Est-il incohérent d’être radicalement anticapitaliste sans pour autant habiter sur une île déserte, sans s’être coupé de la toile des réseaux de production et de consommation ? En somme, peut-on tenir un discours anticapitaliste en prenant part à la société capitaliste ?
Une image répandue sur Internet montre un jeune homme portant un tee shirt à la faucille et au marteau, tout en mangeant un hamburger de chez McDonald’s. La réaction commune est parfaitement en droit de s’exclamer à la contradiction en action. Cependant la question est plus profonde qu’elle n’y paraît. Avons-nous affaire à un hypocrite absolu ? Chaque consommation ne rentrant pas strictement dans le cadre des besoins de première nécessité équivaut-elle à une trahison de la cause socialiste ? Etant donné qu’aucun militant n’est parfait, être un opposant « crédible » ou « cohérent » reviendrait à s’exiler ou mener une vie d’ermite. Ce raisonnement un peu rapide est souvent étendu à toute forme de consommation quelle qu’elle soit : « Tu consommes tel produit, qui a été fabriqué sous un régime capitaliste, tes actions déterminent donc le fait que tu soutiens ce régime (et donc que tes opinions socialistes ne sont qu’une fumisterie). »
Comme aiment à le rappeler Michel Clouscard et Hannah Arendt, le conditionnement moderne peut s’avérer étouffant, écrasant pour l’individu. Nous allons tous au supermarché, au stade de football, au cinéma. Nous achetons des vêtements à la mode, des smartphones, des abonnements Netflix et Spotify. Et toutes ces composantes de la vie urbaine sont pourtant entre les mains des grands monopoles : il est très compliqué (voire impossible) de s’y soustraire si l’on compte vivre parmi nos congénères et répandre un message révolutionnaire, sans lequel tout changement de société semble impossible. McDonald’s s’est tellement imposé dans notre paysage qu’y faire un détour est presqu’aussi naturel qu’aller au parc le dimanche, pourrait-on dire. En outre, le fait de discréditer les opinions de quelqu’un à partir de son mode de consommation individuel se réduit parfois à faire porter sur les épaules de l’individu des enjeux titanesques (comme la fin du capitalisme) qui ne peuvent par définition qu’être collectifs. Un célèbre adage de Lénine permet au révolutionnaire de contourner cette situation : « Les capitalistes nous vendront eux-mêmes la corde avec laquelle nous les pendrons. » Plus prosaïquement, participer au régime de consommation en place ne nuit pas aux aspirations de suppression de ce régime. Les fusils qui ont renversé le tsar ont été fabriqués sous le tsar. Manger au McDo serait donc compatible avec des convictions socialistes.
« Et il est dur de résister à l’invitation. De rester posé sur le rail comme un wagon. » Shurik’n, La saga
Notre bonhomme serait donc justifié à déguster son hamburger avec ce teeshirt de l’URSS. Le bon sens continue pourtant de hurler au scandale, et nous allons lui donner raison. Il y a, pour un anticapitaliste, un minimum d’éthique de consommation à apporter à son mode de vie. Le simple fait de consommer quelque chose ne fait pas de nous des capitalistes. C’est la nature et l’étendue de cette consommation qui fait de nous des capitalistes. En effet, si c’était le simple fait de consommer qui faisait de nous des capitalistes, alors les êtres humains l’ont toujours été et sont condamnés à l’être jusqu’à la fin des temps. Avec une notion de consommation aussi large on perd parfaitement de vue la spécificité de la consommation moderne sous un régime capitaliste, et notamment la péculiarité moderne du règne de la marchandise. Ainsi que Marx le montre dans le premier volume du Capital, la voracité moderne ne connaît pas de limite politique, éthique ou religieuse : tout est condamné à finir tôt ou tard en marchandises, elles-mêmes vouées à la consommation. Nous sommes donc en présence de deux versions radicalement différentes de la consommation : l’une tenant compte de la limite et du besoin réel ; l’autre ne répondant qu’à la logique de la satisfaction du désir. À partir de là nous pouvons tracer une ligne de sortie.
Il est parfaitement clair qu’un changement de consommation purement individuel ne changera rien au problème général de la consommation moderne, tout comme aucun changement historique ne s’est produit par la seule action d’un seul homme. C’est là toute la logique du « conditionnement tout-puissant » dont parle Clouscard dans Le capitalisme de la séduction (1981). Mais le conditionnement n’est pas un déterminisme, et cela aura été l’erreur fatale de Marx, l’entraînant à ne considérer l’éthique et la politique qu’en termes de superstructure, découlant de la base économique. L’engagement anticapitaliste, s’il s’est fait par réflexion consciente et non par instinct grégaire (comme c’est parfois le cas sur certains campus estudiantins), implique une intelligence critique des organes qui créent ou maintiennent ce conditionnement, ce spectacle. Comme le disait Guy Debord dans La Société du Spectacle (1967), « Le spectacle est le moment où la marchandise est parvenue à l’occupation totale de la vie sociale. Non seulement le rapport à la marchandise est visible, mais on ne voit plus que lui : le monde que l’on voit est son monde. »
« Tout est condamné à finir tôt ou tard en marchandises, elles-mêmes vouées à la consommation. »
Google, Nike, Total, Facebook et donc McDonald’s : prendre conscience de l’omniprésence des mécanismes de la consommation, voir le spectacle en tant que spectacle est la première étape sérieuse. La seconde étape est celle que Serge Latouche dans Survivre au développement (2004), à la suite des post-coloniaux, a appelé la « décolonisation de l’imaginaire ». Puisque manger au McDo ne fait pas partie du registre de l’inéluctabilité mais de la possibilité, il faut le refuser dans tous les cas. C’est un travail sur soi et sur notre entourage qui est absolument nécessaire, et qui est complètement mis de côté par la gauche aujourd’hui : mettre les convictions avant les pulsions, et faire en sorte que nos désirs s’accorde avec notre raison, pour reprendre les mots d’Aristote. Ne pas acheter de Nike, certes, mais encore mieux : ne jamais désirer de Nike. Pour Google ou Total, la question est évidemment compliquée du fait qu’une vie sans l’omniprésent moteur de recherche et sans voiture reste aujourd’hui extrêmement compliquée, mais la réduction de la consommation et de notre dépendance à eux est également possible à travers ce travail d’éducation.
Comme le montre bien Clouscard, un des ressorts majeurs du capitalisme est la séduction, et résister à la façade de séduction est possible à condition d’en être pleinement conscient. Pour briser nos chaînes il faut prendre conscience d’être enchainé. On peut d’ailleurs aller plus loin que Clouscard et voir que c’est précisément la nature infinie du désir de chaque être humain, qu’il vive dans une société capitaliste ou non, qui rend l’accumulation dangereuse en soi. Aristote et sa dénonciation du vice de la πλεονεξία (« pléonexie », « volonté d’avoir toujours plus »), Marx et sa description de l’expansion capitaliste et René Girard et son analyse du mimétisme concordent là-dessus.
Aristote parle donc à juste titre dans l’Éthique à Nicomaque d’éduquer les pulsions et les passions, de les éduquer à ne désirer que ce qui est pour notre bien et le bien de la πόλις (« la cité », « la communauté »). Et appliquer cette éducation, cette praxis, non seulement dans nos vies propres mais également et surtout dans les formes sociales dans lesquelles nous vivons, de manière à recréer des zones affranchies de la logique marchande du désir incontrôlé. Et ainsi opposer à l’éthique du consommateur la cohérence de l’éthique des producteurs, pour reprendre les mots du philosophe Georges Sorel. Cet engagement (προαίρεσις) ne s’accomplit pas en un claquement de doigt, tout comme arrêter de fumer se fait rarement du jour au lendemain. Il nécessite tout un plan de nouvelles habitudes à adopter, de comportements à proscrire, de décisions auxquelles se tenir. Tout projet révolutionnaire est nécessairement voué à l’échec sans cet engagement total, et les déterminismes sociaux ne doivent en aucun cas masquer nos propres manquements à nos propres principes. Il ne faut évidemment pas tomber dans l’excès inverse, typique du libéralisme et déjà dénoncé ci-dessus, qui est de considérer ce travail sur soi et sur ses proches comme l’alpha et l’oméga de la politique. Ni un aristotélicien ni un marxiste ne peuvent souscrire à cette conclusion.
Manger au McDonald’s et être socialiste forme une contradiction. Nous finirons sur une citation d’Orwell tirée de Le Quai de Wigan qui illustre bien notre propos :
« Je suis un demi-intellectuel moderne et dégénéré qui mourrait sans sa tasse de café tôt le matin et son New Statesman le vendredi. Clairement, dans un certain sens, je ne ‘veux’ pas retourner à un mode de vie plus simple, plus dur, probablement agricultural. Dans la même veine, je ne ‘veux’ pas modérer ma consommation d’alcool, rembourser mes dettes, faire assez d’exercice, être loyal à ma femme, etc., etc. Mais en un autre sens plus permanent, je veux vraiment ces choses ; et peut-être dans le même sens je veux une civilisation dans laquelle le ‘progrès’ n’est pas définissable par rendre le monde sûr pour les petits hommes gras. »
Pierre-Thomas Eckert
Nos Desserts :
- Lire Ethique à Nicomaque d’Aristote et La Société du spectacle de Debord en PDF
- Au Comptoir, nous avons consacré un article à Michel Clouscard afin de « Comprendre et lutter contre l’avènement du néo-capitalisme »
- Nous avons également analysé la transformation moderne du concept de « citoyen du monde »
- Nous avons interviewé les universitaires Joseph Heath et Andrew Potter pour qui « Le mode de pensée contre-culturel n’est pas solidaire avec la classe laborieuse. »
- Vidéo de Max Bird sur la responsabilité du consommateur
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Cet exemple montre surtout que les partisans de la décroissance sont les seuls à pratiquer un anticapitalisme un minimum crédible.
Vieille question, sans doute construite par les spin doctors. Le Comptoir multiplie les références, c’est bien, parce que le discours se tient. En gros, on est pris, mais un part de nous-mêmes résiste. Il suffit de la cultiver – cultivons notre jardin – et nous nous extraierons du capitalisme.
Si ça marchait, si ce travail était effectif et s’il était pertinent, le capitailisme serait rangé au rayon des monstres anciens par toutes les générations d’hommes et de femmes qui l’ont haï, repoussé, combattu. Au contraire, il a explosé après le consensus de Washington, il est maître de la planète, des humains, de leur destin, avec une oppositioin de plus en plus faible, numériquement et psychologiquement. Qui, à part quelques bourgeois de claisse intermédiaire, éduqué, frustré par la panne de l’ascenceur social, conteste le capitalisme. Les GJ contestaient l’inégalité produite par le capitalisme. Ils ont eu le plus grand mal à adhérer à une vision structurelle, un lien économico-politique entre les différentes sortes de violences et de privations qui leur sont infligées, mis à part quelques éveillés.
« C’est la nature et l’étendue de cette consommation qui fait de nous des capitalistes ». Non, c’est l’etendue de l’exploitation, le salariat, la subordinnation et l’argent investi qui appellent le profit, qui veut développement, investissement, dans un cercle sans fin. Marx à toujours raison, et Debord n’a fait qu’illustrer l’imaginaire produit par les capitalistes et leurs petites mains, globalement.
Le monde capitaliste produit des objets et de l’imaginaire, bien plus vite que ses contempteurs ne fondent des discours et des images pour le combattre. Comme il s’aperçoit qu’il est en récession économique – baisse tendancielle du taux de profit -, que ça se voit, que ça grippe et dope les groupuscules anti-capitalistes et la masse des frustrés, des coléreux qui veulent plus sans trop savoir de quoi, il sort le plan B. La violence des Etats qui s’accroient dans le monde entier. Mais ça aussi, c’est une barrière ancienne qui ne signifie aucune fin, aucun état critique du capitalisme. Ce sont les banques qui ont prolongé la guerre d’Algérie pour faire du profit (cf Annie Lacroix-Riz – L’étrange défaite).
Le capitalisme, comme l’a dit d’ailleurs Debord, comme l’a illustré P.K. Dick et tant d’autres, génère sa contestation interne dont il fixe les limites. S’éduquer à refuser le capitalisme c’est choisir entre les poubelles jaunes et bleues. La seule chose que nous pouvons développer c’est le discernement et la sauvagerie. Refuser sauvagement dès qu’on sent quelque chose du capital, en tous domaines. Et rester vigilant dans l’attente du moment où la planète va dire stop, le moment où tous les exploités seront dos au mur, réellement.
Question subsidiaire : peut on être écolo quand on possède 9 véhicules à moteur, ey qu’on a passé la majeure partie de sa vie à survoler la terre en hélicoptère.