Poète et écrivain, Issa Makhlouf est né au Liban et réside à Paris. Docteur en Anthropologie sociale et culturelle, il a publié plusieurs ouvrages en arabe et en français, et a également traduit des auteurs français et latino-américains. Il a reçu le prix Max Jacob en 2009 pour son livre « Lettre aux deux sœurs ». Son œuvre se situe au carrefour de plusieurs cultures.
Le Comptoir : Dans Mirages, vous écrivez dès la première page « Nous partons pour que, de retour chez nous un jour, nous nous rendions compte que nous sommes des exilés de nature, partout où nous sommes ». Le thème du déracinement, de la quête d’un chez-soi et de l’exil, est devenu, depuis quelques années, un lieu commun chez les lettrés arabes exilés. Est-ce que le destin du poète arabe, comme Al Mutanabbi que vous aviez cité au début de notre rencontre, est d’être sans cesse en mouvement entre errance et engagement ?
Issa Makhlouf : Tout écrivain ou artiste qui cherche à élargir le réel, un réel de plus en plus violent, se pose la question de l’exil. Et s’il est pris au piège dans son pays, il cherchera l’exil dans son intériorité. Comme disait Laurent Terzieff « les mots sont les meilleurs des exils ». L’exil n’est plus le voyage d’un pays vers un autre, surtout dans notre village-monde. C’est plutôt le sentiment d’être déplacé, partout, hors de chez soi, même quand on est chez soi.
Toujours est-il qu’aujourd’hui je me sens davantage chez moi en France que dans n’importe quel pays arabe. Je ne me sens pas chez moi où les droits fondamentaux n’existent pas, où la liberté individuelle et la liberté d’expression sont bafouées. Je ne me sens pas chez moi là où aucun droit n’est garanti. Aujourd’hui, lorsque je voyage dans la plupart des pays arabes, j’ai l’impression de voyager d’un temps à un autre. C’est une partie du monde qui est victime de ses problèmes intérieurs : dictature, confessionnalisme et archaïsme, et en même temps, des ambitions des grandes puissances et de leurs intérêts.
Dans un article publié début 2017, vous parliez de ces écrivains libanais, avec Amin Maalouf entre autres, dont l’expression littéraire est née des conflits au Moyen-Orient et qui « naviguent entre deux cultures et deux langues comme s’ils se déplaçaient entre deux chambres d’une seule et même maison ». De quelle manière la guerre civile au Liban a pu influencer l’effort que les intellectuels libanais ont consenti dans le dialogue entre la culture arabe et européenne ?
Avant même que la guerre civile n’éclate, une élite libanaise misait sur la culture. Pour cette élite, le Liban ne peut pas exister sans ce rôle : pluralisme, système démocratique, tolérance religieuse, lien entre Machreq et Maghreb, Orient et Occident, ouverture sur le monde. Très tôt, entre la fin du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle, plusieurs écrivains et intellectuels libanais ont œuvré pour des réformes profondes touchant, entre autres, le rapport avec la religion, le statut de la femme, la rénovation de la langue. Parmi ces écrivains, Boutros al Boustani, Nassif al Yaziji, Ahmad Farès al Chidiac et Gibran Khalil Gibran.
Dans ce sens, le Liban est, d’abord, une aspiration vers un idéal, une idée de coexistence. Mais aujourd’hui, cette idée n’est plus à l’ordre du jour vu que le pays est otage d’une classe politique corrompue et décadente, et d’une situation régionale complexe et compliquée. Ceux qui refusent cette situation forment une minorité éparpillée à l’intérieur du Liban et un peu partout dans le monde. Ce sont les véritables ambassadeurs de cette idée qu’est le Liban.
Certains regardent le dialogue des cultures avec un certain scepticisme jugeant qu’on ne discute pas sur un pied d’égalité. Quel regard portez-vous sur ce dialogue aujourd’hui ?
A priori, on ne peut pas dire qu’on est contre le dialogue des cultures. On doit le faire, c’est une nécessité. Nous sommes installés dans une seule barque, celle de l’humanité. Un intellectuel ne peut l’être s’il ne croit pas à ce dialogue des différentes cultures qui font ce monde.
Toutefois, on ne peut pas nier qu’il y ait des rapports de force. Le rapport est établi par l’interlocuteur. L’économie, la politique et tout ce qui fait l’hégémonie d’un pouvoir, l’emportent souvent. Le nier revient à vider le dialogue de son sens. On est alors dans un dialogue qui, dès le début, est faussé. Il faut donc toute de suite se poser la question : qui discute avec qui ? Et sur quoi discutons-nous ? Si je viens, que je me pose et te dis : soit tu prends tout, soit je ne discute pas, il est clair qu’on ne va pas aller loin. Si une seule langue devait prévaloir dans le monde, c’est également seule sa vision du monde qui va prévaloir. Nous aurons alors un monde peu représentatif de la diversité qui le constitue. Le monde n’est pas Hollywood et Hollywood n’est pas le monde.
Les grandes puissances de ce monde ont des institutions culturelles qui permettent effectivement de faire prévaloir une culture spécifique, fut-elle prétendument universelle, sur d’autres. Cependant, il ne faut pas refuser une invitation si elle nous est transmise, mais nous devons y aller en ayant conscience des enjeux qui se posent dans ce cadre-là. Il ne faut pas se laisser absorber.
La quatrième de couverture d’un des romans de Marc Lévy insiste sur le fait que l’auteur a vendu tant de livres, dans tant de pays, et a été traduit en tant de langues. Comment la qualité de la littérature contemporaine peut-elle échapper au règne de la quantité ? Le monde des lettres est-il dans le déni face à l’hégémonie idéologique du capitalisme ?
Le monde du livre est souvent, comme tout autre milieu, un tissu de relations et de copinage ; à la périphérie existent des éditeurs modestes qui tentent de résister à l’hégémonie des grands éditeurs. L’étau tend à se resserrer de plus en plus pour ceux qui n’appartiennent pas à ces trusts. Ceux qui n’ont pas le bon carnet d’adresse, se retrouvent affaiblis et isolés.
La publication d’un recueil de poésie relève aujourd’hui d’un miracle. Dernièrement, un reportage sur la question a relevé de manière édifiante jusqu’à quel point la poésie a perdu sa place. Des reporters ont envoyé huit manuscrits de grands poètes, dont on a omis de mentionner les noms, à des grands éditeurs. Ces recueils n’ont pas trouvé de preneur. On peine à s’imaginer que personne n’a lu Illuminations de Rimbaud, pourtant la réalité est qu’aujourd’hui ce grand poète français ne pourrait être publié en France.
Aujourd’hui, la valeur du livre tient à sa rentabilité ; il existe des comités de lecture avec des critères fixés. À défaut de remplir ces critères, un livre pourrait ne jamais être publié. Pierre Bourdieu n’a pas tort lorsqu’il dit que ce qui a fait la grandeur de la civilisation européenne, à savoir la littérature, la philosophie, le théâtre et les autres humanités, est aujourd’hui marginalisé.
Vous avez suivi vos études à Paris où vous résidez depuis longtemps. Qu’est-ce qui vous a le plus marqué ?
À part les livres qui m’accompagnent, je m’estime redevable envers tous les séminaires au Collège de France et les conférences que j’ai pu suivre ailleurs. Toute cette culture que les institutions culturelles nous ont offertes m’a construit et ont fait de moi ce que je suis aujourd’hui.
Nos Desserts :
- Dans un entretien donné au Comptoir, François Burgat nous explique les défis qui se posent dans le monde arabo-musulman après le Printemps arabe
- Lire l’article « Grandir et écrire en Méditerranée » d’Issa Makhlouf sur les difficultés que rencontrent les écrivains arabes dans leurs pays
- L’œuvre magistrale de Gibran Khalil Gibran, Le Prophète, est entrée dans le domaine public
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