Agrégé de sciences sociales, Alain Policar est chercheur associé au Centre de recherches politiques Sciences Po (Cevipof). Il a récemment publié « L’universalisme en procès » (éditions Bord de l’eau), qu’il considère comme le deuxième volet d’un diptyque après « L’inquiétante familiarité de la race. Décolonialisme, intersectionnalité et universalisme » (2020).
Le Comptoir : Depuis plusieurs années, diverses polémiques médiatiques et académiques opposent deux camps, caractérisés schématiquement comme les multiculturalistes (tantôt qualifiés, ou autodénommés, indigénistes, décoloniaux, islamo-gauchistes etc.) et les universalistes. Tout d’abord, que signifie « universalisme » ?
Alain Policar : Il existe de multiples façons de le définir, lesquelles dépendent évidemment du champ disciplinaire. C’est surtout par opposition à un autre « isme » que sa nature se manifeste. Bien qu’éloignée du sens présent dans nos actuelles controverses, il semble nécessaire de rappeler sa signification religieuse : elle nous dit que tous les hommes sont promis au salut en raison de la miséricorde divine. Dans cette acception, l’universalisme s’oppose au particularisme. Et, par extension, les conceptions du monde s’adressant à tous sont universalistes. Dans le domaine politique, l’universalisme s’oppose au communautarisme, car il présuppose un bien commun qui doit prévaloir sur l’intérêt particulier. Enfin, en anthropologie, il s’oppose au relativisme en posant l’existence de structures mentales communes à l’espèce et transcendant les cultures particulières.
J’établis un lien substantiel entre anthropologie et politique sur lequel se fonde ma défense de l’universalisme. Nous y reviendrons certainement, mais les deux « camps » que vous évoquez ne me paraissent pas décrire la réalité des affrontements : les multiculturalistes sont divers, mais la plupart se veulent universalistes. Il en est de même des « décoloniaux ». Quant aux indigénistes, si l’on accepte la réduction de ce courant au Parti des Indigènes de la République, ils ne le sont évidemment pas. Et l’islamogauchisme, à mon sens, n’a pas la moindre influence. Et j’ajoute que l’essentiel de la controverse concerne la revendication universaliste de certains courants s’autodésignant ainsi (le Printemps républicain, l’Observatoire du décolonialisme).
Comme tout « -isme », le terme « universalisme » semble abstrait, ce qui lui est reproché par ailleurs. Quelles implications concrètes l’universalisme a-t-il ? Comment se manifeste-t-il ?
Si je suis le canevas proposé dans ma précédente réponse, le triomphe du christianisme dans notre ère civilisationnelle a des implications concrètes innombrables : positives, lorsqu’il s’agit, comme dans l’épître de Paul aux Galates (« Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus ni homme ni femme, car vous tous, vous êtes un en Jésus-Christ »), de prôner l’égalité de tous dans la foi du Christ ; négatives, lorsqu’il s’agit de convertir par le feu et le sang. De même, la notion même de république, universaliste par essence, est « concrètement » bien différente des régimes qui l’ont précédée et qui reposent sur la distinction de quelques-uns au détriment du plus grand nombre. Être universaliste, ce n’est donc pas seulement un choix philosophique.
« Il ne s’agit pas de réduire la question sociale à la racialisation des rapports sociaux, mais de cesser de prôner un universalisme colorblind dont, quelles qu’aient pu en être les intentions, on doit constater l’échec. »
Le premier temps de votre essai est consacré à l’universalisme dévoyé. Quelles formes de dévoiement de l’universalisme observez-vous dans le débat contemporain ?
Décrire les dévoiements de l’universalisme m’est en effet apparu être une tâche nécessaire pour pouvoir penser les conditions de son renouvellement. Je crois qu’il convient, si l’on souhaite ne pas confondre les façons dont on peut se dire universaliste, de dire à quoi le mot a servi. Et, il faut le dire sans ambages, il a voulu justifier le colonialisme et, plus généralement, les théories racialistes fondées sur la hiérarchie entre les humains. Dès lors, c’est en son nom que la France, en tant que puissance coloniale, a accompli sa « mission civilisatrice ». Elle a, en toute bonne conscience, défendu ce que l’on nomme le plus souvent l’universalisme de surplomb, selon l’expression utilisée par Michael Walzer et popularisée depuis la parution, en décembre 1992, dans Esprit, d’un article intitulé « Les deux universalismes ». Il y décrit les fondements du colonialisme, en même temps que les raisons de son refus, par une analyse du judaïsme des temps prophétiques (qu’il connaît parfaitement) : « Les serviteurs de Dieu se tiennent au centre de l’histoire […], tandis que les histoires des autres sont autant de chroniques de l’ignorance et de conflits dépourvus de sens », et il poursuit : « Rien de significatif au regard de l’histoire du monde ne leur arrivera jamais sauf dans la mesure où ils s’approchent et se mêlent au courant dominant. » L’idée, hélas courante, de l’existence de peuples sans histoire, est contenue dans cette vision fondée sur la confiance que les doctrines et les lois des dominants seront un jour universellement acceptées.
Or, cette conception reste prégnante, et pas seulement à l’extrême droite. Elle empêche, c’est du moins ma conviction, de percevoir le lien entre les discriminations et certains effets institutionnels ancrés dans les anciennes structures coloniales. Si l’on se penche sur la subordination sociale, on ne peut manquer de constater leur coloration raciale. Il ne s’agit pas de réduire la question sociale à la racialisation des rapports sociaux, mais de cesser de prôner un universalisme colorblind dont, quelles qu’aient pu en être les intentions, on doit constater l’échec.
Le deuxième temps de l’essai traite de l’universalisme contesté. Si votre essai ambitionne de réhabiliter l’universalisme, il cherche aussi à « sauver » ou dialectiser des concepts employés par ceux qui couramment le dénoncent : race, privilège blanc, racisme systémique. En quoi ces concepts vous semblent-ils compatibles avec l’universalisme ?
La question est réversible : en quoi ne seraient-ils pas compatibles avec l’universalisme ? Un mot sur chacun des concepts. Il ne s’agit pas d’attribuer à la race une réalité substantielle : elle est, pour parler comme John Stuart Mill, un genre superficiel. Mais ces effets, sous la forme de l’étiquetage racial, sont bien réels. Nul n’a, mieux que le philosophe Kwame Anthony Appiah, évoqué cette réalité. Ce n’est pas, explique-t-il, son inexistence biologique qui empêche la race de jouer un rôle prépondérant dans la vie politique américaine (mais pas seulement). Et, malgré une position éliminativiste (consistant à éliminer sémantiquement le concept de race), il insiste sur les identités raciales, identités toujours fluctuantes et accidentelles, en tant que produit de l’assignation subie. Il est dès lors crucial de se pencher sur la façon dont les gens pensent en matière de race : « On peut avoir besoin de comprendre ce qui se dit de la “sorcellerie” dans une culture qui possède un tel concept […] que l’on croie ou non à la réalité des sorciers. » Dans cette perspective, l’étiquette raciale produit des effets sociaux et psychologiques qui influencent fortement le destin individuel.
Quant à l’expression de privilège blanc, elle se contente de rappeler que le racisme implique concrètement un système d’avantages et de désavantages. Elle ne fait donc que désigner l’ensemble des avantages sociaux dont bénéficient les personnes qui ne sont pas les cibles du racisme, et elle souligne que celui-ci relève d’un rapport social, c’est-à-dire d’une relation entre groupes sociaux.
Enfin, parler de racisme systémique, c’est permettre de comprendre que le racisme ne se réduit pas aux croyances individuelles. Il doit donc être décrit comme l’ensemble de processus non-individuels produisant des différenciations raciales dans la distribution des biens sociaux.
Vous cherchez à sauver le décolonialisme, rappelant à raison qu’il ne se limite pas à ses figures extrémistes « indigénistes », telles que Françoise Vergès ou Houria Bouteldja. C’est pourtant ne pas tenir compte de l’essentialisme et du réductionnisme de ses théoriciens latino-américains – à maints égards plus réactionnaires que révolutionnaires –, qui rejettent l’universalisme en tant qu’alibi de domination « épistémique » de l’Occident. En quoi les théories décoloniales, qui pourtant le rejettent, vous paraissent-elles compatibles avec l’universalisme ?
Je ne crois pas vouloir sauver les courants décoloniaux ouvertement critiques à l’égard de l’universalisme, en les déclarant universalistes malgré eux. Ce qu’en revanche j’ai cherché à dégager, ce sont les raisons de leurs critiques de l’universalisme. Et je les ai examinées de manière empathique, en me réclamant de Durkheim cherchant à comprendre la religion du point de vue du croyant. D’où la référence à la notion, très pertinente à mes yeux, d’injustice épistémique. Mais il me semble que ma critique de la notion d’épistémologie du point de vue, « épistémologie » relativiste s’il en est, est sans concessions.
Reprenant un concept décolonial, vous mentionnez « la colonialité, celle-ci pouvant être définie comme l’ordre blanc, un ordre social global articulé autour de la « race » ». C’est en effet l’idée d’Aníbal Quijano. Mais, son réductionnisme racial (« race » étant entendue comme construction historique sociale et discursive) et son culturalisme, typiques des décoloniaux, lui font considérer la classe (lui qui pourtant est issu du marxisme) comme secondaire… Pourtant, les faits historiques ne manquent pas pour illustrer combien la violence des classes possédantes et décisionnaires n’a pas épargné les « blancs » [1]. Utiliser l’expression « ordre blanc » ne revient-il pas fermer délibérément les yeux sur le fait que la violence ne s’est pas exercée seulement hors d’Occident et d’amputer des aspects historiques fondamentaux [2] ?
Ce que vous décrivez n’est pas contestable. Mais je ne pense pas qu’utiliser l’expression « ordre blanc » conduise à euphémiser vos exemples. Et ce n’est pas seulement Aníbal Quijano qui l’utilise, c’est aussi Aurélia Michel dans son livre, Un monde en nègre et blanc. Je la cite : « L’“ordre blanc”, héritier de l’Ancien Régime chrétien en Europe et son développement atlantique moderne, se développe à partir des Lumières et de la Révolution française. Cet ordre social, économique, militaire, politique, idéologique repose sur l’autorité de l’individu masculin d’origine européenne, et – citons au hasard parmi la multitude de ses attributs – sur son désir de liberté, de famille, de propriété et de patrie. Toujours menacé, vulnérable, il s’est défendu, arc-bouté, contre ses détracteurs et avant tout contre ses propres contradictions, notamment dans sa promotion d’une société égalitaire et démocratique. La race fait partie de ses arguments. »
L’expression « ordre blanc » a donc le mérite d’insister sur le caractère structurel de la domination exercée sur les populations non-blanches et, par conséquent, de dire que l’esclavage est central dans la construction de la modernité européenne puisque, une fois aboli, la « race » en perpétue la logique. C’est probablement en raison de la méconnaissance assez générale de cette centralité que nous éprouvons de fortes difficultés à percevoir le lien avec l’histoire de notre présent et aussi à marginaliser ce passé, à en faire une sorte d’accident ou d’anomalie au regard de l’universalité de nos principes. Et je le redis, l’ordre blanc n’implique pas que les Blancs dans leur ensemble en aient été les bénéficiaires.
Vous écrivez : « Ce n’est évidemment pas en déconstruisant les grands récits issus des Lumières, le récit républicain et les grands récits issus des Lumières, le récit républicain et le récit de la lutte des classes, au profit d’un récit post-moderne axé sur la reconnaissance de l’ethnicité, de la race, des minorités visibles, que l’on tiendra à distance l’essentialisation. » Or, c’est ce que font des auteurs comme Walter Mignolo ou Aníbal Quijano, représentatifs d’un courant décolonial que vous tentez pourtant de sauver. À vouloir dialectiser ou trouver un « juste milieu », ne faites-vous pas coexister des contraires incompatibles ?
Vous auriez totalement raison si je cherchais véritablement à « sauver » le courant déconial. Mais, et si vous avez pu le penser, j’en suis responsable, ce n’était pas mon objectif. D’une façon générale, je trouve des vertus au postcolonialisme, précisément parce qu’il ne sacrifie pas l’universel, et assez peu au décolonialisme. J’ai seulement voulu montrer que derrière cette dénomination, il y avait une telle diversité d’approches que l’homogénéité de la catégorie en était incertaine. Je refuse résolument la réduction de l’universalisme à la domination, ce qui exprime, je crois, fortement mon opposition aux auteurs que vous citez. Et mon accord avec de nombreuses thèses de ceux que vous ne citez pas, Edward Saïd, Frantz Fanon, Aimé Césaire, Albert Memmi, Édouard Glissant.
« L’expression « ordre blanc » a le mérite d’insister sur le caractère structurel de la domination exercée sur les populations non-blanches et de dire que l’esclavage est central dans la construction de la modernité européenne. »
Prônant un universalisme reconsidéré, vous rappelez que « le ressort de l’autorité politique se situe dans l’instauration dans le cœur des citoyens de sentiments véritablement civiques ». Puis vous ajoutez que « [c]’est donc à l’institution que revient la tâche de faire de l’homme un citoyen, autrement dit de faire naître une obligation réciproque par laquelle se réalisent la liberté effective de l’individu et de son humanité ». Pourtant, ce juste idéal n’est-il pas corrompu, davantage que par le racisme, l’inégalité et les discriminations, par le techno-capitalisme qui « révolutionne constamment les instruments de production et donc les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux », pour citer Marx et Engels – cela avec tout ce qu’il produit d’impulsivité, impatience, irritabilité, intolérance à la frustration, narcissisme, écrasement de la figure du citoyen par celle du consommateur ? L’instrument de la « race » n’est-il pas un outil qui nous aveugle à la domination de la Technique (Jacques Ellul) ?
Répondre à cette question suppose de disposer d’un instrument en mesure d’évaluer les parts respectives des discriminations raciales et des dégâts spécifiques au néolibéralisme. Sans pouvoir, par incompétence, entrer dans le détail, je crois qu’il y a plus d’articulation de ces différents registres que de conflit entre eux. Mais vous dites autre chose en vous interrogeant sur le rôle de la race comme instrument d’occultation d’inégalités bien plus importantes. Et, si je vous comprends bien, il y aurait une sorte de conjonction de l’action, plus ou moins consciente, de certaines forces sociales pour imposer la problématique de la race comme moyen de détourner la colère populaire. Disons que cela mériterait une discussion plus approfondie, mais, à ce stade, je ne suis pas vraiment convaincu.
En quoi consiste le « cosmopolitisme » que vous prônez ?
La tâche urgente est, me semble-t-il, de penser les conditions d’un monde commun. Nous sommes, de fait, confrontés à des communautés de destin qui débordent les frontières et qui ne possèdent pas les moyens de peser sur les choix politiques qui les affectent. Le sentiment d’appartenance à la planète est sans aucun doute plus fort aujourd’hui que du temps de Kant, comme en témoigne la croissance du nombre d’ONG ou de mouvements sociaux dont les objectifs ne se limitent pas à un État donné. Une sphère publique internationale, sur l‘existence de laquelle de nombreux auteurs ont attiré l’attention, est une donnée factuelle peu contestable qui ne peut être exclusivement attribuée aux pressions exercées par la globalisation. Nombreux sont les mouvements sociaux qui, au contraire, cherchent à combattre les effets de la globalisation libérale. Ils le font à partir du constat de l’impuissance des États à affronter une économie mondialisée. Et c’est ici que je fais appel au cosmopolitisme en le considérant comme l’expression contemporaine la plus convaincante d’une théorie de la justice globale.
Par nature, la sensibilité cosmopolitique rend possible l’idée d’appartenance à un monde commun. Et construire un monde commun, c’est avant tout s’imaginer soi-même comme un étranger. Dans cette perspective, je décris la raison comme le moyen de mettre en suspens la réalité afin de pouvoir l’observer, de la voir autrement et donc d’en souligner la contingence et ainsi sortir du monde vécu et entrevoir alors la possibilité d’un monde commun. S’opère ainsi une mise à distance de soi qui permet de porter le regard au loin, de devenir en quelque sorte, selon la belle expression d’Edmund Husserl, « le spectateur désintéressé de moi-même ». On comprend alors ce que permet la raison : ouvrir la voie à l’universalisme, c’est-à-dire, comme l’écrit Pierre Guenancia, nous faire passer du sentiment d’appartenance à une communauté à « l’idée cosmopolitique d’un monde commun dans lequel les positions et les situations pourraient être convertibles entre elles ».
« Il nous faut en quelque sorte concilier les exigences de la raison et notre essentiel besoin d’appartenance et de solidarité », écrivez-vous, après avoir préalablement dénoncé dans le cadre de la nation une illusion intrinsèquement discriminante. Si l’appartenance nationale est déconsidérée, quelle appartenance vous semble compatible avec le « cosmopolitisme » que vous défendez ? L’enracinement cher à Simone Weil (qui n’est pas national ou nationaliste, mais humain, moral et surtout incarné dans des pratiques) n’est-il pas la contradiction même de votre conception défiante, classique parmi les milieux éduqués, privilégiés et moins violentés par la mondialisation que les classes populaires, de l’appartenance (en l’occurrence nationale) ?
Votre question est très importante : elle me permet de préciser les liens entre appartenance nationale et cosmopolitisme. Et là encore c’est Appiah qui est le meilleur guide. Je rejette, certes, la thèse selon laquelle les frontières étatiques justifient une restriction de l’étendue des obligations de justice aux seuls territoires délimités par les États. Ce rejet est fondé sur un principe, très généralement partagé par les auteurs favorables au cosmopolitisme, celui de l’individualisme éthique, selon lequel les êtres humains individuels sont les unités ultimes de nos préoccupations morales, sans égard au groupe ou à la collectivité auquel ils appartiennent. Mais la priorité accordée à la dignité individuelle ne signifie pas négliger l’importance des familles, des communautés et des pays, mais seulement tenir leur valeur pour dérivative. C’est cette conjugaison de l’individualisme moral et de nos attachements singuliers qui justifie notre choix en faveur de ce qu’Appiah a nommé cosmopolitisme enraciné, également revendiqué par Ulrich Beck et, avant eux, par Mitchell Cohen, autrement dit une identité cosmopolite consciente de ses préférences locales, un cosmopolitisme qui, en quelque sorte, aurait des ailes et des racines.
N’est-ce pas un tort idéaliste d’intellectuel que d’attribuer à un idéal la capacité intrinsèque suffisante à rallier ? Aussi juste soit l’idéal-boussole de cosmopolitisme, ne doit-il pas plutôt procéder d’un lien au monde et à autrui concret, incarné, produit par l’expérience de l’amitié, de l’implication dans tel club de sport ou telle association, du coup de main pour réparer la voiture du voisin ou garder ses enfants en cas d’urgence ? Votre « cosmopolitisme » semble considérer le lointain plus important que le prochain : n’est-il pas une abstraction d’intellectuel privilégié, habitué à évoluer dans l’environnement individualiste et compétitif de l’université et peu familier de la socialité populaire ?
Je pense que ma réponse précédente est de nature à clarifier ma position. D’autant que je ne souhaite pas limiter mon cosmopolitisme à sa dimension morale. Il convient de se donner les moyens d’inscrire le cosmopolitisme à l’agenda politique. La « transgression cosmopolitique » ouvre une perspective normative de développement politique que l’on peut concevoir sous l’idée directrice d’un « cosmopolitisme processuel ». Que devons-nous entendre par cette dernière expression ? Tout simplement, comme l’écrit Francis Cheneval, que « la fin normative de toute action politique [étant] la constitution d’une communauté de droit à l’échelon global […], le cosmopolitisme doit orienter le processus de construction de la démocratie par et entre les peuples ». Il est donc clairement question d’un idéal régulateur et, donc, d’un processus sans fin. Quant à savoir si le fait, incontestable, d’être un « intellectuel privilégié » détermine mon engagement philosophico-politique, je me contenterai de remarquer que de nombreux autres « intellectuels privilégiés » ont des engagements bien différents. Dès lors, cette « condition » ne me semble pas franchement déterminante.
« La sensibilité cosmopolitique rend possible l’idée d’appartenance à un monde commun. »
Quand la « théorie critique de la « race » » ou l’approche « intersectionnelle », que vous défendez partiellement, deviennent plus centrales que la lutte des classes, l’antiracisme finit par se réduire à une sorte de variante de développement personnel et de pratiques individualistes, chacun s’efforçant à « déconstruire » préjugés ou prétendu « privilège blanc ». Outre la culpabilisation individuelle, ces théories appliquées finissent par réserver la lutte sociale à des diplômés familiers de complexités théoriques éloignées des enjeux concrets d’une domination dans le travail ou le couple, par exemple. C’est ce qu’a montré une grève féministe à Madrid ou encore, récemment, la scission de l’Union communiste libertaire [3]. Comment construire et pratiquer solidarité et fraternité et amplifier la lutte quand chacun est sommé de se scruter le nombril et « déconstruire » ses préjugés et se met à suspecter les autres ou les accuser au nom de leur couleur de peau ou leur genre essentialisés ?
Vous mettez l’accent sur un risque réel. Je pense qu’il est souhaitable de lire L’universalisme en procès en tenant compte de quelques-unes des analyses élaborées dans L’inquiétante familiarité de la race, un ouvrage dans lequel j’ai voulu mettre en garde contre les dangers que vous évoquez. Je ne pense pas justifié d’opposer lutte des classes et combat contre les discriminations raciales. Il peut certes y avoir des tensions, mais je me refuse à racialiser la question sociale. Et si je ne les ai pas explicitement évoqués, les enjeux concrets de domination dans le travail et dans le couple sont essentiels à mes yeux. Comment être un universaliste conséquent et, par exemple, se tenir à l’écart des combats féministes ? Et je vois mal ce qui, dans ma position, laisserait entendre qu’il faille être un « diplômé familier des complexités théoriques » pour être apte à la lutte sociale. Si j’ai pu laisser penser le contraire, je vous remercie de m’aider, par votre question, à lever toute ambiguïté.
« Les révoltes et les révolutions n’ont nul besoin pour exister de l’abstraction des concepts. Mais il peut être, en revanche, dangereux de laisser s’installer une petite musique anti-intellectualiste au nom du souci des masses. »
N’y a-t-il pas une responsabilité des clercs dans l’obsession de pureté théorique qui empoisonne le monde militant ? Cela ne finit-il pas par garantir l’échec politique des luttes et renforcer, de fait, l’ennemi, faute de pouvoir élargir la lutte ? In fine, si les diplômés qui ont le contrôle de ce vocabulaire et les armes théoriques auront les moyens de « s’en sortir » au milieu de la violence de la mondialisation capitaliste, le prolétariat n’est-il pas écarté et même abandonné par ceux-là, faute de pouvoir les rallier sur des bases aussi abstraites et moralisantes ?
Je ne me reconnais pas vraiment dans ce que vous nommez « obsession de pureté théorique », sauf si, par cette expression, vous voulez désigner le travail de la pensée. L’intellectuel est un constructeur de modèles, mais il n’est pas nécessaire, pour être un acteur de la vie politique, de maîtriser ces modèles. Durant les événements de Mai 68, la sophistication analytique était à son sommet et, pourtant, il y a bien eu une large convergence des luttes ouvrières et étudiantes. La population russe qui s’est soulevée contre le tsarisme était-elle instruite des subtilités du marxisme ou du léninisme ? Les révoltes et les révolutions n’ont nul besoin pour exister de l’abstraction des concepts. Mais il peut être, en revanche, dangereux de laisser s’installer une petite musique anti-intellectualiste au nom du souci des masses. N’est-ce pas une définition possible du populisme ? Et, j’en termine sur ce point, le souverainisme, parce qu’il se fonde toujours sur une identité nationale largement mythifiée, se montre démuni face à la menace populiste : plus encore, il l’entretient.
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- Au Comptoir, nous avions interviewé Alain Policar à propos de son essai L’inquiétante familiarité de la race
- Lire aussi notre article « La littérature postcoloniale et son carcan »
- Lire « Les deux universalismes » de Michael Walzer dans la revue Esprit
- Lire « Identité et cosmopolitisme » de Pierre Guenancia dans la revue Raison présente
- Selon Xavier Crépin « Le concept de race sert à masquer la diversité individuelle et les antagonismes de classe »
- Pour le philosophe Malcom Ferdinand « Nous avons besoin d’une écologie décoloniale »
Notes
[1] Au hasard, et spontanément, citons l’écrasement des paysans allemands réunis autour de Thomas Müntzer, la Saint-Barthélemy, la guerre de Trente Ans, les révoltes ouvrières réprimées, la Commune, les workhouses britanniques, les dizaines de milliers d’enlèvements de pauvres (« Shanghaiing ») jetés dans des navires commerciaux et coloniaux où le taux de mortalité pouvait dépasser celui du commerce triangulaire, la famine d’Irlande, le bagne, le travail des enfants jusqu’en 1882 (en France du moins), ad lib.
[2] Par exemple que, sous l’Ancien Régime, qui organisa le commerce triangulaire et promulgua le Code noir, le peuple n’était pas souverain ; que les actions d’un État ne signifient pas l’assentiment d’un peuple entier ; qu’on ne saurait oublier quelles étaient les classes décisionnaires…
[3] « L’UCL nie, de fait, que tous les prolétaires ont matériellement intérêt à combattre ensemble le sexisme et le racisme, et que c’est sur cette base que nous pouvons construire les luttes sociales articulant les luttes contre toutes les formes de discrimination et pour leurs revendications communes », lit-on, dans un communiqué récent valant scission.
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