Politique

Hatem Nafti : « En Tunisie, Kaïs Saïed a exacerbé la colère populaire »

Né en Tunisie, l’essayiste Hatem Hatem Nafti vit en France où il travaille comme ingénieur en informatique. Il a publié des tribunes dans Le Monde, Libération, Orient XXI et Le Vif-L’express en Belgique, ainsi que deux essais : « Tunisie, dessine-moi une révolution » (L’Harmattan, 2015) et « De la révolution à la restauration, où va la Tunisie ? » (Riveneuve, 2019). Dans son dernier essai « Tunisie. Vers un populisme autoritaire ? » (Riveneuve , 2022) il revient sur les dix dernières années mouvementées de la scène politique tunisienne qui se sont conclues par le gel du Parlement, la mise au pas de la justice et la fuite en avant autoritaire du président tunisien Kaïs Saïed.

Le Comptoir : En 2019, vous avez publié De la révolution à la restauration, où vous évoquiez la possibilité d’un retour en arrière en ce qui concerne le régime politique en Tunisie. Cette année, vous semblez confirmer la fin de l’expérience démocratique tunisienne et le basculement vers un régime présidentialiste autoritaire. En quoi le personnel politique est-il responsable de la situation actuelle ?

Hatem Nafti : Dans De la révolution à la restauration, je craignais un retour à l’ordre ancien porté par des personnes issues de l’ancien régime. Aux élections de 2019, le Parti destourien libre (PDL) revendiquait sa filiation avec le benalisme. Sa cheffe, Abir Moussi, a obtenu des résultats paradoxaux. Candidate à la présidentielle, elle a été sèchement battue dès le premier tour mais aux législatives, elle a été la députée la mieux élue. La restauration n’est cependant pas venue de l’ancien régime mais d’un acteur hors système élu sur un programme se réclamant de la révolution. Kaïs Saïed a capitalisé sur les déceptions et les ressentiments qui se sont développés durant les dix années séparant la chute de Ben Ali du coup d’État du 25 juillet 2021 : la crise économique n’a fait que s’aggraver, empêchant la résolution des causes sociales qui ont mené à la révolution. Les partis dominants, à commencer par Ennahda, ont donné l’impression que leurs intérêts propres passaient avant les demandes populaires. La crise sanitaire, très mal gérée par le gouvernement Mechichi (soutenu par les islamistes) a cristallisé la volonté d’en finir avec le système dit de la transition démocratique, rendant désirable la proposition de tabula rasa brandie par Kaïs Saïed.

Sit-in à la Place de la Kasbah à Tunis, le 28 janvier 2011.

Vous faites remarquer que depuis 2011 la plupart des partis politiques tunisiens ont été dirigés par des sexagénaires dans un pays où l’âge médian se situe autour des 32 ans. Quelle place la jeunesse a-t-elle eue dans cette période de transition démocratique ?

Alors que le discours convenu célèbre le rôle de la jeunesse dans la révolution tunisienne, dans les faits, les moins de 35 ans ont été très peu impliqués dans les cercles de décision. En 2011, la prime était au militantisme. Les dissidents des années 70, 80 et 90 ont pris le pouvoir. Ils ont été aidés en cela par la dépolitisation des jeunes durant les années Ben Ali. Saïed a su capter la frustration induite par cette marginalisation et a ainsi pu attirer à lui des jeunes issus de tout le spectre politique.

En dépit de la crise économique qui frappe la Tunisie et des critiques qui s’accumulent, le Président Kaïs Saïed reste soutenu par une partie de la population. Qu’est-ce qui explique cette mansuétude selon vous ?

Bien que les derniers sondages montrent une érosion de la popularité du chef de l’État, celui-ci reste loin devant ses principaux concurrents. Ceci s’explique par de multiples raisons. La classe politique institutionnelle a été largement discréditée durant les dix années qui ont suivi la chute de Ben Ali. Ceci tient à des raisons légitimes (alliances contre nature, trahison des promesses électorales, détérioration du niveau économique et sécuritaire) et d’autres qui tiennent au refus d’une partie importante de l’élite de la notion même de démocratie. Cette appétence pour les régimes forts (Syrie, Russie, Turquie), se retrouve également chez les citoyens lambda. C’est pour cela que le narratif de l’homme providentiel tient encore. Mais le décalage entre le réel et le discours d’un président déconnecté de l’aggravation de la crise et obnubilé par des thèses conspirationnistes auront pour conséquence l’augmentation de la colère populaire, d’autant que Saïed s’est arrogé les pleins pouvoirs. Tôt ou tard, le peuple lui demandera des comptes.

Dans votre livre, vous évoquez une similitude entre Kaïs Saïed et Louis-Napoléon Bonaparte. En quoi est-ce que les deux personnages sont similaires ?

Hatem Nafti lors de la présentation de son essai à Paris.

Du fait de la colonisation française et de la similitude institutionnelle entre les deux pays, les élites – souvent formées en France – aiment à faire des comparaisons avec la situation hexagonale. Alors, quand Saïed a perpétré son coup d’État, nombre de ses partisans ont mis en avant le passage de la IVe à la Ve République, voyant en lui un De Gaulle qui a su mettre fin au parlementarisme et à la « partitocratie ». En réalité, le 25 juillet 2021 ressemble à un autre épisode de l’histoire française, celui de la fin de la deuxième République et l’instauration du Second Empire.

Après la révolution de 1848 qui chasse le roi Louis-Philippe, l’élection présidentielle au suffrage universel masculin direct porte au pouvoir Louis-Napoléon Bonaparte, neveu de l’empereur. Celui-ci allie conservatisme sociétal et discours social. Confortablement élu face à une gauche divisée, il gouverne le pays avec une Assemblée nationale législative dominée par le Parti de l’ordre, une coalition de droite bourgeoise et monarchiste. Les relations se tendent dès le limogeage par le président du gouvernement d’Odilon Barrot. L’alliance majoritaire fait voter des lois visant à asseoir son hégémonie. C’est notamment le cas pour l’exclusion de fait des plus précaires du suffrage universel. Bonaparte profite de l’impopularité du Parti de l’ordre et sillonne le pays en se faisant acclamer. Il tient des discours hostiles au Parlement. Le chef de l’État cherche alors à obtenir l’allégeance des forces armées (policiers et militaires), essentielles pour la suite des évènements. Le 2 décembre 1851, en violation de la Constitution, le président dissout l’Assemblée et fait encercler le bâtiment. Il fait arrêter les principaux responsables du Parti de l’ordre. Quelques députés se réfugient à la mairie du 10e arrondissement et votent l’annulation de ces décisions. Mais l’impopularité du Parlement, y compris chez les masses bourgeoises, profite au président. Il met en place un Empire autoritaire, validé par le suffrage universel, et organise une série de référendums plébiscitaires lui permettant de renouveler régulièrement sa légitimité.

« Kaïs Saïed s’est arrogé les pleins pouvoirs. »

Il existe évidemment des différences entre les deux démarches. Elles tiennent d’abord aux contextes nationaux et même à la manière bien plus forte utilisée par Bonaparte lors de son coup d’État. Mais les similitudes sont frappantes. Nous avons un conflit entre une Assemblée impopulaire et un président gardant un large soutien de la population. Les remaniements (décidés par le président dans le cas français) exacerbent les tensions. La combinaison entre assise populaire et allégeance de la bureaucratie coercitive (armée et police) est décisive dans le basculement du rapport de force. Enfin, sur un plan plus personnel, nous retrouvons chez Louis Napoléon Bonaparte la même démarche messianique et le même attachement à la symbolique des dates. En effet, Louis Napoléon Bonaparte a exécuté son coup d’État le 2 décembre 1851, 46 ans après la bataille d’Austerlitz. Un an plus tard, il se fera sacrer empereur. Saïed a utilisé des dates-clé de la mémoire collective (fête de la République, fête de l’Indépendance, déclenchement de la révolution) pour y faire des annonces importante (coup d’État, consultations électronique et référendaire).

Slogans politiques sur les murs de Tunis en 2011.

Le 17 décembre 2010, le geste de désespoir à Sidi Bouzid de Mohamed Bouazizi a enclenché une dynamique qui a bouleversé la majeure partie du monde arabe. Quelle place porte aujourd’hui la Tunisie dans ce monde ?

Aujourd’hui, dans un monde en crise et dans une société de l’information en continu, la Tunisie n’intéresse plus grand monde. Le coup d’État du 25 juillet 2021 a clos le dernier espoir d’une démocratisation de la région. Quand on connaît le coût des ingérences étrangères dans la zone – notamment en Libye – on peut se dire que ce désintérêt n’est pas forcément une mauvaise nouvelle.

Quel regard porte-t-on aujourd’hui sur la situation tunisienne en France ?

Dans un premier temps, la France a décidé de coordonner sa réaction avec ses partenaires du G7. La position pouvait être résumée par « nous comprenons la nécessité de votre coup de force mais nous restons vigilants sur l’état de la démocratie et des droits ». Mais, dans un pays où la question migratoire devient de plus en plus centrale, l’existence d’un pouvoir fort à même d’accentuer la coopération en matière de réadmission des Tunisiens expulsés passe avant le respect de l’État de droit.

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