À l’occasion du succès en France du « Pari Bénédictin » de Rod Dreher, l’évêque de Blois notait pour la Conférence des Évêques de France le caractère « brouillon » de la pensée du blogueur conservateur. Que peut donc révéler le triomphe éditorial en France de ce louisianais aussi avide de controverses sur le genre et la liberté d’expression que d’huîtres Marennes-Oléron ? Au moment même où on se posait la question, les comptes des réseaux sociaux de l’auteur se sont mis à fleurir de photos d’agapes parisiennes, à l’occasion de sa tournée pour la sortie française de son nouvel ouvrage. On a donc pris le métro jusqu’à une terrasse du sixième arrondissement où Dreher nous attendait, arborant une médaille de Saint Benoit XXL sur son t-shirt, finissant d’avaler une galette complète arrosée de cidre brut.
Après le Pari Bénédictin (2017), qui prenait acte de la défaite culturelle des chrétiens dans la sphère publique américaine, Rod Dreher nous propose une nouvelle métaphore pour penser la place du croyant dans un monde visiblement toujours plus hostile. Résister au mensonge (2021) est sous titré « un manuel pour les dissidents chrétiens ». Ce n’est donc plus à l’oubli du christianisme qu’il faudrait faire face, mais à une oppression active prenant une forme « totalitaire » à la mode soviétique. Dreher se présente comme un défenseur de la tradition classique du libéralisme politique. Le lendemain de notre rencontre, Dreher repart en Hongrie où il va résider tout l’été, invité par une université. Une de celles qu’Orban n’a pas fermé pour diffusion du poison libéral cosmopolite. Le journaliste a donc fait des réserves : il a à ses pieds un sac de la grande épicerie du Bon Marché chargé de confitures et de beurre Bordier. Le gouvernement hongrois est très hospitalier envers les victimes du nouveau totalitarisme antichrétien, mais il faut avouer que niveau ptit dej’, ils ne sont pas encore au niveau du pays de Robespierre et de la Laïcité.
La nouvelle comparaison historique de Rod Dreher nous fait quitter l’Empire romain en déclin qui était le cadre de son dernier ouvrage pour nous transporter en Russie prérévolutionnaire. Les jeunes américains qui protestent contre ce qu’ils voient comme des discriminations de toutes sortes seraient des héritiers de Lénine. Ces néo-bolchéviks sont alliés avec les dirigeants des grandes entreprises, lesquels opprimeraient en leur nom les chrétiens qui refusent de se plier à l’idéologie dominante. On demande à l’auteur de nous décrire les nouveaux martyrs. Ce sont « des gens de classe moyenne : des médecins, des avocats, des professeurs d’université » nous explique Dreher qui piétine toute forme de sociologie en hésitant sur sa commande de dessert. Va-t-il opter pour une « crêpe pêche pochée – coulis de framboises, glace vanille et menthe fraîche » ? Finalement notre dissident renonce pour se délecter d’une farandole d’anecdotes où les services RH impitoyables exigent de cadres chrétiens de professer des crédos anti-discriminatoires contraires à leur foi. L’ouvrage de Dreher ne cite pas de chiffre pour quantifier l’importance du phénomène du chômage des cadres pour non-conformité idéologique. Derrière la revendication un peu outrée d’une entrée en dissidence, on peut lire l’agacement de la bourgeoisie conservatrice face aux normes mises en place dans les entreprises par la bourgeoisie progressiste.
Pour Dreher, la véritable injustice qui condamne le capitalisme est bien là : les formations de sensibilisation contre le racisme, le sexisme ou l’homophobie qui oppressent les cadres chrétiens dans les grandes entreprises et leur imposent d’entrer en résistance. La destruction des ressources naturelles, l’esclavage et l’exploitation de la classe ouvrière, ça allait encore, mais ça c’est vraiment trop ! Voilà ce contre quoi les chrétiens devraient se mobiliser. Les crises sociales, économiques, écologiques et migratoires pourront attendre. Les militants chrétiens, leurs associations et même le Vatican devraient se préoccuper de la carrière de professeurs et de médecins en conflit avec leur DRH à propos de formations bidon sur la diversité.
« Derrière la revendication un peu outrée d’une entrée en dissidence, on peut lire l’agacement de la bourgeoisie conservatrice face aux normes mises en place dans les entreprises par la bourgeoisie progressiste. »
Dans son livre, Dreher dit que la révolution de 1917 en Russie était en partie due à la cécité des élites politiques et religieuses face aux injustices vécues par les classes laborieuses. Nous l’interrogeons sur le parallèle qu’il établit avec les activistes américains : est-ce que les élites politiques et religieuses d’aujourd’hui ne sont pas aussi coupables de ne pas entendre les véritables préoccupations de ces personnes ? Est-ce qu’il n’y a pas des mesures de justice sociale très concrètes qui pourraient répondre au malaise qui s’exprime ici ? Et est-ce que les chrétiens n’auraient pas tout intérêt à participer à l’identification de ces mesures de justice et à en revendiquer l’application ? Dreher répond que les activistes américains sont animés par un fanatisme qui brûle tout sur son passage, une haine de la vie qui ne pourra se satisfaire de mesures économiques. Nous mentionnons la campagne de Bernie Sanders aux États-Unis, qui semble avoir réussi à mobiliser les jeunes américains autour de mesures économiques visant à réduire les inégalités et la précarité sociale. Dreher balaye le phénomène : l’économie n’est pas prioritaire, la lutte se joue avant tout sur le terrain culturel.
Selon Dreher, les chrétiens ne pourraient pas s’allier ponctuellement avec la gauche sur les questions économiques, parce cette dernière ne partage pas l’intégralité de la vision « chrétienne » (entendez bourgeoise) de la famille. Mais ça n’empêche pas Dreher de constater qu’il s’est allié récemment avec des personnalités libérales qui ne partagent pas ses valeurs conservatrices, mais qui s’estiment aussi persécutées par le progressisme culturel.
Le livre de Dreher ne semble pas faire la promotion de telles alliances, quand il reprend à son compte la recommandation de Soljenitsyne de quitter toute manifestation où apparaîtraient des slogans avec lesquels on est en désaccord. On lui fait remarquer qu’on irait à pas beaucoup de manifestations à ce compte-là. Il en convient. Justement, du théâtre de l’Odéon occupé pour protester contre la réforme de l’assurance chômage descend un cortège. Le louisianais est ravi, « c’est comme un mardi-gras ! ». En tête de cortège, nous pointons les femmes de chambre de l’hôtel Ibis Batignolles qui ont obtenu une victoire après de très longs mois de lutte acharnée. Nous informons Dreher qu’aux côtés de la CGT qui a organisé leur mobilisation, des chrétiens ont discrètement soutenu ce combat et financé les caisses de grève. Entre ces chrétiens, les militants historiques de la CGT et les mères de famille africaines qui menaient le combat, il y a certainement des divergences sur des questions culturelles, les théories du genre, le féminisme. Peut-être que ces divergences ne pèsent pas très lourd face à la joie de savoir que ces femmes ont obtenu justice. Mais Dreher n’en a rien à faire, il est occupé à prendre photos: « une vraie manif’ ! incroyable ! ». Une heure plus tard, son blog affichait de belles photos du cortège avec le commentaire « Ah ! Paris ! »
Rod Dreher se dit inquiet de voir les études postcoloniales se répandre en France, un pays qui, nous affirme-t-il sans sourciller, « n’a rien à voir avec l’esclavage ». Nous le rassurons en l’informant du fait que le gouvernement français – qui n’a d’ailleurs jamais rien eu à faire avec la colonisation – a pris position contre ces études. L’auteur s’inquiète aussi de s’entendre dire par un ami d’un ami militaire français que ceux qui vivent dans « les banlieues » seraient capables de déborder l’armée. Là encore, on le rassure : il y a beaucoup moins d’armes et de groupes paramilitaires organisés en France qu’aux États-Unis. Par un retournement étrange de la conversation, Dreher nous affirme que c’est selon lui un des enjeux de l’alliance entre le capitalisme de la Silicon Valley et l’activisme des campus américains : désarmer les américains conservateurs, en mettant en place des outils de mesure du crédit social comparables à ce qui se fait en Chine pour inciter les patriotes américains à rendre les armes. À ce stade de la conversation, il faut avouer que nous n’y comprenons plus grand-chose.
« Les chrétiens dissidents de Dreher ne sont plus vraiment chrétiens mais font de la croix une bannière. Ils occupent des positions dominantes dans l’économie et déguisent leur décalage par rapport à la culture de leur temps en dissidence. »
On pourrait se demander si Dreher ne vient pas importer des angoisses et des controverses très américaines dans un pays qui a déjà largement de quoi faire en la matière. La traduction française de l’ouvrage remplace d’ailleurs les controverses américaines mentionnées, peu connues en France, par leur équivalent français. Un peu comme les chansons de Johnny ou les blagues de Gad Elmaleh, les « affaires » qui agitent nos éditorialistes sont souvent une traduction terme à terme de hits qui ont déjà fait fureur outre atlantique
Les références aux controverses françaises qui émaillent Résister au mensonge sont étonnamment contre productives pour l’image de dissidence que Dreher tente de cultiver. Quand on apprend que Macron et ses ministres sont d’accord avec lui pour critiquer l’écriture inclusive et les études post-coloniales, il trouve ça formidable : « Si j’avais su que je défendrais un jour les institutions libérales… » Dreher ne connaît pas vraiment ces controverses parce qu’elles ont été ajoutées dans le texte par son traducteur. Dreher a toute confiance dans Hubert Darbon, qui est Market Intelligence Analyst chez LVMH. Dans un portrait que lui consacre le magazine d’extrême droite L’incorrect, il affirme qu’il est « un chrétien plus littérairement que littéralement ». Derrière cette formule toute maurrassienne (on dirait aujourd’hui onfrayienne), on voit le christianisme utilisé comme une culture et une identité plus que comme une pratique. Ce jeune cadre dans un groupe de luxe féru de littérature conservatrice donne une bonne image des chrétiens dissidents de Dreher. Ils ne sont plus vraiment chrétiens mais font de la croix une bannière. Ils occupent des positions dominantes dans l’économie et déguisent leur décalage par rapport à la culture de leur temps en dissidence.
Rod Dreher dit n’avoir jamais entendu parler du travail de l’ONG Open Doors qui recense les pays où les persécutions contre les chrétiens sont les plus sévères. On y trouve la Corée du Nord, le Pakistan, la Lybie, et plus récemment l’Inde. Les États-Unis, dont la cour suprême est composée d’une majorité de chrétiens conservateurs, et dont le président catholique pratiquant a prêté serment sur une antique bible familiale ornée d’une croix celtique ne sont pas mentionnés dans cette liste. Si les chrétiens sont des dissidents réels dans des pays où ils sont égorgés, emprisonnés dans des camps ou discriminés pour leur foi, la dissidence dont parle Rod Dreher est une dissidence culturelle.
Il faudrait inviter Dreher et ces amis à des congrès de l’ONU avec d’autres victimes de l’oppression religieuse et politique. En écoutant leurs histoires de cadres souffrant de décalage avec les valeurs de la société dans laquelle ils vivent, les Yezidis, Rohingas et Ouigours comprendront enfin ce que la véritable souffrance signifie.
Benoit Gautier
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