Politique

Florian Gulli : « Le racisme est une interprétation individuelle ou collective d’une inégalité ou d’un conflit »

Antiracisme moral contre antiracisme politique : depuis quelques années la guerre est déclarée à gauche. D’un côté les héritiers de SOS Racisme, qui  appellent aux “droits à la différence” et à l’intégration des minorités dans le capitalisme. De l’autre, ceux qui, décoloniaux en tête, estiment qu’il n’y a de racisme que structurel et à l’égard des minorités. Dans son dernier livre, « L’Antiracisme trahi » (PUF, 2022), le philosophe marxiste Florian Gulli explique en quoi ces deux antiracismes mènent à des impasses. L’intellectuel plaide plutôt pour un “antiracisme socialiste” luttant à la fois contre le racisme et pour la construction d’un bloc populaire.

Le Comptoir : Pourquoi selon vous l’“antiracisme moral”, que vous qualifiez de “libéral”, comme l“’antiracisme politique” mènent à des impasses ?

Florian Gulli aux universités d’été du PCF / Crédits : François Perinet

Florian Gulli : L’antiracisme libéral, c’est le nom que je donne à l’antiracisme dominant, c’est un appel abstrait à la tolérance doublé d’un politique de diversification des élites afin que ces dernières soient à l’image de la société. Cet antiracisme repose sur le mythe de l’égalité des chances comme définition unique de la justice sociale. Le recrutement de quelques cadres, de quelques ministres, etc. n’est pas en soi une mauvaise chose, mais cela ne change pas le quotidien des classes populaires.

Quant à l’antiracisme dit “politique”, s’il entend se placer du point de vue des quartiers populaires, il le fait sur une base idéologique discutable, centrée sur l’idée de “race”. La stratégie proposée laisse perplexe ; bien que cet antiracisme, évidemment, ne crée pas la division “blancs / non blancs”, il l’entretient en permanence et produit un discours qui dissuade toute forme de construction de majorité : les « Blancs sont des privilégiés », la « gauche est blanche », « l’inconscient des Blancs est un héritage de la colonisation ». Ce type d’accusation fonctionne sans doute auprès des plus diplômés. Mais ailleurs, ce discours est contre-productif. Dans un livre de 2013 de Aymeric Patricot, on peut lire ce témoignage d’une femme des classes populaires  : « Passer pour privilégié alors qu’on nous maintient la tête sous l’eau, ça donne la rage. » Une gauche ou une extrême gauche qui rependraient ce type de discours (privilège blanc, etc.) contribueraient à renforcer l’isolement idéologique des milieux populaires qui ne sont pas en butte au racisme. Ce qui reviendrait in fine à les pousser davantage vers l’abstention ou le vote pour l’extrême-droite.

« J’ai essayé de reconstruire la complexité de l’espace public militant du moment Black Power. »

En quoi les débats des années 1970 entre Stokely Carmichael, leader du Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC) d’un côté et Booby Seale, Huey Newton et Eldridge Cleaver, membres importants du Black Panther Party, de l’autre éclairent les débats actuels ?

Bobby Seale

J’ai essayé, dans le livre, de reconstruire la complexité de l’espace public militant du moment Black Power. L’idée n’était pas d’être exhaustif, mais simplement de rétablir une vérité : les positions politiques et stratégiques étaient nombreuses et variées parmi les Afro-américains. En effet, depuis plusieurs années en France, chez des universitaires en vue ou dans des articles de revues académiques, on pouvait lire des énoncés du type « à partir de la fin des années 1960, les militants afro-américains ont fait ceci » ou « ont pensé cela ». L’opération théorique consiste à justifier une position militante présente (par exemple, la non mixité raciale) par une autorité (présumée) du passé : la prétendue voix unanime des militants afro-américains de la fin des années 1960. Il est dommage qu’une perspective antiraciste s’affirme en effaçant une bonne partie des voix du Black Power. On mentionne parfois le SNCC de Stokely Carmichael qui opte pour la non-mixité raciale mais on omet de dire que cette décision a été adoptée à une très courte majorité, qu’elle provoqua le départ de nombreux militants noirs en désaccord avec ce type de purge, qu’elle affaiblit l’organisation par l’exclusion de militants blancs chevronnés, qu’elle signa la fin de la vitalité militante du SNCC. Le livre de l’historien Clayborne Carson sur le SNCC est sur ce point une source précieuse.

De Martin Luther King, aux radicaux du parti des Black Panthers, en passant par des syndicalistes, de nombreuses voix se sont élevées contre le “réductionnisme raciale” de certains autres courants, contre la volonté de bâtir des organisations non-mixtes, contre la tendance à effacer les clivages de classes internes à la “communauté” afro-américaine, contre la tendance à s’opposer en bloc à l’Occident ou à l’Amérique, façon “choc des civilisations”, etc.

Comment définiriez-vous le racisme ?

Karl Marx (1818-1883)

Il faut d’abord donner au concept toute son extension. Le racisme a une dimension macro-sociale et renvoie à des discriminations affectant telle ou telle partie de la population (sur le marché du travail ou sur le marché du logement par exemple). Mais le racisme a aussi une dimension individuelle et désigne un type de propos et d’actes. Le mot a pu désigner aussi des doctrines, des théories, avançant l’idée d’inégalités des « races ». Toutes les dimensions ont leur importance : il faut donc les prendre ensemble et non pas choisir celles qui nous arrangent. Il n’est pas question de réduire le racisme a sa dimension individuelle en occultant les mécanismes sociaux produisant des inégalités. Mais il n’est pas question de ne conserver que la dimension macro-sociale en passant sous silence le racisme individuel, par exemple, celui de certains membres de minorités visant les individus du groupe majoritaire ou encore celui opposant les minorités entre elles.

« De nombreuses voix se sont élevées contre le “réductionnisme raciale” de certains courants. »

Passons à la compréhension du concept. La lettre de Marx à Vogt et Mayer du 9 avril 1870 reste un texte classique. Il y a d’abord une situation objective d’inégalité et de conflit (concurrence pour l’emploi, conquête coloniale, etc.). Le racisme est une interprétation individuelle ou collective de cette situation : la tension est attribuée à de présumées caractéristiques intrinsèques et négatives d’un groupe social donné. Le racisme va donner ensuite aux travailleurs une sorte de compensation psychologique, la fierté d’appartenir à la “nation dominante”. Les médias et les partis politiques peuvent enfin instrumentaliser la situation de tension objective pour diviser encore plus ceux d’en bas.

On peut observer aujourd’hui une tendance lourde, dans les analyses antiracistes, à privilégier les deux derniers moments (la propagande et le salaire psychologique) et à ignorer complètement le fait qu’il puisse y avoir des tensions réelles, ce qui était le point de départ de Marx. L’antiracisme glisse alors vers l’idéalisme.

Pourquoi les concepts de “privilège blanc” et de “racisme systémique” sont, selon vous, mauvais ?

On retrouve dans ces deux concepts l’idée que nos sociétés seraient des hiérarchies raciales avec des dominants “blancs” et des dominés “non blancs”. Si un tel type de stratification a pu exister dans l’histoire et à d’autres époques (par exemple à l’issue de la Guerre de Sécession), ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il existe une diversification sociale des populations en butte au racisme. L’enquête TEO de 2015 montre l’existence d’une bourgeoisie “racisée” (comme on aime à dire) qui dispose de davantage de ressources économiques, culturelles et sociales que la plupart des ménages ouvriers de la majorité. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de racisme. Le racisme peut créer des inégalités, mais elles seront internes aux classes sociales, et donc “toutes choses égales par ailleurs”.

Stokely Carmichael (1941-1998)

Dans les années 1960, ces expressions, notamment racisme structurel ou systémique, permettaient à certains militants, dont Stokely Carmichael, de formuler des énoncés du type : « l’Amérique est le pouvoir blanc », « les États-Unis sont un pays raciste ». Et l’on trouve les déclinaisons françaises et contemporaines de ces formulations. Au lieu de saisir la complexité de la nation, ses contradictions, ses courants d’opinions en opposition, ces formules développent une forme caricaturale d’accusation et d’essentialisation. On avait pu penser que la dé-essentialisation demeurait une exigence de la lutte antiraciste. Force est de constater que ce n’est pas le cas.

Ces expressions appartiennent à ce que Bourdieu et Wacquant nomment “la logique du procès” qui juge le réel à l’aide de mots slogans au lieu de décrire des faits. Cette démarche est anti-sociologique par excellence mais assure toujours, logique du buzz oblige, une couverture médiatique non-négligeable.

En revanche, vous défendez, dans une certaine mesure le concept de “racisme institutionnel”…

En effet, le refus de ces étiquettes accusatrices n’empêche pas de reconnaître, après des sociologues de terrain, la pertinence du concept de “racisme institutionnel”. Le concept permet de s’affranchir d’une conception purement individuelle du racisme (les insultes et la violence). Mais, pour demeurer un concept opératoire en sociologie (pour ne pas dégénérer en accusation globalisante), il doit permettre des enquêtes de terrain précises : l’analyse du fonctionnement de tel ou tel commissariat, de tel bailleur social, etc. À plus grande échelle, il pourrait même servir pour l’analyse d’un ministère, d’une grande institution, d’un type de marché (par exemple celui de l’emploi), etc.

Vous rappelez dans votre livre sur C. L. R. James que l’Antillais estimait que « le marxisme doit rompre avec les analyses relevant exclusivement de la classe. Mais il doit se garder aussi des analyses centrées exclusivement sur la “dimension raciale” ou lui accordant une place prépondérante. » Pouvez-vous revenir là-dessus ?

Presses Universitaires de Franche-Comté, 2022, 135 p.

James envisage dès 1938 la question des interactions entre racisme et lutte de classe. Ce qui m’a intéressé, c’est son approche résolument empiriste. Comparé aux débats contemporains souvent très spéculatifs sur “race et classe”, son livre Les Jacobins noirs a été pour moi une véritable bouffée d’air frais.

James montre que pour comprendre l’événement, il faut mobiliser deux variables : le racisme et les intérêts de classe. Si vous ne retenez que l’un des deux facteurs, vous ne comprenez pas l’événement. Les explications doivent donc être multifactorielles. Mais James va au-delà de cette exigence aujourd’hui consensuelle. Il ajoute un point qui l’est beaucoup moins, à savoir que les questions de classe sont plus déterminantes que le racisme pour comprendre le cours de l’histoire. Il le montre, preuve à l’appui, pour la révolution de Saint-Domingue (les propriétaires d’esclaves mulâtres resteront toujours farouchement hostiles à l’abolition de l’esclavage). Et il maintiendra cette hiérarchie des causes tout au long de sa vie.

« Pour C.L.R. James, les questions de classe sont plus déterminantes que le racisme pour comprendre le cours de l’histoire. »

Si ce propos semble scandaleux aujourd’hui, c’est parce qu’on a pris la malencontreuse habitude de penser que le mot “race” désignait un groupe social. S’il en était ainsi, parler du caractère secondaire de la “race” serait raciste. Mais ce n’est pas du tout ce que pense James : il considère les esclaves noirs comme une classe, celle des travailleurs non libres. Parler de priorité de la classe, c’est affirmer qu’ils ont agi d’abord en tant que travailleurs et non en tant que noirs, que les propriétaires ont agi plutôt en tant que propriétaires qu’en tant que noirs ou blancs.

C’est la possibilité de comprendre cet “en tant que” qui semble avoir disparu et qui obscurcit les discussions aujourd’hui. Tout se passe comme si un individu ne pouvait se déterminer d’abord et avant tout qu’en fonction de sa couleur de peau.

En quoi, selon vous, l’intersectionnalité ne réussit pas cela ?

Dans le livre, je propose de distinguer la notion d’intersectionnalité (l’intersectionnalité comme outil théorique) de la politique intersectionnelle. À propos de la notion, il est nécessaire d’avoir une approche nuancée.

Les deux articles séminaux de Kimberlé Crenshaw, de 1989 et 1991, témoignent certes d’une tendance lourde à privilégier les variables “race” et “genre” . Alors que les termes “racisme” , “sexisme” et “patriarcat” sont mentionnés à de très nombreuses reprises, le mot “capitalisme” n’apparaît même pas. Les articles contiennent des références à la “classe” , mais le nombre de mentions du mot est bien inférieur aux occurrences de “classe” et surtout de “race” . Cette relégation de la classe ne doit rien au hasard ; elle est justifiée. Comme le souligne l’article de 1991 : « La race et le genre sont parmi les tout premiers facteurs responsables de cette distribution particulière des ressources sociales qui aboutit aux différences de classe observables. » Un bel exemple de hiérarchie des variables, émanant d’un paradigme censé refuser les hiérarchies.

Mais il faut reconnaître aussi la complexité de ce qui est aujourd’hui un véritable champ de recherche. Des partisans de l’intersectionnalité ont eux-mêmes une approche critique des travaux de Crenshaw. Ainsi, pour Patricia Hill Collins et Sirma Bilge, qui déclarent leur dette à l’égard de la juriste afro-américaine, il n’est pas question de réduire le champ de l’intersectionnalité à son seul nom. Si une partie des propos de Creenshaw sont très bien accueillis, d’autres « demeurent des points de débat au sein du domaine de recherche » (Hill Collins, Bilge, 2016, p. 81).

« La politique intersectionnelle réduit l’individu à sa dimension minoritaire. »

Éditions PUF, 2022, 224 p.

Un dernier mot encore sur la notion. L’apparition du mot “intersectionnalité”, et “l’effet de mode” qui l’accompagne (Kathy Davis, 2015), pourrait laisser penser que les intellectuels du passé n’étaient pas attentifs à la complexité du réel, ce qui est tout de même un brin condescendant. Faut-il dire de Marx, parce qu’il pensait le sort des serfs russes, des travailleurs irlandais ou les esclaves noirs, qu’il était un philosophe intersectionnel ? Et Michelet, dans La sorcière, est-il un historien intersectionnel pour avoir croisé des données relatives au genre et à la classe ? De même, Le chevalier, la femme et le prêtre de Georges Duby, est-il un livre intersectionnel ? Et si non, pourquoi ?

Mais au-delà de la notion d’intersectionnalité, c’est la politique intersectionnelle qui est au cœur de votre question. C’est elle qui pose problème et qui nous éloigne beaucoup de ce que C.L.R. James proposait. Il n’est pas étonnant que ce dernier ne soit pas mentionné dans les généalogies de l’intersectionnalité. Ni lui, ni Claudia Jones qui fut pourtant l’une des premières à parler de “triple oppression” dès 1949, soit un demi siècle avant Crenshaw.

La politique intersectionnelle réduit dans un premier temps l’individu à sa dimension minoritaire (la plupart du temps à son assignation raciale). La différence devra être l’investissement politique premier de l’individu. C’est ainsi que le Comité Adama peut être présenté comme le représentant quasi-naturel des “racisés” (Lépinard, Mazouz, 2021). Le commun n’est pensé que comme une construction politique ultérieure, dans une coalition issue de négociations.

C.L.R. James et Claudia Jones, en marxistes, ne voyaient pas les choses ainsi. Ils saisissaient d’emblée les individus d’un double point de vue, c’est-à-dire plus concrètement (est concret, pour Marx, ce qui est riche en déterminations). L’individu était pensé en même temps comme membre d’une minorité (“noir”, “afro-américain”, etc.) et comme membre de la majorité, celle des travailleurs du pays. Le commun, pour ces marxistes, est un fait, le fait de l’appartenance à la classe des travailleurs. Autrement dit, le commun n’est pas à construire, il est déjà donné. C’est ce fait majoritaire, ce commun-là que la politique intersectionnelle ne veut pas voir, parce qu’elle fait de la majorité son adversaire. Cette politique est abstraite parce que son geste originaire consiste à désinsérer le groupe des individus en butte au racisme de la majorité dans laquelle ils sont toujours déjà pris objectivement.

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