Il fait déjà nuit noire quand il l’aperçoit enfin à la fenêtre. Déjà plusieurs heures qu’il l’attend, caché dans l’immeuble d’en face, tapi dans l’ombre. Il essaie de se faire discret. Elle, en revanche, n’a peur de rien. Elle ne prend même pas soin de tirer les rideaux, comme si elle cherchait à être vue de tous, baignée dans la lumière blanche des néons de sa cuisine.
Rami travaille pour les moukhabarat, les services secrets syriens. Nada est sa prochaine cible. Ou du moins il l’espère. Pas encore assez de preuves à ce stade, mais l’expérience, l’habitude lui ont appris que ce n’est qu’une question de patience. Alors, il attend, l’observe. Il a un bon vis-à-vis sur elle depuis sa planque. C’est un vieil immeuble désaffecté, laissé à l’abandon depuis des années pour une sombre querelle d’héritage, paraît-il.
Revenons à elle. À peine rentrée qu’elle s’affale déjà sur une chaise, tire l’ordinateur de son sac bandoulière, et commence à taper fiévreusement sur le clavier. Elle doit être en train de rédiger un post Facebook militant ou un autre article incendiaire dénonçant tel politicien véreux, ou un énième cas de corruption ordinaire. Ordinaire, car c’est le cours normal des choses en Syrie. Il ne juge pas, hein, ne dit pas que c’est bien ou mal. En vérité, ça l’indiffère. C’est ainsi et pas autrement, c’est tout.
Cela fait quelques mois que les opposants au régime essaient de rompre cet ordre naturel, avec leurs appels à la soi-disant liberté. Mais s’il l’espionne, ce n’est pas vraiment par loyauté ou idéologie, non. Il n’a pas honte de le dire, il l’épie par intérêt. Un début d’information pouvant ternir sa réputation – une fréquentation douteuse, un certain penchant pour les plaisirs artificiels, mettons, ou une affaire de mœurs infamante – serait de l’or en barre pour ses supérieurs et sa carrière pourra enfin décoller. Il en a sa claque de jouer aux petits informateurs de pacotille.
Ses chefs ne sont pas au courant qu’il l’espionne. Il le fait de sa propre initiative. Dans la vie, il faut savoir provoquer sa chance. Elle va se trahir, il en est persuadé. Personne n’est au-dessus de tout reproche, on a tous nos vilains petits secrets. Et il est déterminé à la coincer.
Naturellement, elle doit écrire sous un pseudonyme, car il n’a rien trouvé sous son vrai nom. Voici ce qu’il sait : elle s’appelle Nada Al Shahed. Elle a la trentaine, bien entamée. Elle a grandi aux États-Unis et s’est installée à Damas où elle travaille pour “l’Espoir des Enfants”, une ONG parrainée par la femme du Président. Mais ce n’est qu’une couverture, il est certain.
Premier indice : elle passe son temps à écrire. Chaque soir, c’est la même routine. Elle s’installe à la table de la cuisine, prend soin de nettoyer ses lunettes en s’aidant de la manche de son pull, les pose sur l’arête de son nez d’un air pénétré, puis ouvre son ordinateur et ne s’arrête qu’au milieu de la nuit. C’est à peine si elle touche au misérable sandwich de labneh censé lui servir de dîner. C’est ça, les soirées passées à carburer au café turc, les yeux rivés sur un écran : l’appétit en prend forcément un coup.
Certes, ce n’est pas préjudiciable en soi, d’écrire. Mais son intuition lui dit que quelque chose se trame. L’autre soir, elle est montée dans une voiture garée en bas de chez elle. Un homme l’y attendait. Un amant ? C’est ce qu’il a d’abord cru, mais plus intéressant encore, après avoir retiré les batteries de leurs téléphones, s’en est suivie une longue discussion. Animée, tendue, fébrile. On ne peut pas faire plus suspect.
Et puis il a ses sources. Comme Abou Marwan, le concierge de l’immeuble qui lui a dit « Sidi, elle est pas nette cette fille. Il y a souvent des hommes qui montent chez elle. » Un type en or, cet Abou Marwan. Il garde un œil sur les allées et venues des gens du quartier, a toujours l’oreille qui traîne, recueille les ragots du voisinage. Un jour, il lui glisse tout excité que Nada a confié un double de ses clés à la voisine du palier Oum Omar. C’est bien des manières occidentales que de faire confiance à des inconnus. Il n’a pas fallu trop d’efforts à Rami pour faire plier Oum Omar et obtenir les clés. Un peu d’intimidation a vite fait le job.
À la première occasion, il rentre chez elle. Il y a des livres étalés partout, un lit défait, des plats de la veille qui n’ont pas été débarrassés. Il commence à fouiner. Sur la table de la cuisine, il trouve plein de journaux éparpillés, un sacré bazar. Son regard est attiré par un petit cahier. Sur la première page, il y a écrit « Quand les violettes pousseront sur les bérets des soldats ». Ça veut dire quoi, ça ? Quand les poules auront des dents ? De la poésie, on dirait. C’est peut-être un code, une de ces ruses de pseudo-intellectuel pour passer des messages en douce. En feuilletant le carnet, il tombe sur un CD caché entre les pages, le glisse dans sa poche. Il écoutera ça plus tard.
Il tente la poubelle. Sous les papiers souillés d’épluchures et de mégots, il finit par trouver ce qui ressemble à première vue à des billets de banque. Ce sont en réalité des tracts anti-régime, les mêmes que des militants s’amusent à éparpiller dans les rues de Damas. Les gens s’arrêtent, pensant avoir trouvé 1000 livres syriennes au sol. Ils découvrent des messages appelant à désobéir au Raïs. Des semaines que les services de renseignement sont sur le pied de guerre pour trouver les coupables.
Rami sourit de satisfaction. C’est amplement suffisant pour la coffrer.
Il continue de fouiller. Il a la main heureuse aujourd’hui, autant en profiter. Tout au fond du réceptacle, sa main sent quelque chose de dur, comme un bout de plastique. Il retrousse sa chemise pour l’extraire sans trop se salir.
Son cœur se fige. C’est un test de grossesse.
Deux traits bleus. Aucun doute possible : elle est enceinte.
Il reste quelques minutes planté au milieu de la cuisine, les bras ballants, ne sachant quoi faire. Merde. D’habitude, il n’a pas trop de cas de conscience avec les personnes de son espèce. Mais là, c’est différent. Il n’y est pour rien ce mioche, si sa mère est une irresponsable, une folle.
Il secoue la tête, repose le test là où il l’a trouvé, sort sans se retourner. En bas des escaliers, il voit la tête d’Abou Marwan poindre dans l’embrasure de sa porte.
- « Ça va, Sidi ? Alors, vous avez trouvé quelque chose ?
- C’est pas tes affaires. »
Il court se réfugier dans sa voiture pour tenter de reprendre ses esprits. Les battements du cœur cognent furieusement dans ses tympans. Un faux billet de banque est resté dans le creux de sa main. Il porte le papier froissé à son briquet, en profite pour allumer une clope au passage, il en a bien besoin. Lorsque la flamme finit par se rapprocher trop dangereusement de ses doigts, il jette le tract calciné par la fenêtre.
L’heure sur son téléphone affiche 9h45. Encore temps d’arriver au bureau sans trop se faire houspiller. En fond d’écran, son fils Karim arbore fièrement un large sourire édenté. Il vient de perdre ses dents de lait. Rami repose le portable face écran sur le siège passager.
Après avoir hésité un instant, il glisse dans la fente de l’autoradio le CD volé, dernier souvenir de son incursion chez elle. Sur les notes cuivrées de oud, retentit une voix qu’il reconnaît instantanément, celle de Marcel Khalifa :
« Entre Rita et mes yeux : un fusil
Et celui qui connaît Rita se prosterne
Adresse une prière
A la divinité qui rayonne dans ses yeux de miel
Ah Rita
Qu’est-ce qui a pu éloigner mes yeux des tiens
Hormis le sommeil
Et les nuages de miel
Avant que ce fusil ne s’interpose entre nous »
D’un geste sec, il interrompt le lecteur, il en a assez entendu. Il tourne la clé de contact et démarre en trombe. Plus jamais il ne veut remettre les pieds ici.
Mona Shami
Catégories :Fiction