Politique

Tout cramer, et se cramer soi-même : l’aporie des libéraux au carré

La France est lessivée. Ces dernières années, les crises s’y enchaînent, lui donnant l’allure d’un feu de forêt qui jamais ne s’éteint. Les politiciens néolibéraux, pompiers pyromanes, y crachent de l’essence par leurs lances d’incendie. Nous sommes sous la flamme, et personne ne joue collectif. Chacun se bat pour sauver sa propre peau. Moi d’abord, moi contre mes semblables, s’il le faut. Ce panorama n’est pas nouveau ; mais il écœure, à force. Beaucoup voudraient dire « stop », « pause », « arrêtons tout ». Beaucoup cherchent une porte de sortie viable.

Alors, on égrène les options possibles, on parcourt les rangées d’onguents-miracle. Et certains d’entre nous, s’arrêtant au rayon « euphorisant », croient y trouver leur bonheur. Afrocentristes, identitaires, djihadistes fleurissent de partout. Rien ne semble les unir, fors leur principe premier : prenons l’exact contrepoint du libéralisme, en tout, quitte à jeter le bébé avec l’eau du bain. Face à la bêtise libérale, proposons une bêtise inversée, une bêtise au carré.

La société libérale est un ring de boxe aux cordes solides

N’allons pas trop vite en besogne. Avant d’évoquer les libéraux au carré, revenons aux libéraux eux-mêmes, version 1.0, authentique. Qu’est-ce que la pensée libérale ? C’est avant tout une pensée humaniste. L’homme y prend un lustre inédit : il devient le centre de l’univers, rien de moins. Pourquoi ? Parce qu’il sait raisonner, faire ses propres choix : je travaillerais ici, je vivrais là-bas, j’embrasserais telle croyance, je voterais telle option politique. Je suis souverain. Nous le sommes tous. Je me gouverne, je trace ma route à ma guise. Je suis un self-made-man. Le choix est simple : une voie me profite ? Je la suis. Elle me nuit ? Je m’en détourne. Point.

« Le peuple sous l’ancien régime », gravure satirique de 1815

Quand elle s’impose en France, en 1789, cette pensée rompt violemment avec la pensée d’Ancien Régime. Résumons-la aussi, tant qu’à y être. Au commencement, il n’y a pas l’homme, non : il y a Dieu. Sous son commandement, la société occidentale est une chaîne gigantesque, et l’homme n’en est que le dernier maillon. Dieu commande à l’Église, qui commande à l’État [i], qui commande au village, qui commande à la famille, qui commande à l’homme. L’homme est une pièce du puzzle, une petite partie d’un tout harmonieux, ramifié. Sans marge de manœuvre, ou si peu, l’homme suivait ses semblables à l’unisson, d’un même pas, d’une même voix. 

Les deux modèles ont les défauts de leurs avantages. Le modèle d’Ancien Régime conférait à l’homme une appréciable stabilité identitaire : je suis avant tout chrétien, Français, fils de mon père et serf de mon seigneur. Ma voie est tracée et ma vie assurée par le soutien de mes proches, de mes voisins, de mes coreligionnaires. Le modèle libéral, lui, confère à l’homme une liberté de décision tout aussi appréciable : je ne suis pas enferré dans un rôle social, et je peux prendre le contrôle de ma vie. Je peux faire ce que je veux.

Ou presque, concèdent les libéraux. Car enfin, il ne serait pas simple de vivre en compagnie de gens libres de vous massacrer ou de vous dépouiller, faisant valoir ainsi leur liberté la plus stricte. Non : il faut limiter la liberté, placer un cadre à la lutte des individus. Les libéraux n’ont pas de problème à transformer la société en ring de boxe ; encore faut-il que les cordes qui l’entourent soient solides, afin que la lutte ne s’étende pas partout. Restreignons-là donc au champ économique : battez-vous, disent-ils, à coups d’achats d’entreprises et de fusions-acquisitions. Mais malheur à celui qui lèvera la main sur autrui. Licenciez, rabaissez, délocalisez, mais que cette violence économique ne devienne jamais physique. Loué soit le patron d’Air France, licenciant sans états d’âme trois mille salariés ; malheur aux futurs licenciés, qui se permettraient d’arracher la chemise d’un de leur cadre. 

Les libéraux n’ont pas de problème à transformer la société en ring de boxe ; encore faut-il que les cordes qui l’entourent soient solides, afin que la lutte ne s’étende pas partout.

Mais même avec des cordes, un ring reste un ring. Dans la société libérale, chaque individu est en lutte contre les autres ; une lutte dans les règles de l’art, peut-être, mais une lutte tout de même. Chacun doit prendre pied sur les autres, s’il veut atteindre à son bonheur personnel. La société libérale désincite donc à la solidarité envers autrui, au don de soi pour sa communauté, à l’attention envers les plus faibles. Le chacun pour soi règne en maître et le liant social tend à s’affaisser jusqu’à rompre sous le poids de cet état de guerre perpétuel. 

Le ring libéral ne fait pas que des heureux, loin de là. Dans un ring, le champion en titre ne l’est que pour avoir écrasé tous ses adversaires. Dans l’ombre du vainqueur, se terrent une foule de vaincus, de laissés-pour-compte. Pour un Bernard Arnault, combien de petites mains chez LVMH ? Et dans la foule des petites mains, beaucoup rêvent d’un ailleurs ; pourquoi pas, d’un retour à l’ancien modèle, celui des sociétés communautaires. Bien sûr, se disent-ils, nous étions aliénés, castrés, dominés ; mais, au moins, nous avions pour nous la solidarité et la fraternité, aujourd’hui défuntes. Nous savions pourquoi nous vivions, et sur qui nous pouvions compter.

Illustration de couverture du roman « Ravage », de René Barjavel, aux éditions Folio. Dans le régime libéral, l’homme, qui s’autogouverne désormais, est soumis à l’angoisse du choix, dans un monde instable et prédateur.

Faites-nous mal, qu’on se sente vivre

La pensée libérale est connue. Celle des libéraux au carré moins ; elle mérite pourtant notre attention. Eux veulent en finir avec l’atomisation, et ressouder les individus dans des blocs unis, puissants, pierreux. Mais quels blocs ? Autour de quoi les ériger ? Le catholicisme des temps anciens semble passé de mode. Alors, on cherche d’autres pistes. On déterre les ruines de passés glorieux, oubliés, parfois mythiques, autour desquels rebâtir son chez-soi. Les djihadistes rêvent des premiers califats, les identitaires européens de la virile Sparte, les afrocentristes de l’Égypte noire. La communauté d’Ancien Régime avait bien mis plusieurs siècles à se constituer. Mais nous n’avons plus le temps. Alors, on en torche des ersatz poisseux, à partir de déclarations de principe : « Nous sommes les descendants de Muhammad, de Léonidas, des rois koushites, … ». Mais de la parole à la réunification en actes, il y a loin. Il nous faut un liant, un élément qui ressoude les rangs. 

Il est tout trouvé : il faut bricoler, là aussi de bric et de broc, un antagoniste mortel, un ennemi séculaire, sur le point de nous engloutir. Il faut bâtir un sentiment d’urgence : c’est « eux » ou « nous », et « nous » ne pourrons affronter « eux » qu’unis. Ainsi, les afrocentristes vouent-ils le monde blanc aux gémonies, les djihadistes vomissent-ils le Dâr al-Kufr, les identitaires méprisent-ils les civilisations arabo-musulmanes et noires. Et tous d’insister sur leur propre petitesse, et sur la puissance de l’ennemi. Les salafistes s’apitoient : « Nous étions maîtres du monde, et nous ne sommes même plus maîtres en nos mosquées » [ii] ; les identitaires renchérissent : « [Nous, les Blancs, n’avons] plus de racines, plus de colonne vertébrale, plus d’estime de [nous-mêmes]. [Nous souhaitons] secrètement quitter [notre] communauté […] pour rejoindre celle des autres » [iii] ; les afrocentristes surenchérissent : « Partout dans le monde, notre peuple vit une hystérique oppression » [iv].

Nous sommes faibles, ils sont forts, donc, et sur le point de nous avaler. Et ici, nos idéologues se complaisent dans un cynique paradoxe. D’un côté, les voilà qui se répandent en lamentations devant leur faiblesse et le monstre menaçant. Car enfin, rendez-vous compte : nous si chétifs, eux si hargneux, il suffirait d’une bataille rangée pour que l’ennemi nous mate. Préservons-nous donc de l’ennemi ; traçons une frontière inattaquable entre notre mollesse et sa sauvagerie. Restons-en au statu quo, scellons le refuge. Mais en même temps… La perspective d’un tel chaos excite ces idéologues, sans qu’ils se l’avouent parfois. Après tout, notre France est si faible, si couarde, si lascive, ruminent les identitaires. Au moins les assauts ennemis nous sortiraient-ils de nos gonds, nous ramèneraient-ils au réel, nous réveilleraient-ils du sommeil libéral. Il nous faut être secoué, torturé même, pour nous serrer les coudes. Il faut souffrir pour mieux renaître. Paradoxe : l’affrontement nous serait fatal ; mais sans lui, nous ne pourrions rien. Nos ennemis nous sont une menace mortelle, mais une occasion en or.

Baptiste Marchais, sur TV Libertés, déclare sa flamme à la France.

Le double discours est savoureux. D’une main, les identitaires disent chérir et vouloir protéger leur grand peuple des épreuves. De l’autre, ils conspuent la laideur de ce peuple indolent et lui souhaitent les pires avanies. Il ne faut pas dénigrer son peuple, disent-ils un jour, tout en lui crachant dessus le lendemain. Ceux qui injurient à tout-va leurs adversaires d’ethnomasochistes se livrent tout autant, si ce n’est plus, à ce vilain penchant. Les exemples sont légion, donnons-en quelques-uns. Baptiste Marchais, YouTubeur identitaire aux 300 000 abonnés, loue, le jour, la grandeur des Français d’hier et d’aujourd’hui : « Charlemagne, c’est notre ancêtre. Les mecs qui le servaient, ce sont vos arrière-arrière-arrière.., c’est votre famille ! Il y a des gens de votre famille qui y étaient ! C’est votre sang, votre identité. C’est nous ». Et Marchais de se poser en sauveur du peuple français : « J’ai pas envie qu’on finisse comme les Amérindiens. […] Je trouve ça terrible, ce destin. […] C’est normal qu’on se débatte et qu’on dise : il y a un problème ». Mais, la nuit, notre Marchais se fait soudain moins douillet : « Les Français ne méritent pas d’être sauvés ! », ils « méritent de disparaître ». De toute façon, « la majorité [d’entre eux] est trop faible pour survivre » ; ce n’est qu’un « peuple d’obèses repus et de maigrichons trouillards, un peuple eco+ ».

De même pour Papacito, son comparse. Le jour : « Prenez soin de vos Blancs, cet animal en voie de disparition, puisque lui seul fait des trucs comme ça [soulevant une fusée-miniature] » ; « J’exhorte ma nation, mes camarades, mon peuple, à refuser de survivre, et à vivre. À refuser la soumission qu’on nous impose, et à se lever, à se redresser ». La nuit : « C’est infernal ! Même des mecs qui pensent que je suis avec eux, tout le monde ! 90 % de l’humanité est infernale ! Il faudrait écrémer ces 90 % ! ». Et en conséquence : « Je voterais pour un mec qui va faire en sorte que ça soit encore plus violent, qu’il va y avoir encore plus de migrants, […] plus de viols. […] Je suis pour ça, pour une politique d’accélération ». Et ainsi de suite. Julien Rochedy, autre larron de la bande. Jour : « Il faut se battre pour sauver l’Europe ! », « Je n’ai absolument aucune envie de me flageller et de m’annihiler en tant que Blanc, chrétien, hétérosexuel, Français, Européen et Occidental ! », « Montrons au système que la France n’est pas morte ! ». Nuit : « La France est morte en 1918 » ; « Le peuple est déjà perdu. Il faut se voir comme une minorité » [v]. Le phénomène n’est pas présent que chez les identitaires. Les islamistes tuent d’abord leurs coreligionnaires, les musulmans non-fondamentalistes. Les afrocentristes s’acharnent sur les Noirs assimilés, leurs « frères de race ». À tel point que tous ces communautaristes tapent moins sur leur ennemi autoproclamé que sur leur propre communauté. À croire que celle-ci doit payer pour son renoncement.

Ceux qui injurient à tout-va leurs adversaires d’ethnomasochistes se livrent tout autant, si ce n’est plus, à ce vilain penchant.

Le communautariste vit en fait une perpétuelle frustration. Il rêve de sa solide et immémoriale communauté, et ouvrant les yeux, ne voit que ruines. Un jour, il se transporte dans un idyllique paradis, lui chaînon d’une communauté désincarnée, héroïque, lisse comme un écran plat ; et, le lendemain, tombe des nues à côtoyer ses congénères humains, trop humains. Lui rêve de vivre aux côtés de Léonidas et de Mérovée, et se retrouve à prendre le bus aux côtés de Sylvie de la compta. Et il ouvre des yeux ronds : pourquoi donc l’esprit spartiate ne coule-t-il que dans ses veines ? Que fait donc Sylvie, que fait son voisin bedonnant, que fait sa boulangère pour recueillir l’esprit des grands ancêtres, pour lutter contre le grand remplaçant ? Rien, bien sûr, et ce rien mine le moral du communautariste. Pour ne pas avoir su préserver cet esprit, ces gens devraient se terrer, éructe-t-il dans ses moments de colère. Se suicider, ose-t-il parfois. Afin qu’enfin, je ne vive qu’avec mes frères, les yeux dans Sparte et la « lourde Gaule », loin des gens ordinaires et de leurs combats qui ne le sont pas moins. Voilà pour les actuels tenants du holisme, les miroirs inversés des libéraux au pouvoir.

Le communautarisme, une aubaine pour le système libéral

Papacito (à gauche) et code-Reinho (à droite) dans une vidéo où ils menaçent de mort des militants LFI

Hélas pour eux, nos communautaristes ne font pas avancer le schmilblick. Ils ont beau alerter, leur communauté ne cesse de s’affaisser, et les autres avec elle, sous le dissolvant libéral. Chaque jour, nous voilà plus éparpillés ; chaque jour, leur rage monte d’un cran. Ainsi de notre brave Papacito, qui s’est lancé dans une belle fuite en avant ces derniers mois. Phase 1, gentillette : « Il nous faut imposer un contre-Canal + », disait-il, faire revivre un esprit de droite assumé. Il rigole, fait rigoler, pique Quotidien et loue Cantona. Pourquoi pas, se dit-on, en souriant. Mais le contre-Canal+ se fait attendre, et l’État s’intéresse de près au personnage. Alors, vient la phase 2, plus inquiétante : « Il nous faut partir », avance-t-il, faire sécession, se terrer comme lui dans les Pyrénées, se regrouper entre frères. Et le plaisantin montre sa panoplie d’armes, menace de mort ses opposants, incite à « monter des équipes de jeunes ». L’État fiche S, la gauche lance des procédures judiciaires, et on rigole déjà moins. Jusqu’à aujourd’hui, l’inévitable phase 3 : « Il nous faut prendre les armes », hurle-t-il depuis son exil espagnol, tout cramer, lancer la grande purge, la croisade des temps nouveaux, contraindre chacun à choisir entre le djihadiste et le Blanc « solide ». L’ancien farceur appelle au terrorisme, à mots couverts.

Forcément, pour le pouvoir en place, fût-il libéral, voir un gourou exhorter ses nombreux suiveurs à prendre les armes contre une autre portion de la population, ça coince. Que le gourou se nomme Papacito ou non, d’ailleurs. Alors, les libéraux répriment : dénonciations politiques, condamnations judiciaires, retrait des plateformes Internet. Le communautariste, qui ne cesse de menacer la société de son gourdin, finit par se prendre une claque préventive. La claque ne le calme pas : elle l’énerve davantage, le fait monter loin, très loin dans les hauteurs. L’État le persécute : à lui de ne rien lâcher. 

L’extrémisation appelle la répression, la répression nourrit l’extrémisation. Un beau cercle vicieux, profitable aux deux parties. Les communautaristes y gagnent une légitimité : l’État ne cesse de les réprimer, c’est donc qu’ils sont sur la bonne voie, à avoir touché son point faible. À charge pour eux de presser le mouvement. Le pouvoir libéral, vierge effarouchée, en profite pour affermir toujours plus le statu quo. Enfin, dit-il, offusqué, voyez la monstruosité de nos adversaires, leur bave aux lèvres, leur rage. « There Is No Alternative », sauf à vouloir suivre ces barbares. Sans voir que nombre de victimes du système, en quête d’alternatives, se sont « barbarisées », radicalisées, car l’objet de ces cris d’orfraie appâte forcément. C’est un joli billard à trois bandes, presque une formule mathématique : quand une institution libérale x réprime un communautariste y, il le conforte dans son sentiment d’être persécuté. Il augmente donc la radicalité du discours de y envers z, ce qui incite x à accroître la répression sur y pour protéger z (et se protéger soi-même) ; et ainsi de suite.

En d’autres mots, le libéralisme engendre son propre ennemi. La pensée libérale, chaque fois plus exclusive, évacue pas à pas l’idée de solidarité, de communauté, d’agir-en-commun du débat public. Elle appelle, en retour, à des soifs d’absolus, de communion, de fusion toujours plus furieuses et irrationnelles. Irrationnelles, parce qu’il ne reste plus qu’elles, le système libéral ayant rongé la marge de manœuvre de ses opposants rationnels.

Quand une institution libérale x réprime un communautariste y, il le conforte dans son sentiment d’être persécuté. Il augmente donc la radicalité du discours de y envers z, ce qui incite x à accroître la répression sur y pour protéger z.

Lorsque l’identitaire Dominique Venner forge le concept de « samouraï d’Occident », dans son livre éponyme, il a les yeux tournés vers Yukio Mishima, écrivain japonais qui, converti à l’ultranationalisme, se fit seppuku après avoir tenté, sans succès, de s’emparer du pouvoir.

Le libéralisme a donc le quasi-monopole du champ politique, quand les communautaristes se regroupent à ses frontières. Ce dualisme plaît aux frères ennemis. Le système univoque est sûr d’en sortir sans bricoles, et les « rebelles » de s’y faire une rutilante notoriété. Ne nous laissons pas berner par ce faux dilemme. Avec ces « rebelles », jamais nous ne sortirons de l’ornière ; et jamais ils ne réussiront à bâtir la communauté de leurs rêves. Comment le pourraient-ils ? Ils disent souffrir du déracinement, mais ne veulent pas s’attaquer à ses causes. Ils jettent un voile pudique sur les puissantes structures capitalistes, sur le mégasystème technique, sur l’hégémonie culturelle libérale, qui nous empêchent d’accéder à cette solidarité tant rêvée. Jamais ils ne parlent d’affronter ces structures. Non, par un tour de magie, ils affirment qu’il nous suffit de nier ce déracinement pour le stopper. Il nous suffit de vouloir être unis pour être unis ! Quand on veut, on peut, après tout. Et nous, nous voulons bien, disent-ils, mais 90 % de la population ne veut pas.

Quand on veut, on peut, donc… Pas si sûr. Il n’y a qu’à regarder ces « rebelles » pour comprendre à quel point le libéralisme nous imprègne. Il n’y a qu’à voir leur hargne, leur goût pour la lutte, leur égoïsme revendiqués : des traits libéraux par excellence. Ils veulent troquer la confrontation des idées pour celle des corps, l’empathie pour la lutte, la compassion pour l’écrasement. N’est-ce pas là sans-frontiériser le processus libéral ? Ils méprisent le peuple, cette mêlée sale et grouillante, de laquelle ils se dissocient en se clamant aristocrates ou « samouraïs d’Occident ». C’est une morgue semblable à celle des tauliers du pouvoir. Peu leur importe autrui dans sa souffrance, sa faiblesse, sa différence. De concert avec leurs frères ennemis, ils tempêtent : que les meilleurs survivent, les faibles ont fait leur choix.

Sortir du cercle vicieux

Et pourtant, ces prescripteurs de conscience plaisent à certains laissés-pour-compte. Et comment ! C’est qu’ils raniment un désir étranger à la logique libérale. C’est là leur principale cassure. Eux confortent notre besoin d’au-delà collectif, notre soif d’absolu, un certain romantisme à nous consubstantiel. Oui, réaffirment-ils, nous pouvons faire de grandes choses ensemble, s’associer pour créer des œuvres sensationnelles et des cultures à pleurer, pour habiter le monde d’une indicible manière. Nous ne sommes pas que des variables d’ajustement économiques, pas que des réseaux de neurones rationnels, pas que des animaux en quête de satisfactions primaires. Le quotidien routinier que nous vivons en régime libéral, le romantique cherche à l’outrepasser, à l’embellir, à lui redonner sens. C’est exaltant. Comment cet esprit romantique ne fleurirait-il pas, aujourd’hui ?

Nous partageons ce désir, jusqu’à un certain point. Car, si le régime libéral est en pleine crise d’hystérie, ces libéraux au carré veulent y répondre par une hystérie romantique. Restons prudent. Une dénonciation sensée du libéralisme ne crache pas sur ses bases. Vouloir en finir avec le marché-monde et ses ravages n’empêche pas de louer les bienfaits du libéralisme originel : l’individu comme sujet libre et autonome, sa dignité inaliénable, la forme démocratique de gouvernement, etc. Mais nos romantiques hystériques ne font pas dans la finesse : ils veulent tout balayer, jusqu’à la liberté, et bâtir sur les cendres du libéralisme un nouveau monde, viril, sauvage, déchaîné. Un monde fougueux jusqu’à l’absurde, dût-ce le Beau triompher sur le Juste, dût-ce les élans mystiques l’emporter sur la dignité humaine.

Vouloir en finir avec le marché-monde et ses ravages n’empêche pas de louer les bienfaits du libéralisme originel.

Il paraît possible de ménager la chèvre et le chou. Dire « non », d’abord, à la rage épidermique des libéraux au carré, ainsi qu’au monde mort des libéraux pur jus. Ensuite, réaffirmer qu’on ne vivra romantiquement, le plus humainement possible, qu’en fermant le ring de boxe, en récusant le capitalisme libéral. Pour projeter un regard amoureux sur le monde, il nous faut renoncer au regard dominateur. La volonté de puissance doit laisser place à la volonté de sens. Le bonheur d’un homme doit sembler méprisable, s’il s’acquiert aux dépens de son semblable. Mieux : le bonheur d’un homme ne peut s’atteindre qu’en coopération avec ses semblables. Un romantisme beau ne peut donc être que socialiste. Prenons la démocratie directe : n’est-elle pas l’entreprise romantique par excellence ? Ici, chacun décide, avec son frère, du chemin qu’ils prendront ensemble, d’une teinte nouvelle à conférer à la culture commune. Ici, chacun construit l’Histoire, avec l’autre. Entreprise hasardeuse, ô combien hardie, galvanisante ! 

Il est possible de sortir du moule libéral et de refaire communauté. Mais prenons garde aux charlatans. La société libérale est pesante à en mourir, mais les grandes fuites en avant barbares sont suicidaires. Recréer du liant requiert du temps, de l’humilité, de la compassion, de l’amour pour autrui. Le liant identitaire n’est pas une fripe que l’on bâcle, mais un bel ouvrage qui se sertit au fil des ans, à mesure que l’on prend des décisions, que l’on travaille, que l’on crée avec les autres et pour les autres. Contre les libéraux et leur miroir inversé, il faut accepter que le salut ne passera pas par soi seul. 

Caspar David Friedrich, peintre romantique : « Deux hommes au bord de la mer » (1817)

Nos desserts :

Notes

[i] Ce lien de commandement Église-États fut loin d’être sans errements, au Moyen Âge, sans conflits ni divisions. Mais, au moins, y avait-il volonté, de la part de l’Église et d’une certaine partie des élites nationales, de faire de l’État un pouvoir au service de l’Église. C’est ce qui ressort, notamment, de la « théorie des deux glaives ».

[ii] Imam d’une mosquée de Jérusalem, cité dans Daniel Pipes, « L’islam et l’islamisme. Religion et idéologie », National Interest, printemps 2000, p. 88

[iii] Valek, « Le peuple qui s’excuse d’exister », YouTube, 15 février 2021, 9 min 50

[iv] Kémi Séba : « Chine : Kémi Séba sur le racisme anti-noir », YouTube, 12 avril 2020, 1 min 10

[v] Citations de Baptiste Marchais, tirées de son entretien avec Les Incorrectibles, avec TV Libertés et avec Boulevard Voltaire, ainsi que d’un live après les élections présidentielles. Citations de Papacito tirées de son « Entretien 8 », de son interview avec Boulevard Voltaire, et de deux lives. Citations de Julien Rochedy tirées de ses entrevues avec Sunrise, Valeurs Actuelles, et de deux de ses tweets.

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1 réponse »

  1. Le texte décrit bien la mécanique d’affect que soutiens l’extrémisme. Neanmoins, mettre djiadisme, afrocentrisme et suprematisme blanc dans le même panier me semble pour le moins critiquable: les deux premiers, quoiqu’on en pense, sont une réponse à une réalité factuelle de nos sociétés occidentales (oppression, intolérance, racisme) quand la troisième n’est qu’une fiction paranoïaque. Par ailleurs le libéralisme nouvelle manière semble s’accommoder de mieux en mieux des aspirations anti-démocratiques et réactionnaires porté par les franges d’extrême droite, pas sur qu’elle garantisse encore bien longtemps des règles du jeu un tant soit peu équitable sur le « ring »…

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