Roman largement autobiographique, « Chien Blanc » est publié en 1970 aux éditions Gallimard, dix ans avant la mort de l’écrivain. Romain Gary y apparait comme une sorte de prophète fatigué et extralucide, plongé au milieu de la lutte pour les droits civiques des Noirs américains. Dans une société, à bien des égards, obsédée par la couleur de peau, lui veut voir l’homme au-delà des apparences physiques, pour enfin accéder à une certaine authenticité dans les rapports sociaux. Son empathie et son esprit critique le font apparaitre isolé au milieu de ses connaissances, largement incompris par sa femme, ainsi que rejeté par une société américaine qu’il souffre néanmoins de voir imploser…
Au milieu des différents évènements qui rythment le roman, il semble être bien seul, dans son milieu élitiste et bourgeois, à avoir conservé du bon sens et à être capable de dire des choses comme : « Les brutes sont des brutes, quelle que soit leur couleur de peau. J’en ai marre de voir des canailles traitées comme de la porcelaine de Sèvres uniquement à cause de leur couleur de peau… C’est un chantage… » Ou encore à pouvoir clairement considérer toute l’hypocrisie dont les libéraux américains blancs imprègnent leurs initiatives auprès des Noirs. Dans ce contexte éprouvant, rien d’étonnant à ce que l’ex-aviateur trouve alors refuge auprès des animaux, de sa chatte siamoise Maï dont il annoncera la mort à Malraux et qui était pour lui « comme un être humain », au chien Batka « gris avec une verrue comme un grain de beauté » qu’il confie à un chenil dans l’espoir qu’il cesse, malgré son dressage, d’attaquer tout Noir qui passe dans son champ de vision.
L’objectif du présent texte est d’évoquer succinctement les passages du livre au cours desquels l’écrivain a des réflexions au sujet des milieux militants et intellectuels américains de l’époque qui peuvent paraitre troublantes d’actualité et ainsi nous aider à penser certaines problématiques politiques contemporaines. Au-delà de ces considérations, il y’a réellement une forme de courage et de beauté dans l’entre-deux qui est celui de Romain Gary, imperméable aux chantages, critique lucide de l’hypocrisie des vedettes d’Hollywood et de certaines associations militantes, mais aussi, bien évidemment, fervent défenseur malgré son histoire déjà pleine de douleurs, d’un monde plus juste et fraternel. Ainsi qu’il le dit lui-même : « Mon amour excessif de la vie rend mes rapports avec elle très difficiles, comme il est difficile d’aimer une femme que l’on ne peut ni aider, ni changer, ni quitter. »
Hypocrisie et névrose des « libéraux américains »
Le récit de Chien Blanc, outre le destin du chien mentionné en introduction, est sous-tendu par l’exaspération de Romain Gary envers les libéraux et les « belles âmes » (il emploi lui-même cette expression en précisant qu’elle n’est pas forcément péjorative dans sa bouche), souvent des Blancs, qui, travaillés par un immense syndrome de de culpabilité tentent d’amalgamer leurs propres névroses à la luttes des Noirs, proposant une aide et un appui bien souvent faussement désintéressés. Dès le début du livre, en évoquant un professeur d’art dramatique très « engagé », il écrit : « Je dois avouer aussi que j’éprouvais une antipathie marquée pour le “professeur” chez qui avait lieu cette réunion de solidarité avec les militants noirs. Je voyais en lui un phony californien typique, la traduction de phony étant à peu près “faisan”. C’était un de ces progressistes indignés par notre société de consommation qui vous empruntent de l’argent pour faire de la spéculation immobilière. J’ai horreur des gens dont les professions de foi libertaires naissent non pas d’une analyse sociologique, mais de failles psychologiques secrètes. Si les jeunes reprochent, à juste titre, à certains disciples de Freud de chercher à les “ajuster” à une société malade, l’opération contraire par laquelle on veut ajuster la société à son psychisme malade ne me parait pas une solution non plus. » On apprend un peu plus loin que ce même professeur cherche à désinhiber un de ses élèves hétérosexuel en le forçant à l’embrasser de manière répétée pour la plus grande exaspération de l’auteur.
Comme dans certains passages de La Promesse de l’aube, le vocabulaire psychiatrique et psychologique est fortement mobilisé par Romain Gary, dont on sent qu’il éprouve pour ces disciplines une forme d’attirance/répulsion[1]. Dans un paragraphe magistral, il écrit : « Ce qu’il importe de dire, c’est qu’il y’a parmi les Blancs des inadaptés psychologiques, des misfits, qui utilisent la tragédie et la revendication des Afro-Américains afin de transférer leur névrose personnelle hors du domaine psychique, sur un terrain social qui le légitime. Ceux qui cachent en eux une faille paranoïaque se servant ainsi des persécutés authentiques pour se retourner contre “l’ennemi”. Des personnalités qui ont accédé parfois aux sommets de la réussite cachent fréquemment un obscur sentiment d’infériorité parce que rien ne leur suffit ; les égomaniaques ne reçoivent jamais assez de marques extérieures de respect et d’adoration. Ceux qui se sentent individuellement aliénés échappent au diagnostic psychiatrique en s’identifiant à une communauté humaine en situation réelle, sociale, et non uniquement psychique d’aliénation. Les Noirs savent parfaitement qu’un certain nombre de Blancs les “aident” ou les poussent à l’extrémisme pour des raisons intimes, qui n’ont souvent rien à voir avec la tragédie raciale américaine. L’un d’eux m’a dit en souriant, en regardant s’éloigner une personnalité célèbre hollywoodienne : “Nous l’avons beaucoup aidé” ».
Cette réflexion peut facilement nous faire penser à certaines séquences ou débats contemporains. L’exemple le plus extrême de cette « aliénation » étant à trouver chez les individus s’inventant ou exagérant de manière ridicule de supposées origines étrangères, telle la sénatrice américaine Elisabeth Warren en 2019, méchamment surnommée Pocahontas par l’ex-Président Donald Trump. Plus récemment, en France, on peut penser à l’actrice Clémentine Célarié qui a déclaré sur un plateau de télévision être noire (ce qu’il était aisé de réfuter), révélant une forme de fascination névrotique de certaines élites progressistes pour des couleurs de peau qui diffèrent de la leur. Ne sommes-nous d’ailleurs pas là face à une autre forme de racisme que l’on pourrait qualifier d’abjectement « bienveillant » ?
Les difficiles rapports avec Jean Seberg
Jean Seberg, icône de la Nouvelle Vague (on la retrouve notamment dans A bout de souffle de Godard), de qui Romain Gary était le second mari et qui se suicide en 1979 tient une place importante dans le roman Chien Blanc. Davantage politisée que Gary, elle est aussi plus susceptible d’être manipulée, et on sent que cette situation pèse à l’auteur qui rapporte un dialogue dans lequel il lui dit en substance qu’un engagement politique pour une vedette de cinéma n’est jamais une bonne chose, et qu’il faut choisir où va sa préférence. C’est elle qui fait du salon de leur maison d’Hollywood un rendez-vous de militants que le narrateur considère, on l’aura compris, avec un détachement critique : « Quand j’entre dans le salon, on se tait. Avec juste raison. J’ai une tête où ça se voit. Je veux dire, il suffit de me regarder pour sentir une certaine froideur. Car je sais qu’il y’a dans les “bons camps” autant de petits profiteurs et de salauds que dans les mauvais. »
Entre eux, le poids de l’engagement politique est une source de tensions, et les liens de confiance sont difficiles à maintenir[2]. Lorsque Jean est menacée par de jeunes femmes noires qui n’apprécient pas l’importance qu’elle prend dans le milieu associatif, et qui vont jusqu’à empoisonner leurs chats et dégrader leur voiture, elle peine à rapporter la nouvelle à Romain Gary, alors en France, et soutient que ce sont des personnes blanches. S’en suit un échange téléphonique houleux durant lequel Romain Gary lui demande de faire retirer Batka du chenil (spécialement dressé pour attaquer les Noirs donc), afin de la défendre. Jean proteste et l’écrivain lui dit alors que « le droit le plus sacré, c’est de ne pas se laissé faire… », en vain.
Beaucoup plus tôt dans le roman, Gary constatait déjà que beaucoup d’escrocs gravitaient dans l’entourage de sa femme, « en misant sur son double sentiment de culpabilité : celui de la vedette de cinéma, sans doute un des êtres les plus méprisés du monde, parce que les plus enviés du monde, et celui de la luthérienne, cette apothéose du péché originel ». Il aurait voulu « foutre à la porte de chez lui, quelques-uns de ces escrocs noirs qui font payer un impôt sur la “culpabilité” à mon épouse blanche ». Ce n’est pas l’unique fois où l’héritage de la religion protestante est évoqué comme étant à la source de bien des problèmes psychiques de certains militants. Ainsi, une dénommée Clara, amie du couple et elle aussi militante est décrite comme suit : « Et comme presque toujours dans le cas des consciences protestantes, avec leur fond de diffuse culpabilité qui mène tout droit au masochisme, un “effondrement” s’était produit à un certain moment dans son psychisme. Elle avait commencé à se prendre pour une sorte de sainte victime expiatoire qui rachetait les crimes de la race blanche et l’exploitation des femmes noires par les hommes blancs depuis deux siècles. C’est exactement le genre de femmes que l’on trouve à la base de tout couple pathologique. »
Ces désaccords et disputes brièvement évoqués ici préfigurent en partie la fin du couple, avec un divorce acté en 1970, qui marque également le début d’une descente aux enfers pour l’actrice (sa fille Nina était morte le 25 août de cette année-là, deux jours après sa naissance). Au moment de son propre suicide, en 1980, l’écrivain précisera dans une note : « Rien à voir avec Jean Seberg, les fervents du cœur brisé sont priés de s’adresser ailleurs. »
La tonalité tragique de Chien Blanc marque le lecteur d’autant plus facilement et puissamment que beaucoup d’échos peuvent être entendus avec les grandes questions d’identité politiques contemporaines, dont certaines ont migré depuis les États-Unis vers la France. Quiconque a fréquenté des milieux associatifs progressistes ou des environnements politiques de gauche pourra se retrouver dans la critique acerbe qu’a pu en faire Romain Gary dans ce livre, surtout lorsqu’il est question de fin des discriminations ou d’égalité, qui peuvent se doubler de sévères syndromes du sauveur (ou l’Autre est enfermé dans ses propres fantasmes de justicier).
Lorsque Romain Gary écrit : « Le signe distinctif par excellence de l’intellectuel américain, c’est la culpabilité. Se sentir personnellement coupable, c’est témoigner d’un haut standing moral et social, montrer patte blanche, prouver que l’on fait partie de l’élite. Avoir “mauvaise conscience”, c’est démontrer que l’on a une bonne conscience en parfait état de marche, pour commencer, une conscience tout court. Il va sans dire que je ne parle pas ici de sincérité : je parle d’affectation. Tout civilisation digne de ce nom se sentira toujours coupable envers l’homme : c’est à cela que l’on reconnait une civilisation. » On serait tenté de dire que bon nombre d’intellectuels français du camp dit progressiste correspondent également à cette description acide de l’auteur, et ce sont d’ailleurs souvent les mêmes qui peinent à mener la lutte sociale efficacement, prisonnier qu’ils sont de la tenaille libérale/libertaire.
Pierrick Serpinet
Nos Desserts :
- Au Comptoir, lire notre interview des auteurs du livre Révolte consommée. Le mythe de la contre-culture
- Ainsi que celle du philosophe Éric Martin affirmant que « Le multiculturalisme est une forme de racisme subtil »
- « Romain Gary, faut-il abattre Chien Blanc ? » dans l’émission Les Chemins de la philosophie
- Écouter aussi « Les aventures américaines de Romain Gary » sur France Culture
- « Racisme et antiracisme chez Romain Gary » sur Philitt
Notes
[1] Répulsion qui s’exprime notamment dans La Promesse de l’aube, au moment ou on refuse au jeune Romain Gary un de ses manuscrits, en lui offrant toutefois une analyse psychiatrique salée, œuvre de Marie Bonaparte.
[2] « Jean Seberg appartient depuis l’âge de quatorze ans à toutes les organisations de lutte pour l’égalité des droits. Cela créé entre nous un problème grave. » (p. 32)
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Merci pour cette remarquable lecture qui réhabilite mon jugement (mais l’on ne devrait jamais juger quelqu’un si ce n’est plutôt mieux le connaître, et cet œuvre que je n’ai jamais lu est très révélatrice des affres que ce couple a traversé, étant donné l’extrême lucidité de R.Gary.
Bonjour,
Merci pour votre lecture et votre commentaire !