il y eût un État. » Aussi se permettra-t-on de paraphraser de Gaulle ; au fond, comme citoyen du monde, deux choses lui avaient manqué : qu’il fût un citoyen ; qu’il y eût une cité.

Augustin Talbourdel

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