Dans un univers modelé par une société de marché individualiste et flexible, proposer une autre manière de vivre économiquement et socialement, ne saurait faire l’impasse sur l’organisation du travail. L’emprise de la culture capitaliste dans laquelle nous vivons et les effets néfastes de notre consommation sans limite, vont de pair avec l’aberration d’une organisation du travail qui tourne le dos à la satisfaction des besoins humains. Aurait-on oublié qu’un travail est avant tout créateur d’utilité sociale, autrement dit qu’il se trouve ancré dans un environnement et une communauté de manière à donner du sens à l’action humaine ?
Chômage de masse, emplois précaires et délocalisations… La crise du travail que nous traversons donne à coup sûr du fil à retordre à ceux qui souhaiteraient faire croire à un prochain prodige. Les plans d’avenir, à l’image de la doxa gouvernementale en matière sociale, tablent sur la sauvegarde de l’emploi en échange de contreparties qui sentent bon l’austérité : des salaires plus bas, des temps de travail plus longs, et toujours plus de flexibilité pour mieux s’adapter à la conjoncture. Mais nombreux sont les autres − les salariés − qui n’y voient que poudre aux yeux, et qui traînent une lourde désillusion quant à l’action politique, menée tant par les partis que par les syndicats.
Pour preuve, le chômage des ouvriers non qualifiés n’a de cesse de grimper depuis trente ans, passant de 10 % en 1983 à 21 % en 2013. Même son de cloche pour les employés et les ouvriers qualifiés qui subissent bon an mal an les aléas conjoncturels. Un retour même timide de la croissance ne suffirait nullement à changer la donne.
L’emprise du modèle capitaliste
À vrai dire, la crise, loin de se réduire au problème du travail et du salariat, s’apparente bien plus à une crise de civilisation, une crise de vie. L’environnement matériel, social et intellectuel se plie désormais à l’injonction du “toujours plus vite”. Mais l’accélération des moyens de communication et des transports a surtout semé les dérives de l’entreprise libérale et capitaliste aux quatre coins de la planète. En outre, la dynamisation inédite de notre relation au monde et l’accélération technique soumettent les individus à l’obligation d’être toujours plus rapides et productifs, mais aussi moins responsables et moins disponibles. Le souhait de vivre bien avec et pour les autres, d’habiter véritablement le monde, et de souscrire à une éthique de la bienveillance dont Paul Ricœur s’était fait le chantre dans Soi-même comme un autre (1990), baisse la garde devant les malices d’une doxa libérale et capitaliste qui imprègne nos manières de vivre.
« Le capitalisme réussit ainsi le tour de force de n’être pas un simple modèle économique, mais un nouveau mode de gouvernance des esprits. »
L’allure du temps s’en trouve bouleversée : le tic-tac familier se durcit et laisse place à une durée abstraite qui se divise en tranches horaires consacrées au travail et au repos. Première vanité : croire que l’on peut apprivoiser Chronos au bon vouloir d’un patron et du capital. Le rapport à l’espace et à l’environnement fait, quant à lui, la part belle à la mobilité, au contingent et à l’échangeable. À l’image d’un tourisme de masse qui se déplace de région en région, de continent en continent, avec la même envie de retrouver dans des lieux identiques, son mode de vie, ses coutumes, ses enseignes, et son langage. La relation à un lieu devient alors purement instrumentale et fonctionnelle.
L’anthropologue Marc Augé avait d’ailleurs remarqué l’occupation croissante de ces espaces qu’il qualifie de « non-lieux » : des endroits qui ne peuvent se définir « ni comme identitaires, ni comme relationnels, ni comme historiques », donnant ainsi l’impression à chacun d’être de parfaits anonymes. On peut ainsi déambuler à loisir dans un centre commercial, voire sur son lieu de travail, avec la sensation d’être invisible, impalpable, transparent, sans corps et sans ombre. Ironiquement, c’est aussi dans ces lieux qui ne portent aucun signe de l’attachement des individus, que l’on s’active le plus et que la foule se presse. Le rapport à l’autre n’est évidemment pas en reste : la réification et la virtualisation des relations humaines fragilisent les liens sociaux, auxquels s’ajoute un imaginaire gagné par le consumérisme. Aucun de nos désirs n’est comblé, mais l’enfant que nous restons est insatiable.
Le capitalisme réussit ainsi le tour de force de n’être pas un simple modèle économique, mais un nouveau mode de gouvernance des esprits. Les licenciements, les délocalisations, les ouvriers et les employés traités comme des produits périssables, sont autant de méfaits qui ne doivent en aucun cas remettre en cause le système. Et c’est là tout le génie − ou le tragique − du capitalisme : réussir à la fois à exploiter et à intégrer le peuple dans ce cauchemar climatisé. Au milieu de la passivité et du conformisme de masse, nous sommes incités à une réalisation individualiste de soi : “devenez-vous mêmes”, “réalisez-vous”, nous scande-t-on. On s’enorgueillit ainsi d’inventer son chemin de liberté, mais cette quête de soi ne se soucie que de consommation, de loisirs, et de gadgets dernier cri. Le travail peut donc être toujours plus monotone ou décevant, qu’importe après tout : il n’est que le moyen d’obtenir un salaire en vue de consommer toujours plus – la consommation étant devenue le signe de la réussite sociale et du bonheur – permettant de garantir la sauvegarde du capitalisme ainsi que le travail lui-même. Contre mauvaise fortune, faisons tous bon cœur !
La “valeur travail”
Longtemps valeur charnière de la classe ouvrière, le travail, bien que monotone et fatigant, permettait aux ouvriers de se sentir empreints d’une identité et d’une culture, et ainsi de faire partie d’une classe sociale. Classe laborieuse certes, mais aussi classe dangereuse : les ouvriers conscients d’être exploités, tiraient également un fort pouvoir politique de leur travail. Il suffit de parler avec des mineurs, des sidérurgistes, des chaudronniers d’antan, héros de la production des Trente Glorieuses, pour se rendre compte que, malgré un travail âpre, ils gardent encore tapie une certaine nostalgie : leur rôle et leur mission politiques, mais également leur savoir-faire, un héritage reçu, une cohésion et une solidarité leur donnaient l’impression d’appartenir à une classe sociale décisive dans l’histoire.
Il faut du temps et du recul, pour identifier ce qu’il advient véritablement à une époque donnée. Les gestes et le savoir-faire que les ouvriers se transmettaient naguère, ont été balayés par la standardisation du travail productif qui ne requiert plus de qualifications particulières. Une formation de quelques semaines, voire de quelques jours, y suffit le plus souvent. Si, d’un côté, la santé et les conditions de travail des ouvriers se sont améliorées ; de l’autre, le travail a perdu à coup sûr de sa valeur et de son pouvoir de contestation politique. Mais à mesure que celui-ci devient rare, on somme chacun de s’accrocher à son travail.
Se dessine alors une couche privilégiée, ceux qui ont un travail à temps plein et la sécurité de l’emploi, les autres en temps partiel, les intérimaires, les précaires, et enfin les chômeurs et autres impies sans occupation. Cette division est en fait une véritable panacée pour le patronat. Il n’a sans doute jamais été aussi facile pour lui de faire adopter un de ses plans d’avenir à des ouvriers prêts à perdre leur dimanche, à augmenter leur temps de travail sans gagner un centime de plus, du moment que leur emploi est préservé. Loin de nous l’idée de jeter l’opprobre sur les ouvriers, mais il est frappant de constater que le rapport de forces patrons – syndicats est en train de tourner au bénéfice des premiers qui tiennent la dragée haute. D’autant plus que les syndicats qui défendent les intérêts professionnels des ouvriers, ne remettent pas en cause les finalités et les modalités de la production.
Or, c’est peut-être là que se joue une mutation réussie du mouvement ouvrier. Est-ce nécessaire de produire ainsi ? Il serait bon d’avoir une réflexion éthique qui ne se contenterait pas de poser la question de savoir si l’on est bien payé et bien traité dans ce que l’on fait, mais qui demanderait : doit-on faire ce que l’on fait ? On ne retrouvera en effet un sens au travail qu’en prenant compte du problème écologique, tributaire de notre mode de production et de consommation. En retour, la réflexion gagnerait à être ouverte au-delà du cercle ouvrier et des syndicats, dans le but d’encourager un débat à la portée de chaque citoyen. En cassant le syndicalisme à bases multiples (section syndicale, bibliothèque, centre culturel, mouvement coopératif…), le mouvement ouvrier a perdu un sérieux atout qu’il lui faut à présent retrouver. Pourquoi ne pas étendre les syndicats professionnels à des syndicats civiques, et mettre en place des groupes de réflexion qui rassemblent travailleurs, mais aussi chômeurs, étudiants, retraités afin d’inciter une véritable réflexion sur nos modes de production et de consommation ? Voilà qui serait sans doute salvateur pour l’ensemble des petites sociétés locales, et l’ensemble des relations sociales qui sédimentent un territoire. Nous n’avons que trop longtemps fait l’erreur de croire que les bonnes actions proviendraient des élites dirigeantes. L’illusion politique, « cette foi insensée dans la capacité de la politique, et des politiciens à résoudre nos problèmes et nous apporter le bonheur » tant décriée par Jacques Ellul, est en train de se défaire. Ne pourrait-elle pas laisser place à une démocratie fondée sur la coopération, la rotation des rôles, et la participation aux décisions, plutôt que la hiérarchie, la séparation et l’expertise proclamée des dirigeants ?
Des modèles alternatifs
Il y a dès juin 1848 et le séparatisme ouvrier, la volonté de poser de nouveaux modes d’organisation du travail. Ainsi en va-t-il des coopératives, nées au XIXe siècle, au moment même où la jeune entreprise capitaliste se déploie en France. Depuis, ces dernières ont investi les mondes agricole, mutualiste, bancaire, mais pas seulement. Nous les retrouvons également dans divers secteurs comme la production de biens courants (Scop-TI), ou encore les services de transport (SeaFrance)…
« Il serait bon d’avoir une réflexion éthique qui ne se contenterait pas de poser la question de savoir si l’on est bien payé et bien traité dans ce que l’on fait, mais qui demanderait : doit-on faire ce que l’on fait ? »

Amap
Depuis près de dix ans, ces initiatives de l’économie sociale ont le vent en poupe. On leur prête de nouvelles avancés, la promotion d’un travail qui retrouve du sens et qui ne se satisfait plus des gestes mécaniques et répétitifs hérités du taylorisme. Les ouvriers en finissent ainsi avec la passivité et un rôle de simple rouage interchangeable. Ils deviennent des acteurs essentiels participant directement au bon fonctionnement de l’usine et de la coopérative. En retour, c’est donc un épanouissement à la fois professionnel et personnel, tant on sait que la frontière entre ces deux sphères est bien fragile. Les relations se font d’égal à égal, et la personne humaine est placée au centre du développement économique et social. Le bien-être des travailleurs et les relations sociales sont ainsi au cœur du projet : on s’extrait de la hiérarchie classique et on renouvelle un ancrage territorial, car ce sont de petites entreprises − le plus souvent qui comptent une dizaine de salariés − qui sont créées. Ce n’est donc pas une course au profit, ni à la concurrence effrénée, bien au contraire. Il serait facile d’imaginer des modèles alternatifs qui s’implanteraient dans chaque commune, dans chaque département, qui ne viseraient pas à s’étendre, ni à contrôler toujours plus de marché. Les Amap (associations pour le maintien d’une agriculture paysanne) et les petites coopératives agricoles qui s’installent avec succès dans un territoire et un paysage précis en donnent déjà un bel exemple.
En outre, si les objectifs économiques restent souvent présents dans les Scop (sociétés coopératives et participatives), c’est bien la dimension sociale et les relations humaines qui priment. Bien entendu, éviter les délocalisations et les fermetures d’activités est une initiative positive, mais ce sont surtout les ambitions éthiques qui dictent de telles alternatives. Tâchons de nous souvenir qu’en avril 1943, la philosophe Simone Weil avait déjà frayé ce chemin dans l’Enracinement et étayait les caractéristiques d’une nouvelle organisation du travail reposant sur la prise en compte du temps, de l’espace et d’autrui. Les enjeux sont toujours les mêmes : penser un autre rapport au temps qui permette un ancrage dans l’ici et maintenant contre l’accélération inopportune, et ainsi se rendre disponible à un travail humain ; définir un autre rapport à l’espace pour comprendre l’ordre du monde dans lequel nous vivons et le réenchanter en « butinant le miel du visible » ; et enfin, réfléchir à un autre rapport à l’autre pour favoriser l’établissement d’une communauté dans laquelle chacun puisse prendre racine et où il fait bon vivre. Avec toujours pour mot d’ordre la volonté de garantir l’autonomie individuelle et collective la plus élevée possible.
Nos Desserts :
- Cet article a été initialement publié dans le 1er numéro papier de La Revue du Comptoir
- Le sociologue Bernard Friot affirme que « nous pouvons organiser nous-mêmes le travail, sans employeurs, ni prêteurs »
- Interview de l’économiste Pierre-Yves Gomez, auteur de Le travail invisible. Enquête sur une disparition
- Écouter, la sociologue Marie-Anne Dujarier, auteur de Troubles dans le travail, sur France Culture
Catégories :La Revue du Comptoir n°1, Politique