Jihâd Gillon est journaliste à « Jeune Afrique », il suit le monde arabe, plus particulièrement les différentes crises qui le traversent, de la Libye aux pays du Golfe en passant par la Syrie. Ces deux derniers mois, l’actualité moyen-orientale a été très agitée de par les différents conflits et contestations qui ont touchés les gouvernements de la région. Aucun pays ne semble pouvoir y échapper.
Le Comptoir : Tous les pays du Moyen-Orient – de la Syrie à l’Iran et de la Turquie au Yémen – font face à de graves crises politiques. Comment l’instabilité politique est-elle devenue la norme dans cette région du monde ?
Jihâd Gillon : États mal construits et mal unifiés, dépendance économique à la rente pétrolière, surinvestissement de la région par les puissances mondiales qui l’utilisent comme terrain pour leur compétition, etc. Il faudrait une thèse pour répondre à une telle question. Pour ma part, je pense que le concept de « stabilité » a été en soi générateur d’instabilité, dans la mesure où notre crainte du chaos dans la région nous a fait fermer les yeux sur les excès de dirigeants corrompus et autoritaires, qui ne pouvaient se maintenir au pouvoir autrement que par la violence contre leur société. Violence qui, à terme, est elle-même génératrice d’instabilité, comme on le voit en Syrie ou en Irak sous le mandat de Nouri al-Maliki. L’approche essentiellement sécuritaire qui consiste à faire de la lutte contre le jihadisme l’unique priorité dans la région favorise au fond la pérennisation de modèles politiques dépassés et dont les peuples ne veulent plus, qu’on veuille bien l’entendre ou pas. Et sans pour autant aboutir à la défaite idéologique des jihadistes, au contraire.
Sur un plan plus géopolitique, on assiste à une reconfiguration profonde des rapports de force, la Russie étant aujourd’hui l’État qui semble le mieux tirer son épingle du jeu moyen-oriental, avec le relatif retrait américain. Mais la Russie ne jouera pas au Moyen-Orient le rôle qu’y remplissait Washington : elle n’en a ni les moyens ni la volonté. Mais elle est perçue comme un partenaire fiable par des régimes de moins en moins prêts à se faire taper sur les doigts pour leur non-respect des droits de l’homme et qui se sentent de plus en plus menacés par la pression populaire. C’est par exemple ce à quoi on assiste en Arabie saoudite.
« L’approche essentiellement sécuritaire qui consiste à faire de la lutte contre le jihadisme l’unique priorité dans la région favorise au fond la pérennisation de modèles politiques dépassés et dont les peuples ne veulent plus. »
Justement, l’Arabie saoudite. Les dernières déclarations du Mohamed Ben Salmane (MBS) à l’égard de l’Iran sont beaucoup moins bellicistes que celles prononcées à son arrivée au pouvoir. Assiste-t-on à un tournant dans le conflit qui oppose l’Arabie saoudite à l’Iran ?
Les Saoudiens se rendent compte qu’ils ont peut-être trop misé sur Trump après sa visite spectaculaire à Riyadh au début de son mandat. Or, l’Amérique, et ce depuis Obama, est dans une dynamique de désengagement du Moyen-Orient : nous ne sommes plus à l’époque de la première guerre du Golfe quand les États-Unis avaient protégé les pays du Golfe contre une invasion irakienne. Les attaques contre les infrastructures de l’Aramco, sorte de 11-Septembre saoudien, n’a pas suscité de réaction militaire forte des Américains, qui estiment aujourd’hui qu’ils n’ont plus à jouer les protecteurs du Royaume. Trump est dans une relation commerciale avec Riyadh, pas dans une relation stratégique. Et il y a eu, je crois, une forme de malentendu entre le président américain et les dirigeants saoudiens sur la nature de leurs relations. Sans compter que les Émirats ont largement tempéré leurs discours anti-iranien. De fait, tous les États de la région comprennent je crois qu’ils auraient plus à perdre qu’à gagner dans un conflit ouvert.
Quant aux Iraniens, leur ligne a toujours été de détacher les États de la région de leur parrain américain. Si Riyadh se montre disposé à discuter du règlement des crises régionales avec Téhéran, sans le parrainage américain, il y a fort à parier que l’Iran y prêtera attention. Rappelons que des discussions indirectes entre les deux pays avaient été entamées avant 2015 et l’avènement de MBS. Ce dernier, sous l’influence grandissante de la Russie dans le Golfe, pourrait aujourd’hui être tenté de les relancer. Mais tout cela est pour le moment hypothétique.
Le président Trump avait annoncé en avril un « Accord du Siècle » visant à résoudre le conflit israélo-palestinien, que les Palestiniens ont immédiatement rejeté. Qu’en est-il devenu aujourd’hui ?
Il me semble mort-né. Que proposent en somme les Américains à travers ce prétendu deal du siècle ? Le renoncement aux droits des Palestiniens en échange d’investissements massifs dans les territoires palestiniens et de l’espoir hypothétique de transformer Gaza en nouveau Dubaï. Aucun État arabe, même parmi ceux qui se sont rapprochés d’Israël, ne peut décemment défendre une telle option auprès de son opinion publique. Il y avait déjà eu, dans les années 1990, une tentative de régler le problème israélo-palestinien par des moyens économiques. L’idée était qu’en faisant émerger une classe moyenne palestinienne, cette dernière fournirait des dirigeants « domestiqués », moins tentés par la confrontation avec Israël. Cela n’a pas fonctionné, d’abord parce que le diagnostic est biaisé : le problème ne vient pas d’un jusqu’au-boutisme supposé des dirigeants palestiniens – qui ont largement renoncé depuis à la lutte armée contre Israël, mais du fait que les Palestiniens ne peuvent jouir de leurs droits politiques.
La Turquie a dernièrement lancé une opération au Nord de la Syrie afin de déloger les Unités de protection du peuple (YPG) kurdes, un groupe qu’elle considère comme affiliée à la branche syrienne du Partie des travailleurs du Kurdistan (PKK), organisation classée terroriste par les Nations-Unies. Quel rôle joue le PKK dans le conflit actuel ?
Il y a assez peu de doutes sur le fait que le YPG, branche armée du Parti de l’union démocratique (PYD), est organiquement lié au PKK. Il suffit pour s’en assurer de voir les immenses portraits d’Ocalan accrochés partout dans les villes syriennes qu’il contrôle, sans même parler de ces cadres militaires, pour beaucoup des Kurdes de Turquie liés au PKK. Il faut d’abord préciser qu’il est abusif de parler « des Kurdes » pour désigner ce groupe, quoi qu’on en pense. Les Kurdes syriens, dont beaucoup vivent dans les villes de la Syrie « utile », n’ont pas tous, loin s’en faut, la même approche idéologique. Il y a des Kurdes pro-régime, d’autres anti-Assad, d’autres encore qui ont rejoint Daech et des groupes jihadistes, etc.
Pour en revenir au YPG, il a vu dans la guerre civile syrienne une opportunité de contrôler des territoires au Nord-Est du pays et d’y appliquer son programme utopiste d’inspiration marxiste-léniniste, louvoyant pour y parvenir entre collaboration avec le régime et la Russie et alliance avec les États-Unis. Maintenant que Washington se retire, le YPG se tourne tout naturellement vers Damas, avec qui les relations ont toujours existé, mais qui ne permettra pas plus l’existence d’une zone autonome kurde. Le YPG a certes joué un rôle important dans la défaite de Daech, mais pour son propre bénéfice, et non, comme on l’entend souvent par désir de « mener notre guerre ».
Les YPG sont considérés en Syrie comme la tête des Forces démocratiques syriennes (FDS) qui bénéficient jusqu’ici du soutien des États-Unis et de l’Union Européenne. La France et l’Allemagne ont dénoncé publiquement cette opération. Quelle est leur marge de manœuvre ?
À mon avis, aucune. La France depuis le début du conflit parle haut mais ne montre pas une grande volonté d’agir, que ce soit pour soutenir la rébellion anti-régime – très tôt abandonnée à son sort – ou les forces kurdes. La France s’est d’elle-même mise hors-jeu en Syrie, d’abord en rompant radicalement avec le régime, et ensuite en s’arrêtant au milieu du gué du soutien à l’opposition par crainte de voir émerger les islamistes. Nous avons finalement eu Assad ET Daech… Donc la Turquie ne se montrera à mon avis pas plus sensible que cela aux avertissements de Paris, qui ne joue plus aucun rôle réel en Syrie, d’autant que c’est une question de sécurité nationale, de politique intérieure et de prestige international pour la Turquie.
« Le YPG a certes joué un rôle important dans la défaite de Daech, mais pour son propre bénéfice, et non, comme on l’entend souvent par désir de ‘mener notre guerre’. »
Les pays occidentaux, États-Unis en tête, ont sans doute eu le tort de s’appuyer exclusivement sur les YPG pour combattre Daech. Le problème c’est que cette alliance les a engagés dans une protection impossible à tenir : personne, ni en Syrie, ni dans la région, ne veut entendre parler d’une zone autonome kurde en Syrie. Cela aurait consisté, à plusieurs milliers de kilomètres des capitales occidentales, à entretenir une force à laquelle tous les acteurs locaux auraient été hostiles : position irréaliste au possible. Il est d’ailleurs assez ironique de voir les thuriféraires de la « realpolitik » – et ils ont été nombreux dans la crise syrienne, notamment à gauche – appeler de leurs vœux aujourd’hui le maintien de troupes occidentales en Syrie dans de telles conditions. Trump ne s’y trompe pas, et sait qu’il ne peut sacrifier l’alliance avec la Turquie, pas toujours paisible mais stratégique. Et puis il y a des considérations électorales pour lui. Quant aux Européens, ils peuvent établir des sanctions, mais on sait que cela n’a jamais permis d’infléchir une politique qu’un État juge stratégique.
Pourtant sur le terrain, la majorité des commentateurs font remarquer que les FDS souffrent de l’absence du soutien des populations arabes dans les régions qu’ils contrôlent. Qu’est-ce qui explique cette hostilité ?
Je ne peux pas vous répondre précisément sur cette question, justement parce que je ne suis pas sur le terrain ! Ce qu’on peut dire c’est qu’une grande partie de l’opposition syrienne considère les FDS (les YPG plus quelques éléments arabes) comme un groupe opportuniste qui paie aujourd’hui ses alliances changeantes. Et comme, au fond, une entité parfaitement compatible avec le régime, comme on le constate aujourd’hui. Beaucoup de rebelles sont habités par l’idée que les forces kurdes ont cyniquement profité du drame syrien pour avancer leurs pions. Et puis il y a les accusations de nettoyage ethnique dans les villages arabes contrôlés par les forces kurdes, avec des abus documentés par Human Rights Watch et des mauvais traitements avérés contre des populations arabes locales. Il convient toutefois de rester prudent, la propagande des deux côtés battant son plein à l’heure qu’il est, et chaque camp cherchant à se présenter comme le plus responsable.
En Irak, l’instabilité politique couve également. La semaine dernière, plusieurs manifestations meurtrières ont touché le pays. Certains commentateurs ont laissé sous-entendre que les États-Unis pourraient avoir encouragé ces soulèvements. L’Irak va-t-il devenir un nouveau terrain d’opposition entre Washington et Téhéran ?
Oui, on a parlé d’un complot saoudien aussi. Vu la situation du pays et la corruption généralisée au sein de la classe politique, je crois que les Irakiens n’avaient pas besoin d’être très incités pour descendre dans la rue. Ce qui est intéressant, c’est que les mots d’ordre de ce soulèvement ne sont pas confessionnels mais unitaires, même s’ils ont lieu dans les zones chiites. Les slogans sont sans équivoque : les manifestants réclament à la fois la fin du vol des ressource pétrolières et la fin de l’ingérence de Téhéran dans les affaires irakiennes. Il faut rappeler qu’il existe un réel patriotisme irakien, y compris chez les chiites qui n’adhèrent pas tous, loin s’en faut, à la théorie politique de la République islamique.
« Les manifestants réclament à la fois la fin du vol des ressource pétrolières et la fin de l’ingérence de Téhéran dans les affaires irakiennes.«
Pour en revenir au rapport de forces entre les États-Unis et l’Iran, cette dernière est en bien meilleure posture en Irak, où elle peut compter sur des milices loyales commandées de fait par le général iranien Qassem Suleimani. Les Américains ne peuvent pas en dire autant. Et puis il y a une donnée géographique très simple : en tant que puissance voisine, l’Iran aura toujours plus d’influence sur la scène irakienne. Ce qui n’empêche pas que cette influence soit aujourd’hui fortement contestée par une grande partie de la jeunesse irakienne, qui souhaite vivre dans un pays normal et souverain.
Cela fait plus deux ans que le conflit qui oppose le Quartet (l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, le Bahreïn et l’Égypte) et le Qatar perdure. Y a-t-il une issue à ce conflit ?
L’issue serait un renoncement des pays du blocus, ce qui n’arrivera pas à court terme. Le Qatar de son côté n’a pas de réelle urgence à répondre aux exigences de l’Arabie saoudite et des Émirats, son économie se porte mieux que jamais et Doha a revu son système d’alliances en s’appuyant notamment sur la Turquie, avec qui elle partage la même vision des problématiques régionales. Mais à vrai dire, c’est davantage avec Abou Dhabi que Riyadh que la division est durablement installée. On observe même une très timide reprise des contacts avec l’Arabie saoudite, à l’occasion notamment d’exercices militaires conjoints sous l’égide des États-Unis. Avec les Émirats, c’est une autre affaire : la haine entre les dirigeants qataris et émiratis est en train de s’étendre à leurs opinions publiques, comme on a pu le constater lors de la dernière Coupe d’Asie remportée par le Qatar à Abou Dhabi. Nous ne sommes plus dans une simple brouille de famille entre ces deux États, qui poursuivent des agendas régionaux radicalement opposés.
Nos Desserts :
- Lire notre article sur le roman d’Alaa El Aswany J’ai couru vers le Nil sur la révolution égyptienne de 2011
- Nous vous conseillons par ailleurs de regarder l’entretien de l’académicien franco-libanais Amin Maalouf analysant les événements marquants de l’histoire du monde arabe
- Au Comptoir, nous nous sommes entretenus avec François Burgat sur les printemps arabes et les mouvements contestataires
- Le géopolitologue Adlene Mohammedi aborde abondamment ces questions sur son site Araprism
- Matthieu Rey avait écrit sur la révolution syrienne pour Le Comptoir
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