Quel engagement littéraire est possible pour les auteurs postcoloniaux, « minoritaires » ou « marginalisés » ? Dans une tribune parue dans le New York Times, Viet Thanh Nguyen, écrivain vietnamien-américain lauréat du prix Pulitzer 2016 pour son roman « Le Sympathisant », proposait un programme politique explicite. Mais loin d’être celui d’une émancipation, il y a un risque au contraire que les injonctions morales eu égard aux débats de notre temps contribuent à fermer à double-tour le carcan dont la littérature postcoloniale tente de s’échapper.
« Les colonisateurs écrivent sur les fleurs » affirme la poétesse américaine d’origine palestinienne Noor Hindi dans un poème intitulé « Rien à foutre de votre leçon sur la composition poétique, mon peuple est en train de mourir » qui est paru sur le site internet de la prestigieuse Poetry Foundation, une association fondée à Chicago en 1912. Si son propos n’était pas déjà suffisamment transparent, Noor Hindi ajoute : « Je veux être comme ces poètes qui se soucient de la lune / Les Palestiniens ne voient pas la lune depuis leur cellule et leurs prisons » avant de conclure « Un jour, j’écrirai sur les fleurs comme si j’en étais propriétaire ».
C’est ce poème que l’écrivain américain d’origine vietnamienne Viet Thanh Nguyen, dans une tribune parue dans le New York Times le 22 décembre 2020, juge représentatif de ce que doit être l’avenir de la littérature américaine après Trump : une littérature explicitement engagée contre le colonialisme et le racisme, mais aussi contre la « machine de guerre » américaine et la « blanchité ». M. Nguyen, qui fait preuve dans ce texte d’une certaine auto-satisfaction en se vantant « d’envoyer des textos aux électeurs, de faire des dons aux associations et de s’engager dans des débats vigoureux sur les réseaux sociaux contre l’administration Trump », propose un plaidoyer pour une littérature dont la valeur se mesure à la démonstration politique qui y est faite.
Ce texte a suscité des réactions contrastées dans le contexte d’une Amérique au bord de l’implosion, entre fin décembre 2020 et l’attaque du Capitole par des manifestants pro-Trump le 6 janvier 2021. Il n’en pose pas moins une série de questions de fond, valables au-delà des États-Unis, quant à l’état de la littérature. Quel engagement littéraire a droit de cité eu égard aux problématiques de notre siècle ? Les écrivains « marginalisés » ou « minoritaires » n’ont-ils que des devoirs quand ils écrivent ? La littérature post-coloniale, c’est-à-dire celle qui s’écrit dans les anciennes colonies des pays occidentaux ou bien traite de ces mêmes pays et de leur histoire, doit-elle être forcément une littérature de combat, avoir une ligne morale ? Plus encore, doit-elle nécessairement s’inscrire dans le champ des revendications des études postcoloniales, nées dans le sillage du livre d’Edward Saïd sur L’Orientalisme (1978) et qui interrogent les représentations et l’imaginaire ? Ou de leur récente progéniture, les études décoloniales – soient celles qui veulent déconstruire le processus intellectuel et les rémanences des colonialismes, au risque parfois de tomber dans l’anachronisme et la téléologie ?
Quelle est cette allergie au plaisir du texte ?
Sumana Roy est maîtresse de conférences en littérature à l’Université Ashoka à Haryana, petite ville à une cinquantaine de kilomètres au nord de New Delhi en Inde. Elle est aussi écrivaine, autrice de Comment je suis devenue un arbre, traduit aux éditions Gallimard en 2020. Dans un texte remarquable intitulé « Le problème du canon littéraire postcolonial » (The Problem With the Postcolonial Syllabus), elle s’interrogeait sur la raison pour laquelle ses étudiants, et au-delà une écrasante majorité des écrivains postcoloniaux, ne pouvaient s’empêcher de doter leurs écrits fictionnels de ce qu’elle qualifie en anglais de « moralitis », un terme qu’on hésite à traduire en français par « moralité » ou bien « moraline ».
« Les écrivains « marginalisés » ou « minoritaires » n’ont-ils que des devoirs quand ils écrivent ? »
« Pourquoi vous fermez-vous au plaisir et au délice [du texte] ? » demande-t-elle à ses étudiants, avant de préciser « que ce n’est pas vraiment de leur faute. Ils sont habitués à critiquer toutes les formes de mots en -isme selon ce que leur inculquent les enseignants ». Là où des auteurs comme James Joyce ou Virginia Woolfe pouvaient écrire des textes sublimes dont le sujet n’était pourtant guère plus généreux que de raconter une ou deux journées de leur vie, les écrivains postcoloniaux s’obligent à l’engagement moral, et plus encore, à « représenter », au sens anglo-saxon du terme. Dans son article, Sumana Roy juge qu’il y a en effet une forme de carcan de la littérature postcoloniale qui condamne celle-ci à rester « mineure » : « [Ces textes] semblent avoir deux fonctions, eu égard au « canon » : soit ils illustrent négativement une forme de mauvaise conduite morale ou sociale, soit ils représentent positivement une culture ou une région « marginalisée ». Idéalement, ils font les deux à la fois, un peu comme s’il s’agissait d’un concert de bienfaisance pour lutter contre le SIDA. » Elle parle essentiellement du corpus littéraire indien au regard de la littérature anglo-saxonne, mais la problématique est la même pour les auteurs de certaines anciennes colonies françaises qui entretiennent un rapport conflictuel avec la France : en suivant l’injonction politique, mémorielle notamment, ils limitent leur champ des possibles.
Si le texte de Sumana Roy n’était pas adressé à Viet Thanh Nguyen, l’écrivain Thomas Chatterton Williams, qui réside en France depuis une dizaine d’années, a quant à lui été particulièrement en colère en lisant la tribune en question, au point de la qualifier sur Twitter de « philistinisme », une référence aux travaux d’Hannah Arendt sur la crise de la culture. Deux mois plus tard, il a proposé une réponse dans le magazine Harper’s. Citant James Baldwin, il explique que « l’échec du roman de protestation réside dans son rejet de la vie, de l’être humain, dans la négation de sa beauté, de sa monstruosité, de son pouvoir, dans son insistance à croire que c’est sa classification et elle-seule qui est réelle, et que celle-ci ne peut être transcendée. » Autrement dit, les catégories de « minoritaire » ou de « marginalisé » peuvent être dépassées (elles ont même vocation à l’être), surtout en littérature où l’objet est d’éclairer la nature humaine, où l’acte d’écrire peut être une révélation : l’homme « dominé » peut connaître les mêmes vicissitudes que l’homme « dominant » ; rien de ce qui est humain ne lui est étranger.
Bien sûr, il ne s’agit pas de dire qu’esthétique littéraire et propos politique sont impossibles à concilier, ce qui serait parfaitement faux. Lorsqu’il parlait des fleurs d’amandier, le poète palestinien Mahmoud Darwich était éminemment politique. De la même manière, la langue « malgache écrite en français » de Jean-Luc Raharimanana, auteur du sublime roman Nour 1947 sur l’insurrection de son pays d’origine contre les Français, ou encore la structure cyclique et déroutante de Nedjma de Kateb Yacine, ont une signification politique. Néanmoins, le point aveugle de l’article de Viet Thanh Nguyen est que l’écriture d’un texte littéraire ne doit pas partir d’une intention de démonstration, mais bien d’une intention artistique. Sinon, on se trouve dans un autre registre : celui du pamphlet ou des sciences sociales.
Coercition et conformisme
En décembre 1962 eut lieu en République Démocratique du Viêt Nam (RDVN, le Nord du pays, communiste) le Troisième congrès national pour les Arts et la Littérature. La RDVN était un État né de la guerre d’Indochine, qui s’apprêtait à connaître une nouvelle guerre à compter de l’année suivante : celle dite « du Viêt Nam » (1963-1975), à la fois civile et conflit de guerre froide. Lors de ce congrès, le ministre de l’éducation de la RDVN, Nguyên Van Huyên, fit l’éloge d’une littérature des « hautes et belles émotions », pour la « lutte contre l’impérialisme » et pour « contribuer à l’avènement de l’homme nouveau et du communisme vietnamien », et cela par opposition aux « sentiments dévoyés et décadents » du camp d’en face : la République du Viêt Nam (Sud), régime nationaliste et autoritaire soutenu par les États-Unis d’Amérique. Les écrivains nord-vietnamiens n’eurent guère le choix que de se plier à ces injonctions s’ils voulaient continuer d’être publiés : les récalcitrants, depuis les années 1956 et 1957, étaient envoyés en camp de rééducation.
Il y eut ainsi bien des auteurs officiels en RDVN, au premier rang desquels se tenait le poète To Huu, qui occupa même la fonction de directeur du bureau gouvernemental des lettres. Un historien français, Philippe Papin, disait de ce poète propagandiste que « les circonstances historiques avaient fait qu’il était devenu pour son pays à la fois Louis Aragon et Antoine Fouquier-Tinville ». Lorsqu’il affirme dans un même texte son soutien au Parti Démocrate américain et plaide pour une littérature politique, où se situe la ligne de démarcation entre Viet Thanh Nguyen et To Huu ? Lorsque l’on appelle à une refondation totale de la littérature, à faire table rase, c’est cette expérience historique-là, celle du totalitarisme et de la terreur, de l’absence de liberté pour les artistes, qu’il conviendrait de ne pas ignorer.
Enfin, s’il s’agit d’œuvrer à la représentation des populations minoritaires et marginalisées selon les critères politiques du moment, que faire par exemple d’un V. S. Naipaul, cet écrivain d’origine indienne né à Trinité-et-Tobago en 1932 et décédé en 2018, prix Nobel de Littérature 2001, dont les prises de position conservatrices et nationalistes, voire parfois racistes, désespéraient Edward Saïd ? Pourtant, le sujet des livres de V. S. Naipaul était bien ce qu’on appelait alors le « Tiers-Monde » et ses populations. Il ne s’agit pas de faire l’apologie de cet écrivain sulfureux, mais de pointer le risque de la standardisation et du conformisme qu’il y aurait à dicter à l’avance un programme politique aux écrivains, postcoloniaux ou non. Un écrivain algérien d’aujourd’hui peut parler s’il le souhaite des horreurs de la guerre d’indépendance (celle que les Français connaissent sous le nom de guerre d’Algérie), mais le problème se pose lorsqu’il est contraint à cet unique sujet, alors qu’il aspirerait peut-être à écrire sur l’Algérie du XXIe siècle, sur la corruption gouvernementale ou le mouvement du Hirak. La censure et l’auto-censure mènent droit au kitsch, dans la définition qu’en donnait Milan Kundera dans L’insoutenable légèreté de l’être : « Le kitsch, par essence, est la négation absolue de la merde ; au sens littéral comme au sens figuré : le kitsch exclut de son champ de vision tout ce que l’existence humaine a d’essentiellement inacceptable. »
Une réception déformée
L’injonction faite aux auteurs minoritaires et postcoloniaux a enfin une conséquence sur la lecture qui est faite de leurs livres : on attend d’eux quelque chose, on ne se laisse pas surprendre, on ne cherche pas à déceler la beauté dans leurs œuvres. Un exemple est la réception qui a été faite, en Algérie et en France, du premier roman de Kamel Daoud, Meursault contre-enquête. Ce livre, récompensé par le Prix Goncourt du premier roman en 2014, se divise en deux parties : dans la première, Haroun, le narrateur, redonne une histoire et un nom à cet Arabe anonyme tué sur une plage dans l’Étranger d’Albert Camus ; dans le seconde, il s’attaque aux démons de la société algérienne contemporaine, aux prises avec l’Islamisme. Invité dans l’émission « Répliques » de France Culture, Kamel Daoud faisait le constat : « En Algérie, les gens me disent qu’ils n’ont aimé que la première partie. En France, que la seconde. » Meursault contre-enquête réussit à s’extraire du kitsch, mais bien rares sont les lecteurs qui ont accepté d’ôter leurs lunettes politiques pour lire ce texte pour ce qu’il est : une œuvre littéraire.
« Lorsque l’on appelle à une refondation totale de la littérature, à faire table rase, c’est l’expérience historique du totalitarisme et de la terreur, de l’absence de liberté pour les artistes, qu’il conviendrait de ne pas ignorer. »
Au moment où le débat porte sur la définition de l’universel, sur la question de l’accès au patrimoine mondial des auteurs issus de pays n’ayant pas voix au chapitre dans la mondialisation libérale, ou écrivant dans des langues « minoritaires » – non en termes de nombre de locuteurs, mais d’usage – il serait judicieux de ne pas fermer à double-tour le carcan dont beaucoup essaient de se libérer. Noor Hindi a le droit « d’emmerder l’art de la composition poétique » ; si elle en venait néanmoins à obliger les poètes qui partagent sa condition politique à l’imiter, elle ne ferait jamais que cimenter davantage les murs de la prison qu’elle dénonce. Viet Thanh Nguyen a le droit d’écrire des romans engagés et décoloniaux ; il le fait avec talent. Il faut simplement rappeler à cet auteur qui apparaît bien éloigné de la réalité contemporaine de son Viêt Nam natal, que « ce n’est pas que les artistes ne peuvent pas être politiques, c’est juste qu’ils n’ont pas à être forcés de l’être », ainsi que l’a fait Thomas Chatterton Williams. En rebondissant sur le diagnostic de Sumana Roy quant à une littérature qui se condamne à rester « mineure », il serait même possible d’ajouter que c’est à l’épreuve de la liberté qu’on finit par devenir « majeur » à son tour.
Nos Desserts :
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- Ainsi que Autoportrait en noir et blanc de Thomas Chatterton Williams
- « Après la censure conservatrice, la censure woke ? » Sur France Culture
- Sur Le Comptoir, lire notre article contre la bipolarisation fondée sur la couleur de peau
- Lire également notre article sur la rencontre entre Edward Saïd et le couple Sartre-Beauvoir
Image de Une : Charles Fouqueray [1869-1956], Le port de Saïgon. Fouqueray était le peintre fétiche de la marine marchande au début du XXe siècle. Président de la Société coloniale des artistes français, il a réalisé beaucoup de commandes décoratives, notamment pour le compte de mairies.
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« L’injonction faite aux auteurs minoritaires et postcoloniaux a enfin une conséquence sur la lecture qui est faite de leurs livres : on attend d’eux quelque chose, on ne se laisse pas surprendre, on ne cherche pas à déceler la beauté dans leurs œuvres. »
C’est absolument juste !
Un écrivain écrit avec ses tripes. La beauté, c’est la tripe qui s’impose par sa force d’impulsion, sa compacité, sa capacité à dire vrai – en racontant possiblement du faux, du merveilleux, peu importe.
Tous les écrivains reconnus par les autorisés qui s’autorisent, Joyce, Zola, Borgès…On été critiqués, combattu, pour déviance « littéraire » au départ. Ce qui voulait dire déviance politique…La question de l’esthétique elle-même est pollitique. Et la question de la politique – a proscrire ou à magnifier – est très significative.
Regardez, lisez le flot de la littérature d’aujourd’hui, telle qu’elle est à acheter dans les rayons. C’est une littérature bien propre, au style mondialisé – littérature « blanche » au sens d’écriture « blanche » de l’AFP. Ses récits sont mondialisés. Les auteurs actuels français pensent des intrigues qui se passe en Chine, au Japon, aux USA toujours. Le Poitou, le pays de Cau, ou les calenques ne les intéressent. Esthétique de la traversée symbolitque du monde. L’auteur comme mondialisé, comme lévitant avec une culture sans terre, sans patrimoine, sans ancrage personnel, sans travail et sans les gens de rien. Les prolos, grands absents de la littérature française d’aujourd’hui, avec la Russie. Ni Modiano, ni Kerangal, ni Laffont ne parle de la Russie – sauf à dénigrer. Il serait sans doute temps de commencer la littérature décoloniale française.
On n’écrit pas à partir rien,de la même façon qu’on ne peut faire table rase de l’histoire. Pour créer et évoluer.l’écrivain trouve d’abord des marques, avant de se lancer dans une aventure littéraire.
A reblogué ceci sur L'envolée des Soudanites.