Il est fréquent d’aborder l’histoire des femmes des milieux populaires sous l’Ancien Régime, c’est-à-dire la période antérieure à la Révolution française, sous l’angle de la déploration. Pourtant, en contre-points des milieux lettrés et curiaux, de plus en plus féminisés à partir du XVIIe siècle, de nombreuses femmes populaires peuvent aussi exprimer une capacité d’action importante, et transgresser l’ordre établi. C’est dans cette perspective de valorisation de ces femmes, longtemps invisibilisées, que s’inscrit l’ouvrage de l’historien des comportements et des mentalités Robert Muchembled, intitulé « Insoumises, une autre histoire des femmes » (Éditions Autrement, 2013) qui s’intéresse précisément à la figure des guérisseuses et à leurs pouvoirs dans les communautés villageoises d’Ancien Régime. En adoptant une approche par le bas, redonnons ici une visibilité à nos lointaines ancêtres, ces femmes insoumises et solidaires face à un ordre injuste.
Les cadres de la domination masculine
Tout d’abord, il ne faut pas nier la réalité de la rigidité de la domination masculine dans l’univers paysan de ce temps-là. En effet, dans la France d’Ancien régime, aux cadres ruraux multiséculaires – entre 80 et 90% des habitants étaient paysans entre le XVIe et le XVIIIe siècle –, le respect de la tradition est un puissant vecteur d’ordre social. Les hiérarchies sont pesantes, et les contrôles sur le sexe féminin, par la communauté villageoise, dont les principaux représentants sont les chefs masculins du village, extrêmement rigides. Cela se traduit notamment par le contrôle de la nuptialité des femmes et l’imposition, souvent par leur père, d’un conjoint issu du même village ; seul un conjoint sur quatre en moyenne provient de l’extérieur du village sous l’Ancien Régime. Rajoutons également la faible participation des femmes, de même que des franges masculines les plus pauvres des villages, à la vie politique des communautés villageoises. Il existe bien une forme d’auto-organisation politique de la plupart des paroisses sous l’Ancien Régime, du moins sur les sujets qui touchent à la vie quotidienne, mais les votes aux assemblées des paysans, ou encore les postes de syndics – c’est-à-dire de représentants de la communauté villageoise – restent aux mains des notables du village, en particulier des laboureurs, et dans une très moindre mesure des veuves de laboureurs ou d’artisans bien insérés socialement. La participation politique des femmes sous l’Ancien Régime est donc, sans surprise, très limitée.

TENIERS LE JEUNE David, « Les noces paysannes », XVIIe siècle. C’est ici une scène de noces qui est représenté par le peintre. Selon une vielle coutume flamande, la mariée est installée sous une couronne de fleurs d’orangers, entouré de sa mère et sa belle-mère. La future mariée est la reine de la journée, mais n’a pas droit de parler ou de manger avant l’arrivée de son futur époux.
À l’endogamie imposée, se rajoute aussi souvent le carcan du mariage, et la puissante intériorisation d’un discours d’infériorité des femmes par rapport aux hommes, justifié notamment par des préjugés religieux. À titre d’exemple, citons la vieille tradition, toujours en vigueur dans certaines paroisses françaises au début du XXe siècle, qui voit les femmes occuper la partie gauche de la nef de l’église, une partie qui correspond aux scènes de damnation sculptées sur le tympan, tandis que les hommes se tiennent généralement à droite de la nef, la partie du paradis. Ce discours d’infériorisation des femmes, d’essence religieuse – les femmes sont, dans les représentations collectives chrétiennes, associées à Eve et à son caractère peccamineux – trouve aussi une traduction dans la vie quotidienne. Pensons en effet aux tâches liées au ménage, associées à la souillure, et à la dégradation, traditionnellement dévolues aux femmes rurales. Pour comprendre certaines assignations genrées des rôles, dans la vie quotidienne, encore persistantes aujourd’hui, un détour par l’histoire culturelle est donc nécessaire.
Enfin, l’époque moderne est aussi une période de rigidification du statut des femmes, dans le domaine législatif. Depuis la redécouverte du droit romain – extrêmement patriarcal – par les juristes médiévaux et surtout humanistes, les codes de loi tendent à être de plus en plus imprégnés par une conception patriarcale de la famille. Le droit coutumier – c’est-à-dire non écrit – qui prévalait au Haut-Moyen âge et au Moyen Age central, n’était pas forcément, partout, à l’avantage des femmes. Mais, selon les traditions juridiques provinciales, une femme pouvait accéder plus ou moins facilement à l’héritage et à la gestion de ses biens : c’était notamment le cas en Bretagne, où la femme était considérée, dans le droit, comme l’égale de l’homme, jusqu’à la Révolution française, ce qui a fait dire à des historiens et anthropologues que certaines contrées bretonnes, notamment insulaires (l’île d’Ouessant), s’apparentaient à de véritables matriarcats catholiques. Reste que globalement, nous assistons à une progressive uniformisation des régimes juridiques, à partir du XVIe siècle ; le statut des femmes est de plus en plus calqué sur le droit romain, ce qui fait des femmes d’éternelles mineures, assujetties à l’autorité de leur père, puis de leur mari, ce qui n’était pas forcément le cas dans toutes les traditions juridiques médiévales.

LE NAIN Louis, « Famille de paysans », vers 1642. Sur ce tableau, la femme paysanne affiche sur sa physionomie, une vie de labeurs, d’épreuves, mais aussi une grande dignité et capte une bonne part de l’attention du spectateur.
Cet arrière-plan juridico-socio-culturel doit ainsi être pris en compte pour approcher la vie des femmes sous l’Ancien régime. Mais en parallèle de cette domination masculine, ou à rebours de celle-ci, des femmes populaires ont su également se solidariser et parfois transgresser l’ordre masculin.
Des femmes solidaires, parfois transgressives
Signalons tout d’abord la force de la solidarité féminine, souvent formée en réaction à la domination masculine, dans les sociétés paysannes d’Ancien Régime. Ainsi, dans ces sociétés rurales, et dans une moindre mesure urbaines, profondément holistes, où l’individu isolé est marginalisé, les femmes doivent, au même titre que les hommes, s’inscrire dans des relations de solidarité, avec d’autres personnes que leurs seuls parents pour survivre face à l’insécurité économique et physique. Dans chaque village, les femmes de tous âges ont leurs lieux de sociabilité, notamment autour du lavoir, au moulin, au four, sur les pas de porte dans la rue ou encore dans certains foyers lors des traditionnelles veillées hivernales. La territorialité féminine est ici principalement centrée sur des lieux de travail, et non sur les lieux de pouvoir, traditionnellement associés aux hommes, en particulier les places de villages ou les tavernes, où bien souvent sont prises les décisions de la communauté paysanne. Reste qu’une solidarité féminine, qui peut, dans une certaine mesure, se traduire par une forme de sororité et de solidarité forte extrêmement puissante face aux divers abus masculins, peut se faire jour dans les villages. Ainsi, loin d’être passives dans la sphère privée, il peut arriver que des femmes aient un vrai pouvoir de décision au sein du foyer, comme le montre Valentin Jameray-Duval, qui raconte notamment dans ses Mémoires, rédigés en 1766, et l’une des rares sources d’époque sur la vie paysanne, les nombreuses histoires de femmes qui engagent un rapport de force avec leur mari au sujet de la tenue de la maisonnée.
Par ailleurs, de nombreuses femmes populaires se sont érigées contre l’ordre établi religieux. Ainsi est-il de la figure de la femme guérisseuse, dont les frontières avec la femme sorcière et diabolique sont de plus en plus ténus au cours de l’époque moderne. En effet, depuis l’époque médiévale, des femmes ont acquis un rôle de conseillère et de guérisseuse, aux pouvoirs considérés magiques, dans les villages. Comme en témoigne l’Evangiles des quenouilles, recueil de contes médiévaux publié en 1480 qui a beaucoup inspiré les folkloristes du XIXe siècle, c’est vers des femmes, souvent âgées, que se tournent les villageois en recherche de recettes magiques protectrices, voire à finalité médicales, à base de plantes, d’incantations, et de rituels divers et variés, court-circuitant ainsi le rôle d’encadrement des âmes et de soutien moral dévolu à l’Église. Citons notamment les mauvais présages liés à la vue de certains animaux le soir, ou encore les recettes à base de plantes et de sang d’animaux, relayés dans les différents livres sur la nature, qui sont des mises par écrit d’une mémoire paysanne, féminine, ancestrale. Cette figure de guérisseuse peut aussi s’entremêler avec la figure de la sage-femme, qui charrie là encore un puissant imaginaire centré sur la mise au monde.
En cela, c’est contre cette figure féminine de la guérisseuse que se met de plus en plus en place, au cours du XVIe et surtout au XVIIe siècle une législation fortement répressive, sous l’impulsion à la fois des juristes urbains, pétris de la nouvelle rationalité scientifique du XVIIe siècle, et surtout de l’Église catholique, qui cherche à éradiquer les superstitions, qu’elle voit comme une menace pour son entreprise de christianisation des mœurs dans les campagnes. Le concile de Trente, au milieu du XVIe siècle, qui est une réforme des cadres religieux catholiques pour mieux lutter contre la réforme protestante du début du XVIe siècle, pose ainsi les jalons de cette persécution contre les guérisseuses. Les tenants de l’Église catholique souhaitent alors modeler la femme à l’image de la Vierge Marie, pure, maternelle et cela doit de se traduire par une dévotion irréprochable et l’abandon de certaines pratiques occultes telles que l’astrologie, ou la divinitation. La femme guérisseuse devient rapidement la bouc-émissaire idéale, en France et dans les pays germaniques, régions européennes où les juifs ont cessé depuis longtemps d’endosser ce rôle. Ces figures féminines de la transgression de l’ordre religieux deviennent dès lors de plus en plus rares dans les villages à la fin de l’Ancien Régime. Rappelons toutefois que, contrairement aux idées reçues, la célèbre période de la « chasse aux sorcières » a aussi été une « chasse aux sorciers », comme en témoigne l’étude des archives des procédures d’appel du parlement de Paris, entre 1575 et 1604, vaste ressort judiciaire peuplé de 10 millions d’habitants, où l’on apprend que 253 hommes et 234 femmes ont été condamnés pour sorcellerie par les juges subalternes. Envoyés en appel devant le parlement de Paris, les sentences de mort définitives ne concernent « que » 40 femmes et 29 hommes. Reste que la répression s’avère plus féroce dans les pays germaniques, où cette fois les sentences de mort concernent pour 80% des femmes.

ZIARNKO Jan, « Description et figure du sabbat des sorcières », 1613, gravure sur cuivre. Pour la première fois au XVIIe siècle, dans le contexte de la chasse aux sorcières, apparaît le cliché de la vieille femme sur son balai.
Enfin, pour conclure cette présentation de l’éventail des situations d’insoumission des femmes populaires sous l’Ancien Régime, il faut souligner le rôle des femmes dans les émeutes et révoltes frumentaires, c’est-à-dire ces mouvements de protestation, de plus ou moins grande ampleur, contre la hausse des prix du blé notamment et souvent dirigées contre la figure de l’accapareur – un bourgeois aisé, le plus souvent, accusé de spéculer sur le prix de vente en refusant de mettre sur le marché le blé. Comme l’a montré Charles Tilly, en particulier dans From Mobilization to Revolution (1978), les femmes populaires, des villes aussi bien que des campagnes, sont des actrices fondamentales de ces protestations et inscrivent leurs pratiques dans un large répertoire d’action, allant de l’attroupement à la violence physique contre les boulangers, les accapareurs ou encore contre les représentants de l’État. Rappelons évidemment l’épisode de la marche des femmes d’octobre 1789, pour rappeler le roi à Paris et le forcer à reprendre son rôle de roi nourricier, protecteur du « bien commun » à travers une nouvelle réglementation du prix du pain. Dans les représentations collectives, les femmes sont en effet considérées comme les gardiennes du foyer, à qui revient la mission de nourrir les membres de la maisonnée. Les femmes populaires peuvent ainsi devenir des combattantes et s’ériger, souvent collectivement et parfois avec violence, contre un ordre économique qu’elles estiment injuste.
En définitive, pour comprendre l’histoire de ces femmes populaires d’Ancien Régime, il faut bien mettre en évidence l’ambiguïté des représentations portées sur elles, qui oscillent entre sacralisation, lorsqu’elles sont comparées à la Vierge Marie, et diabolisation, lorsque, au contraire, elles sont considérées comme des sorcières en puissance. De même, la figure de la femme bienfaitrice, guérisseuse, qui vient répondre aux sollicitations des villageois, côtoie la figure de la femme envoûteuse, à l’origine de mauvais sorts. Enfin, dans un contexte d’effective rigidification juridique du statut des femmes, notamment sous l’effet des juristes des XVIe et XVIIe siècle, des femmes continuent d’exprimer une forte culture de résistance, en particulier lorsque « l’économie morale », au nom de laquelle l’économie étaient traditionnellement réglementée par les pouvoirs, est menacée.
Nos Desserts :
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- Sur Le Comptoir, lire notre analyse sur le clivage entre libéralisme et anti-libéralisme au XVIIIe siècle
- Lire « La Proclamation de la Commune » de Louise Michel
- Et notre recension de Sorcière, la puissance invaincue des femmes de Mona Chollet
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