Le Comptoir : Vous préférez parler de “déconstruction” de l’école plutôt que d’effondrement. Pourquoi ?
Renaud Garcia : Le mot est à double entente, c’est pourquoi il m’a plu de le retenir, en accord avec les éditeurs. Superficiellement, il s’agit d’un clin d’œil à mes amis déconstructeurs ou “post-modernes” (pour le dire à la hâte), en écho à des controverses récentes et plus lointaines. Mais il y a également une raison de fond à ce choix. En regard de l’idée d’effondrement, celle de déconstruction, qui évoque le démontage ou le démembrement d’un tout, comme un objet fini dont on ôterait peu à peu les pièces pour les recomposer autrement, correspond mieux à ce qui se passe aujourd’hui dans l’institution.
Le récit pas à pas de l’année 2021/ 2022 ne décrit pas une chute brutale et irréversible de l’institution. Il s’agit plutôt d’un délitement progressif, qui s’inscrit dans une trajectoire de longue durée, au moins depuis le dégraisseur de Mammouth Claude Allègre, en 1997-2000, sous le gouvernement Jospin (périodisation certes arbitraire, puisque l’on pourrait remonter aux diagnostics alarmistes d’Arsenic et jeunes cervelles, le livre de Marie-Claude Bartholy et Jean-Pierre Despin, publié en 1986-1987, qui pointait les dégâts à venir de l’introduction de l’informatique – à l’époque – comme remède magique à l’école).
« Il reste encore suffisamment d’enseignants déjà en place dotés d’une conscience professionnelle sans faille. »
Les deux années de Covid, ici comme ailleurs, ont permis un emballement des logiques à l’œuvre. Force est de constater (pas de complotisme !) qu’elles ont coïncidé avec la mise en œuvre de la réforme du lycée Blanquer-Mathiot. Pan après pan, l’édifice s’effrite et les bases matérielles du métier aussi. Pour entrer d’emblée dans les détails concrets : une année, c’est la fin des heures dédoublées en classes nombreuses ou technologiques (soit l’assurance d’un travail salopé car massifié) ; l’année suivante, c’est la fin des classes et des filières (littéraire ; scientifique ; économique et sociale) au profit de grappes d’élèves ayant choisi le même “bouquet” (comme pour la télévision par satellite) d’options, mais amalgamés par paquets de trente-cinq dans les matières générales de “tronc commun”, dont la philosophie fait partie ; puis on passe, plus ou moins forcé, au business des manuels numériques, avant l’introduction des tablettes, etc., etc.
Par ailleurs, il me semble qu’on n’assiste pas à un effondrement parce que, précisément, il reste encore suffisamment d’enseignants déjà en place dotés d’une conscience professionnelle sans faille, soucieux de faire leur métier en consentant aussi peu que possible à utiliser les divers gadgets que l’institution propose à leur attention. Mais le piège se referme ainsi : l’habitude du travail bien fait passe au service de la déconstruction de l’école puisque, grâce aux consciencieux qui maintiennent encore quelques pans de murs à peu près droits, les représentants de l’institution ont tout loisir de parader, l’effondrement n’étant pas pour demain.
Une partie de cette déconstruction est due aux réformes de Blanquer, notamment avec le bac à la carte. En quoi cette mesure pose-t-elle des problèmes ?
Pour les besoins de la question, laissons de côté l’estimation du niveau général des candidats au bac et le détail des multiples compensations qui, année après année, en ont atténué la difficulté. En 2017, cet examen faisait encore office de premier diplôme universitaire. Il conférait à chaque candidat le droit d’accéder à la formation de son choix. Les erreurs d’aiguillage dans les diverses filières n’étant pas rares, un élève pouvait sortir de la voie dans laquelle il s’était inscrit, par manque de discernement ou pression sociale (la série S, tenue des années durant pour la voie “royale”). Quant aux candidats des séries technologiques du lycée général (gestion ; santé sociale ; technologies de l’industrie), il leur restait possible de bifurquer vers des licences à l’université, alors que leur formation les oriente majoritairement vers des études courtes, telles que le BTS ou les IUT.
La réforme dite “Blanquer” (en fait orchestrée par son ancien condisciple de Sciences-Po Lille Pierre Mathiot) a bouleversé cet état de fait. Le bac est en effet devenu “à la carte”, grâce au passage en contrôle continu (chaque note compte) et au choix d’options de “spécialité” (six heures par semaine, par exemple, pour le combo lettres/ philosophie rebaptisé Humanités/ Littérature/ Philosophie). Les notes d’ensemble seront connues fin mars, afin d’épouser le tempo dicté par l’algorithme Parcoursup, dispositif de tri des demandes des élèves pour le supérieur. Le troisième trimestre, jadis un moment important de l’année, où certains élèves finissaient par se révéler (notamment dans ma discipline, avec sa temporalité lente), se trouve ainsi “déconstruit”. On y préparera désormais l’épreuve écrite de philosophie, isolée au mois de juin (pour honorer les traditions nationales) et le Grand Oral, une épreuve “Blanquer” calquée sur un entretien “Ressources Humaines” (comment vous voyez-vous dans dix ans ? Quel est votre “projet” ?), en attendant fébrilement de découvrir sa place dans le classement pour le passage dans le supérieur, ou de voir si l’on a rogné quelques rangs dans les listes d’attente.
Si l’on conceptualise un peu, cette réforme pose donc au moins trois problèmes généraux : elle transforme l’élève – et sa famille, si elle y comprend quelque chose – en responsable absolu de son “projet”, dès l’âge de 16 ou 17 ans ; elle change l’avenir en destin, en enfermant le “bachelier” (un terme fonctionnel, comme “usager”, conviendrait mieux désormais) dans une voie, au détriment de ses tropismes et de la possibilité de changer ; elle consacre l’emprise de procédures impersonnelles, algorithmiques, lesquelles façonnent une nouvelle temporalité scolaire sur six mois environ, faite de pression à la note et de concurrence à tout crin. Le tout pour éviter, aux abords de l’été, de végéter dans les limbes de Parcoursup. Dans ces conditions, travailler avec lenteur et patience (on n’ose parler d’ “étudier”, mot qui sent trop l’installation dans la répétition) n’est plus possible, lorsque chaque échec dans l’apprentissage est une alerte potentielle.
Votre livre se concentre beaucoup sur le distanciel et les protocoles absurdes lors de la crise de la Covid. Celle-ci étant finie, vos réflexions restent-elles valables ?
Le discours du “retour à la normale” est un excellent paravent pour l’institution. C’est celui des bureaucrates du rectorat, pour qui l’état lamentable de la scolarité d’une majorité d’élèves, leurs lacunes et leur lassitude (toutes choses que pointait la poignée de professeurs de philosophie d’Aix-Marseille essayant d’exhorter les collègues à refuser une seconde fois, en 2022, de corriger l’épreuve de philosophie d’un bac fantoche) s’expliquent avant tout par la “crise” du Covid. En réalité, à l’école comme dans le monde du travail en général, la pandémie a eu cet effet d’aubaine permettant de briser les dernières résistances au déploiement du “règne machinal”. Je rappellerai ici cette information relevée par Pièces et Main d’œuvre dans un enquête de février 2021 intitulée Mutation : ce que signifie accélérer : en février 2020, le cabinet de conseil Roland Berger, implanté en France depuis 1990, identifiait le “e-learning et les ed tech” comme le plus profitable des marchés porteurs. Ce secteur technologique générait en 2018 six mille milliards de dollars, et le cabinet Berger estimait qu’il fallait désormais lever des « verrous » et défaire la « complexité des processus d’accès au marché scolaire ». Autrement dit, surmonter le proverbial “immobilisme” du corps enseignant. On peut avancer sans trop se tromper que c’est désormais chose faite. Certains renâclent, d’autres se tournent avec ivresse vers l’innovation pédagogique, mais le fait est là. À tel point que dans votre question même, le terme “distanciel” apparaît naturellement, comme s’il avait été là depuis toujours, et comme s’il voulait dire quelque chose.
Il suffit de se rendre dans l’une des grandes messes régionales du numérique à l’école pour prendre la mesure de la fascination puérile à l’égard des gadgets destinés à transformer, à terme, la classe en espace de “co-working”. Nous l’avons fait à Marseille avec le collectif de l’Appel de Beauchastel contre l’école numérique : en contrebas, dans l’amphithéâtre, les huiles se congratulent avec onctuosité, en s’assurant leur soutien mutuel pour investir dans la pédagogie de demain ; à l’étage, Samsung et d’autres entreprises ou start-up font des affaires avec leurs partenaires présents ou futurs.
« Mon livre est un modeste journal, qui s’inscrit bien sûr dans une critique plus large du capitalisme technologique. »
Avis à ceux qui voudraient défendre l’école et prendre la parole là où elle ne nous est pas donnée, les évènements et formations de ce genre sont légion : mardis du numérique (chaque académie a peut-être son jour dédié), séminaires sur la parentalité numérique, lancement des territoires numériques éducatifs…
Une remarque plus générale pour terminer sur ce point. Mon livre est un modeste journal, qui s’inscrit bien sûr dans une critique plus large du capitalisme technologique. Le propre d’un journal, c’est d’être pris dans l’affect du moment. Mais pour la critique de la technologie et de l’“innovation”, c’est la trajectoire qui compte, pas seulement la réalité de l’instant. De ce point de vue, les discours techno-critiques qui s’en prennent à juste titre à la “visio” sont en train d’être retournés par les industriels pour accélérer la fuite en avant technologique. Ainsi de Microsoft qui, aiguillonné par le projet Métavers de M. Zuckerberg, planche depuis plus de deux ans sur sa plate-forme Mesh, une technologie de réalité virtuelle qui permettrait d’en finir avec la sordide “visio” et de renouer des liens “conviviaux”, “collaboratifs” et “fun” dans les équipes de travail. Toujours plus seuls, donc, mais ensemble grâce aux avatars en immersion dans l’espace de travail. Je ne doute pas de me sentir plus vivant et heureux au travail lorsque mon avatar et celui de mon proviseur contempleront, hébétés, l’écran du conseil de classe, avec le graphique en araignée indiquant en toute précision les résultats de l’élève et son classement.
Comme d’habitude, on en rirait si n’avait pas été rendu au ministre de la Culture et à celui de la Transition Numérique, le 24 octobre 2022, un rapport de la mission sur le développement des métavers, qui énonce notamment, parmi ses dix « leviers d’action » pour soutenir l’innovation : « Soutenir des initiatives de recherche interdisciplinaires pour développer simultanément des métavers expérimentaux guidés par des besoins sociétaux (culture, santé, éducation, environnement) et les moyens d’en évaluer les risques socio-techniques par des études empiriques. » Cela donnera à l’évidence de l’occupation à des enseignants-chercheurs et, sans doute, à quelques philosophes rhéteurs, afin de faire accepter, à terme, l’inacceptable.
Vous critiquez beaucoup le logiciel Pronote. Pourquoi ? Celui-ci ne permet-il pas de fluidifier les échanges entre parents et enseignants ?
Et d’autres choses encore ! Or, c’est bien là le problème. Pronote, dispositif fabriqué par l’entreprise Index Éducation, concentre tous les traits des techniques intrusives vouées à la transparence totale. Je ne l’ai pas mentionné dans le livre, mais le déploiement de ce logiciel s’est plutôt fait par en bas. La firme en question a répondu à des désirs émis par les chefs d’établissement, qui souhaitaient un outil de gestion performant. Proviseurs et directeurs s’étant déclarés satisfaits, l’emploi de Pronote a été généralisé, au point de devenir la colonne vertébrale de la vie au lycée. Une “vie” virtuelle, donc.
Pour faciliter, prétendument, le travail des surveillants de vie scolaire, on est sommé de faire l’appel sur ce logiciel, de remplir un cahier de texte en inscrivant les devoirs à faire, d’inscrire les notes des élèves et, de façon générale, de vérifier tout changement inopiné d’emploi du temps, ou encore de se tenir au courant des prochains événements prévus au lycée ou du dernier trousseau de clé égaré.
En échange, si je puis dire, Pronote alerte en temps réel les parents dans le cas d’une absence de leur progéniture ; le logiciel établit des statistiques des devoirs faits ; chaque enseignant qui inscrit une note sur le serveur la rend visible en temps réel par les élèves et donc très souvent pendant le cours d’un autre collègue. Puisque l’application est intégrée aux smartphones, la vie hebdomadaire au lycée requiert, pour les élèves comme pour les professeurs, la possession d’une prothèse digitale. Comme pour toutes les technologies de la société de contrainte, Pronote est devenu, à l’école, semblable à l’air que l’on respire. Et cet air est celui de la surveillance généralisée : un coup d’œil sur votre activité digitale sur Pronote fera de vous un enseignant investi ou tire-au-flanc. Où l’on constate, une énième fois, combien la technologie n’est pas neutre.
Il reste pourtant possible, individuellement, de l’utiliser le moins possible. C’est ce que j’établis en début d’année avec les élèves, en privilégiant le “software” le plus souple et maniable : un cahier et un stylo ; et le “hardware” le plus endurant qu’est leur mémoire cérébrale. Là où j’enseigne, un tel refus de Pronote vous fait passer rapidement pour original, sinon inhumain (ou plutôt trop humain). Mais il faut bien proposer aux jeunes gens d’autres façons de vivre que l’adaptation à l’accélération technologique.
Alors non, on ne peut pas dire que Pronote fluidifie les échanges entre enseignants et parents. Il s’agit même d’une difficulté redoublée : d’une part, comme pour toute communication électronique, les malentendus surviennent assez vite, sans possibilité de les désamorcer, à moins, rendez-vous compte, d’utiliser le téléphone ou, pire encore, de trouver un moment pour se rencontrer ; d’autre part, Pronote est une plate-forme idéale pour les parents procéduriers, dans le contexte orchestré par l’algorithme Parcoursup, où chaque note médiocre devient une injustice potentielle, obscurcissant l’avenir des adolescents. Et comme Pronote fonctionne vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept, je vous laisse imaginer la nature et l’étendue des sommations !
On lit, certes, dans des textes de critiques de l’institution scolaire des années 1960 (je pense à l’anarchiste américain Paul Goodman) des propositions visant à inclure les parents dans la « communauté éducative ». La question est ouverte à la discussion. Une chose est sûre, ce qui se passe sur le logiciel Pronote indique la façon dont il faudrait ne pas s’y prendre.
« Comme pour toutes les technologies de la société de contrainte, Pronote est devenu, à l’école, semblable à l’air que l’on respire. Et cet air est celui de la surveillance généralisée. »
Vous attaquez également Parcoursup. Cet algorithme répond néanmoins à un double problème : l’engorgement des universités et l’échec en première année, dû à une mauvaise orientation des étudiants. Est-il possible de faire autrement ?
Quelques considérations techniques, pour commencer. Avant l’utilisation de Parcoursup en 2018, il existait déjà un logiciel, Admission Post-Bac (APB), en charge de trier les vœux d’orientation dans le supérieur. Il présentait des lourdeurs et n’était certes pas idéal. Innovation oblige, on a présenté Parcoursup comme un dispositif plus efficace. Avec APB, on examinait le dossier des élèves ; avec Parcoursup, le “contrôle continu” s’y est substitué. Or, ce n’est pas la même chose : en prenant en compte le contrôle continu, chaque note en vient à revêtir une importance dans la course aux meilleurs résultats.
Deuxième grande différence par rapport à APB : les élèves pouvaient hiérarchiser leurs vœux par ordre de préférence, cet ordre fournissant un critère opératoire à l’algorithme. Et lorsqu’un candidat avait obtenu un vœu, les vœux classés à un rang inférieur étaient automatiquement libérés. Avec Parcoursup, ce n’est plus le cas : l’élève multiplie donc les vœux à l’aveugle, jusqu’à une centaine s’il le faut, mais se retrouve pieds et poings liés face au fonctionnement de l’algorithme, dans un contexte de concurrence avec les autres élèves et entre les institutions. Pour résumer la situation faite aux élèves de terminale, un professeur de philosophie, Francis Ferré, qui s’est intéressé assez tôt à la logique de Parcoursup, a utilisé cette comparaison : « Tout se passe comme si chaque élève devait jouer une partie d’échecs avec un logiciel de deeplearning et tâcher de gagner sans qu’on lui laisse le seul avantage dont il dispose objectivement : la connaissance qu’il a de lui-même et de ses désirs » (Francis Ferré, « Parcoursup ou la guerre de l’algorithme », revue L’Inventaire n°9, automne 2019).
On comprend mieux, dès lors, les effets sur le calendrier scolaire : les dossiers à traiter par les machines sont si nombreux que le temps pour le faire a dû être rallongé, d’où les échéances rapprochées à la mi-mars. Quant à la procédure de saisie des vœux, elle débute mi-janvier (à l’heure où nous réalisons cet entretien), ce qui marque une montée en pression palpable dans les classes.
Quelques considérations critiques plus générales, pour suivre. En tant que procédure algorithmique, Parcoursup s’inscrit dans l’histoire longue d’une conception chiffrée de la réalité et de l’humain : mathématisation de la nature, homme-machine, cerveau-machine, calculateurs mécaniques, puis électriques, et désormais ordinateurs et cerveau-algorithmique. Ce dispositif porte, de fait, une vision du monde. Dès le lycée, voire dès la fin du collège, il faut apprendre se battre non seulement contre soi-même, mais encore contre les autres élèves, puis contre les établissements plus huppés. La concurrence n’est plus simplement un rapport à l’apprentissage, un état d’esprit (qu’on appellerait plus proprement l’émulation), elle devient un principe organisateur de la vie sociale, la « méthode la plus efficace pour ajuster nos activités les unes aux autres sans intervention arbitraire de l’autorité » (Friedrich von Hayek, La route de la servitude, ch.III), autrement dit en laissant la main à des processus automatisés, qui traitent des données. Sous la logique de Parcoursup, l’école est, moins que jamais, le lieu de l’émancipation intellectuelle. On y apprend le rendement et la productivité. Au lieu de têtes bien faites, la taylorisation des neurones.
Sous cet angle-là, on appréhende mieux ce dont a réellement besoin l’université telle que la Macronie la conçoit, et le rôle de Parcoursup dans ce cadre. Il faut des gestionnaires dociles, DRH, start-uppers, intégrés au monde-machine, qui auront appris à se soumettre dès l’adolescence à la domination impersonnelle des chiffres, et qui pourront d’autant mieux traiter leurs collaborateurs comme des données. Pour le reste, l’université “de demain” n’a besoin que d’une part restreinte de bacheliers. Que moins de la moitié des inscrits en première année à l’université aient obtenu leur diplôme en trois ou quatre ans, pour un taux d’obtention du baccalauréat général et technologique avoisinant les 96% et 91 % (selon les chiffres du ministère de l’Enseignement supérieur rapportés par Camille Dejardin dans son “tract” Urgence pour l’école républicaine) ne pose pas plus de difficultés que cela. Dans le monde du Big Data, savoir faire quelque chose de ses dix doigts, maîtriser les fondamentaux de la pensée critique, faire preuve d’une culture scientifique ou d’un sens historique, ne font pas partie des choses essentielles. Sinon, on n’aurait pas détruit à ce point le lycée général et le lycée professionnel – il y aurait sur ce dernier point beaucoup de choses à dire, sans doute, par les enseignants de ces établissements-là. Gérer, optimiser, fonctionner et faire fonctionner, par contre, c’est ce qui est attendu.
« Sous la logique de Parcoursup, l’école est, moins que jamais, le lieu de l’émancipation intellectuelle. »
Pour terminer sur ce point, puisque, hasard du calendrier, l’ouverture de Parcoursup s’effectue en même temps que le coup d’envoi des grèves contre la réforme des retraites, il me semble bon de rappeler ce que Édouard Philippe disait il y a un peu plus d’un an et demi face aux étudiants de l’ESSEC, en revenant sur son action de Premier ministre à partir de 2017. Le cynisme des puissants n’est jamais aussi grossier que lorsqu’ils parlent à leurs pairs : « On dit qu’on va pouvoir rentrer dans les universités, dans l’enseignement supérieur, sur le fondement d’une orientation sélective. Si vous avez suivi l’actualité politique de ces trente dernières années, vous savez que c’est une bombe. Bon. On le fait. Y’a des universités qui sont occupées. On les désoccupe. Et ça passe ! » (18 mai 2021, « Mardis de l’ESSEC »). Par conséquent, il est possible de faire autrement que Parcoursup, mais en engageant une réflexion sur toute la chaîne éducative et sur le type de monde dans lequel nous voulons vivre. Une chose est sûre, tant que l’on se contentera de voir dans Parcoursup un outil comme un autre, destiné à résoudre des difficultés techniques, sans saisir la logique profonde dont il est l’expression, “tout passera”, encore et encore.
Quels changements avez-vous constaté dans le comportement des élèves ?
Je m’en tiendrai aux quatre dernières années, qui couvrent la période dont nous parlons ici. Car en comparant la période actuelle avec mon début de carrière, je pourrais bien entendu évoquer les conséquences de la généralisation du smartphone, les plus évidentes – et à mon sens désastreuses – en termes de comportement.
Mais pour recentrer le propos, je répondrai en deux temps : d’abord ce que je vois là où j’enseigne, dans un contexte qui ne correspond pas tout à fait aux standards des lycées de centre-ville ; ensuite les tendances générales que j’ai décelées en conversant avec des collègues venus d’établissements divers, et bien entendu en réfléchissant collectivement avec les quelques professeurs de philosophie réfractaires aux corrections numériques du bac, en 2021 et 2022.
Au quotidien, il ne me semble plus avoir affaire aux mêmes élèves depuis 2020. Au temps pour le “retour à la normale” après le Covid. Très prosaïquement, les cas d’élèves accablés, las, dormant sur leurs tables ou qui ne font plus la différence entre l’espace d’une classe et leur espace privé, se multiplient. Les béances en culture générale s’approfondissent, s’il est possible, de sorte que je ne peux guère présupposer quelques repères élémentaires sur lesquels faire fond pour déployer les idées (par exemple, si j’entreprends d’expliquer un texte de Tolstoï sur la non-violence, je ne peux tenir pour acquis que les élèves sachent qui est Gandhi, quelle est sa nationalité et quand il a accompli son action). Je pourrais allonger la liste, mais encore une fois, ceci ne reflète sans doute pas l’ordinaire de tous les lycées publics. Néanmoins, cela laisse entendre qu’au cœur de la concurrence entre les dossiers pour Parcoursup et les formations demandées, un élève de mon lycée part d’emblée perdant par rapport à un lycéen du centre-ville, peu importe les efforts des professeurs ou la qualité de l’enseignement dispensé.
Ce qui, par contre et plus généralement, me semble juste, est lié au double effet de la réforme et de Parcoursup. Dès septembre débute pour les élèves une course contre la montre. La monomanie de la note engendre une pression de tous les instants, dévalorisant d’autant plus le contenu de ce qui est enseigné. On apprend à la hâte et sans discernement, pour oublier aussi vite et passer au contenu suivant. Comme un disque dur qui éditerait ses données : déprogrammation et reprogrammation. Ce qui nous renvoie à la pensée-machine. Il se trouve que l’explication de l’activité du cerveau en termes algorithmiques est une des marottes du neuroscientifique Stanislas Dehaene, le mentor de Jean-Michel Blanquer.
« Des deux côtés du bureau, il y a de la souffrance, du blasement, voire du dégoût. »
Certes, le péché mignon des philosophes consiste à penser que les idées mènent le monde. Alors, sans supposer que les élèves ont été remodelés intégralement en fonction de ces thèses scientistes, on doit néanmoins prendre en compte la tendance qui se dessine ainsi : les élèves apprennent à l’école la socialisation réifiante (que j’avais évoquée dans Le sens des limites). En d’autres termes, chacun se fragmente en une collection de modules relevant d’autant de “compétences” à valider en fonction de procédures standardisées, des tests permettant d’établir la moyenne pour Parcoursup. C’est l’avènement de ce que l’historien des sciences Michel Blay (dans son petit livre Neuropédagogie, co-écrit avec Christian Laval) appelle le cerveau “normé-éduqué” : un support de productivité fiable pour le monde-machine, qui se limite à se demander “comment ?”, jamais à questionner le “pourquoi ?” (d’où le discrédit de la philosophie dans cette école-là).
Symétriquement, l’enseignant se trouve entraîné à devenir un évaluateur professionnel, autrement dit un fournisseur de données, parfois sommé de montrer patte blanche : ainsi, aux yeux de certains élèves, daigner assister au cours (peu importe dans quelles conditions et avec quelle attitude) suffit pour mériter au moins la moyenne. Quant aux moyennes, il est conseillé de les “harmoniser” le plus possible (c’est-à-dire les remonter pour laisser à chacun sa chance face à l’algorithme), quand ce n’est pas l’institution qui s’en charge dans le dos des enseignants.
Bref, des deux côtés du bureau, il y a de la souffrance, du blasement, voire du dégoût. Pour tenir, il reste à investir l’écart, inévitable, entre le prescrit du travail (l’évaluation permanente) et le réel du travail, qui ouvre encore sur la rencontre humaine dans un espace potentiellement à contre-courant de la société : la salle de classe. Dans ce cadre restreint et dans ces moments ténus, il reste quelque place pour le surgissement inattendu de l’idée, le regard qui s’illumine une fois que l’on a compris. Cela, qui était l’ordinaire de nos prédécesseurs il y a vingt ou trente ans, leur procurant de grandes joies, ne peut désormais être vécu qu’en pratiquant le pas de côté par rapport aux contraintes d’un système insane. Une autre façon, non moins consciencieuse, de retarder quelque peu l’effondrement de l’école.
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- Sur Le Comptoir, lire notre interview de Karine Mauvilly sur “le désastre de l’école numérique”
- Nos entretiens de Renaud Garcia sur le déconstructionnisme, l’aliénation au capitalisme et le wokisme
- Et notre article « L’école contre le divertissement »
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