Shots et pop-corns

Les shots du Comptoir – Avril 2023

Au Comptoir, nous lisons. Un peu, beaucoup, passionnément. Contre la dictature de l’instant, contre l’agitation de l’Internet et des écrans, contre la péremption annoncée et la critique avortée. Sans limite de genre ni de style, de l’essai au théâtre en passant par l’autobiographie ou le roman et la bande-dessinée, nous faisons le pari du temps long, de l’éternelle monotonie des pages, des jouissances de l’histoire qu’on ne peut lâcher. Parce que « Le savoir est une arme », nous mettons ici, à votre disposition, les recensions des livres qui nous ont marqués ces derniers temps. Pour vous donner, à tout le moins, l’envie d’aller feuilleter dans ces univers qui nous ont séparés du commun des mortels le temps de quelques chapitres.

Petit traité contre la servitude [1]

C’est en 1870, à Londres, que paraît ce petit volume sans nom d’auteur. De ce que nous apprend la préface, le manuscrit proviendrait de la collection d’un savant français, « grand amateur de curiosités littéraires et de vieux manuscrits » et acheté à Paris lors d’une vente publique à la suite de la révolution de 1848. Chaque page contient le texte original en latin surmonté de sa traduction française agrémentée d’interpolations de Machiavel ou La Boétie. Son origine exacte semble encore inconnue à ce jour, ce qui n’enlève rien à sa portée universelle et à ses mises en gardes tristement actuelles.

L’auteur décrit en sept courts chapitres la logique despotique, de ses fondements à sa disparition. Il charge bille en tête : « Quand un peuple, abandonnant ses droits, ses lois, veut être gouverné, il n’y a désormais plus qu’une seule forme qui est le despotisme. » Partant, le tyran ne peut fonder son empire que sur « l’impuissance ou la corruption d’un peuple ». Un peuple qui ne soucie guère des questions politiques, n’ayant plus goût à l’esprit public, délaissant la pensée critique, s’en remettant aveuglément à ses représentants, laissant ainsi le champ libre aux usurpateurs sans scrupules. Et « comme il est plus facile d’organiser le silence que la liberté, la tyrannie se fait, et on la supporte par la même raison qu’il faut vivre ». L’auteur brosse le portrait du tyran en homme de proie, une brute à l’instinct animal dont la société même est la cible principale, le reléguant hors des sphères de la patrie et de la famille. Le crime sous toutes ses formes est le principal moyen à sa disposition pour atteindre et se maintenir au pouvoir : « Quelle que soit la résistance, il faut qu’elle soit vaincue. – Quelles que soient les ressources, il faut s’en servir. » De sorte que, par un raisonnement pervers, « le bon droit, la justice, l’honneur, la vertu deviennent criminels, parce qu’ils résistent ; la trahison, le meurtre, le pillage, la guerre civile, avec tout son cortège d’horreurs, sont des moyens légitimes, parce qu’ils le servent et lui profitent ».

Le tyran est un homme dément, enserré dans les plis de ses ambitions de domination et de jouissance, écrasant le monde de sa souveraine folie et s’appuyant sur la force policière pour maintenir son régime en place : « Le ministre, le soldat, le législateur, le juge et les fonctionnaires à tous les degrés sont les agents directs de la police du despote. La délation et la peur font le reste. » Le despote s’entoure ainsi de courtisans vils et de ministres sans valeur, constituant « la plus effroyable bande de brigands qui se puisse imaginer », reléguant le sens moral dans la sphère privée et familiale, dernier refuge des hommes de bien. En définitive, une vigilance permanente, soutenue par une éthique du bien commun, envers toute forme de corruption des institutions est nécessaire pour éviter la bascule funeste dans la tyrannie : « Dans un pays où l’on respire la servitude avec la vie, la vie s’amoindrit chaque jour et les facultés s’éteignent peu à peu dans un équilibre funeste, qui empêche de voir l’amoindrissement et ne laisse plus imaginer une autre sorte de vie. »

Sylvain Métafiot

Une jeunesse roumaine entre révolte et désenchantement [2]

Panaït Istrati peut être vu comme un Orwell roumain : auteur autodidacte, ouvrier, vagabond, d’abord engagé aux côtés du communisme puis terrifié par l’évolution totalitaire de l’URSS, sa courte nouvelle Dans les docks de Braïla évoquera forcément le Quai de Wigan. Elle met en scène le double romanesque et autobiographique d’Istrati, Adrien Zograffi, alors qu’il n’a que quatorze ans et qu’il est conduit à s’engager comme apprenti mécanicien dans les docks de sa ville natale. Adrien, orphelin de père, vit alors avec sa mère dans un quartier misérable de Braïla, et a déjà presque tout (sans le savoir) d’un futur intellectuel marxiste. Ses voisins le désignent comme « celui qui lit le journal », et bouillonne déjà en lui un profond sentiment de révolte contre un système qui «  fait aux uns produire le blé et aux autres le manger, sans qu’il reste au producteur de quoi s’acheter une chemise  ».

Dès son premier jour de travail aux docks, il déchante rapidement : en guise d’accueil de ses camarades ouvriers, il n’a droit qu’à des bizutages aussi absurdes que cruels, et à des coups assénés dans les côtes lorsqu’il ose manquer de respect aux chefs. Adrien se lamente : «  C’est ainsi que je débutai dans le drame social de ma classe […], au moment où l’un des miens voulut m’enseigner la servilité en me cognant comme un ennemi.  » Il découvre, au sein de la classe ouvrière, une frontière au moins aussi importante que celle qui existe entre les classes sociales : la séparation entre «  les anonymes au cœur humain  » qui s’intéressent au sort de celui qui souffre, et les membres d’un lumpen amoral et violent, simples adeptes du «  lève-toi pour que je m’y assoie  », et prêts à devenir aussi tyranniques que leurs maîtres si jamais leur condition s’améliore un jour.

Des événements majeurs vont néanmoins ressouder toutes les composantes du prolétariat. De nouvelles machines élévatrices font leur apparition sur les docks et provoquent le renvoi d’un grand nombre de débarqueurs, littéralement jetés dans la misère du jour au lendemain. Les paysans des environs, eux, avaient vu venir le coup bien en avance : dès l’arrivée du chemin de fer, ils avaient prédit l’arrivée d’un enfer mécanique partout à Braïla, et avaient désigné le « progrès » comme le nouvel ennemi — ce progrès qui faisait «  fuir les cigognes  » sans pour autant faire venir la prospérité. Faute d’avoir fait preuve de la même clairvoyance, les ouvriers de Braïla, pris de court, s’organisent alors et planifient une émeute luddite. Mais face à l’armée appelée en renfort pour protéger les élévateurs, que faire ? À une camarade qui l’interroge à ce sujet au tout début de la proto-émeute ouvrière, Adrien répond simplement : « Ce que vous faites déjà, mais en mieux. En beaucoup mieux.  » Tout Adrien Zograffi dans ces deux phrases : prolétaire désenchanté, révolutionnaire pudique.

Frédéric Santos

Ni d’Orient ni d’Occident [3]

Né au Caire en 1978, Shady Lewis publié son deuxième roman, Sur Le Méridien de Greenwhich, dans la collection Sindbad des éditions Actes Sud, après sa publication en arabe au Caire en 2020. L’écrivain égyptien collabore dans de nombreuses revues arabes et égyptiennes, en plus d’avoir participé à divers ouvrages collectifs.

Situé entre le monde arabe et l’Europe, ce roman se distingue par son style impertinent, parfois ironiquement bienveillant, et empreint d’un humour typiquement britannique. L’expérience de l’auteur, au sein des services administratifs britanniques, lui permet de plonger le lecteur dans les absurdités de la bureaucratie contemporaine avec ce qu’elle a de plus déshumanisant. Dans ce roman, un employé égyptien copte, arrivé à Londres il y a quelques années, se voit chargé de veiller aux obsèques d’un parfait inconnu musulman, d’origine syrienne, dont la famille ne peut quitter l’Égypte où elle est réfugiée. Durant les quelques jours qui séparent le moment où il endosse cette mission de la date de l’enterrement, le narrateur est amené à faire face aux contradictions et au cynisme des autorités égyptiennes et à la froideur de l’administration anglaise.

Il confronte ainsi deux cultures, qui bien que différentes, tendent à la même bêtise raciste, et revisite le passé douloureux d’un monde qui se fragmente tout en se remémorant un passé dont les séquelles ne disparaissent pas.

Shathil Nawaf Taqa

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