La traduction française de la thèse d’Alexandre Christoyannopoulos est l’occasion de revenir sur ce courant dissident à la fois marginal et important : l’anarchisme chrétien.
Très peu d’ouvrages sur l’anarchisme chrétien ont paru en français. Il y a eu, en 1987, l’ouvrage fondateur quoique bref Anarchie et christianisme de Jacques Ellul, puis, un quart de siècle plus tard, L’anarchisme chrétien de Falk van Gaver et Jacques de Guillebon, paru en 2012 et réédité dès 2015 sous le titre AnarChrist ! Une histoire de l’anarchisme chrétien. Entre le court essai d’Ellul et le gros volume fourre-tout de Gaver et Guillebon, manquait une étude systématique de “l’anarchisme chrétien” comme mouvement politico-religieux et courant de pensée si ce n’est doctrine unifiée, manque que vient combler opportunément la traduction éponyme de l’ouvrage d’Alexandre Christoyannopoulos, initialement paru en anglais en 2011 et version grand public d’une thèse de doctorat soutenue en 2008, publié aux excellentes éditions Atelier de Création Libertaire, éditeur anarchiste lyonnais historique qui a le même âge que Christoyannopoulos (né en 1979) et qui avait initialement publié le livre d’Ellul, précurseur en France sur la question. Pour être plus précis, cette étude reprend et complète, en quelque sorte, le chantier ouvert naguère par Ellul.
L’étude de Christoyannopoulos comble d’ailleurs un manque à deux égards : en proposant une présentation systématique – et même systémique – de l’anarchisme chrétien, comme nous l’avons dit, mais également en rendant à la fois visible et accessible au grand public français et plus largement francophone le caractère majoritairement si ce n’est massivement anglo-saxon voire même nord-américain de ce courant – un courant d’ailleurs, il faut le reconnaître, plutôt chrétien qu’anarchiste, en ce sens qu’il est plutôt interne au christianisme et à son histoire qu’à l’anarchisme et son histoire, sauf à la marge et dans certaines convergences et rencontres, l’anarchisme chrétien en France restant a fortiori clairement un courant du christianisme – et même du catholicisme – plutôt qu’une composante de l’anarchisme hexagonal…
À cet égard, le mérite de l’ouvrage est de présenter en un ensemble ordonné des auteurs anglophones dont la traduction en français et la réception dans le christianisme – et notamment donc le catholicisme – français s’est faite jusqu’à présent en ordre dispersé depuis le début de ce siècle. On songe ici notamment à Stanley Hauerwas, à William Cavanaugh et aux théologiens du mouvement Radical Orthodoxy (dont la référence à G. K. Chesterton rappelle ici la reviviscence de ce dernier depuis une vingtaine d’années dans le catholicisme français, ce qui n’est pas sans lien avec la recrudescence de l’anarchisme chrétien), mais également à la découverte française de Dorothy Day (dont un café “altercatho” porte le nom à Paris) et de Peter Maurin, figures fondatrices du mouvement Catholic Worker, organisation authentiquement socialiste, anarchiste et chrétienne tant dans ses idées que ses pratiques et ses engagements.
La réception de ces auteurs et figures a suscité une certaine forme de conversion à l’anarchisme chrétien ou d’évolution vers certaines formes d’anarchisme chrétien dans des milieux plutôt catholiques, et, étonnamment, plutôt même conservateurs, voire réactionnaires, traditionalistes, contre-révolutionnaires et antimodernes. En effet, le point de convergence ou de porosité entre un anarchisme chrétien souvent anglo-saxon et américain souvent étranger au catholicisme et généralement issu de confessions en rupture critique avec ce dernier (protestantisme, évangélisme, anabaptisme…) et certaines franges antilibérales du conservatisme catholique français, expliquant la réception du premier par le second, reste encore à élucider et étayer. Mais une piste est sans doute la caractère antimoderne et antilibéral, à la fois anticapitaliste et critique de l’État, d’un certain catholicisme français, héritier du christianisme social du XIXe siècle et de la doctrine sociale de l’Église développée par les pontifes successifs depuis l’encyclique papale Rerum Novarum de Léon XIII en 1891, comme le montrerait certainement une histoire récente de la revendication de l’anarchisme chrétien en France ces deux dernières décennies. Une histoire qui reste à faire avec toutes ses ambiguïtés, que d’aucuns accuseront de “confusionnisme” et dont l’illustration la plus récente et éclatante aura été l’aventure de la “revue d’écologie intégrale” Limite (2015-2022), née des suites de La Manif Pour Tous et du mouvement des Veilleurs d’une part et, d’autre part, du développement d’une écologie intégrale chrétienne promue au rang de doctrine officielle de l’Église catholique par l’encyclique pontificale Laudato si du pape François en 2015, pour se revendiquer toujours davantage, et sincèrement autant que l’on puisse en juger, de l’anarchisme chrétien, de la théologie de la libération et d’autres courants du christianisme révolutionnaire et libertaire, passant toujours plus de la “droite du Père” à la “gauche du Christ”…
Tout cela intéressera sans doute davantage les chrétiens – et les historiens du christianisme – que les anarchistes mais cela témoigne aussi que l’anarchisme chrétien est davantage un potentiel d’”anarchisation” – même si toute relative d’un point de vue anarchiste classique et donc athée – des chrétiens que de christianisation ou d’évangélisation des anarchistes. L’anarchisme chrétien apparaît même comme une puissance d’anarchisation des chrétiens par leur christianisation et leur évangélisation, leur retour à la radicalité évangélique du Christ, de Jésus.
En effet, plutôt qu’une addition de l’anarchisme et du christianisme, l’anarchisme chrétien est avant tout un radicalisme chrétien, christique, évangélique, il est un christianisme et plus précisément un évangélisme radical : l’anarchie ou l’acratie apparaît comme l’Évangile appliqué à la politique et à la société. Ainsi, l’anarchiste chrétien est anarchiste parce que chrétien, parce que radicalement chrétien, disciple intégral du Christ Jésus, qu’il suit dans sa remise en cause de tous les pouvoirs politiques, économiques et religieux – jadis Rome, Mammon, le Temple…, aujourd’hui l’État, l’Argent, l’Église… ainsi – que dans le caractère farouchement non-violent de sa révolution pacifique. Pour résumer, suivre Jésus, vivre l’Évangile, c’est devenir, ipso facto, hic et nunc, anarchiste – voilà comment pourrait se résumer l’anarchisme chrétien, voilà le noyau dur et la dynamique interne de l’anarchisme chrétien commun à tous les penseurs et militants présentés dans ce livre. Tout le reste en découle – logiquement, éthiquement, politiquement.
« L’anarchisme chrétien est davantage un potentiel d’”anarchisation” des chrétiens que de christianisation ou d’évangélisation des anarchistes. »
Si Christoyannopoulos montre et démontre l’existence d’un courant anarchiste chrétien, voire d’une tradition et d’une école de pensée anarchiste chrétienne dans le monde anglo-saxon (Tolstoï et Ellul, largement traduits et lus en Amérique, pouvant y être assimilés), il passe à côté, faute de place, de certaines références européennes, continentales, et notamment francophones, de l’anarchisme, du libertarisme et du pacifisme chrétiens (pourtant présentées, pour certaines, dès l’article “ANARCHISME CHRÉTIEN, CHRISTIANISME LIBERTAIRE.” signé E. Armand de l’Encyclopédie anarchiste de Sébastien Faure publiée entre 1925 et 1934 et dont le volume A-C a été justement réédité en 2012 aux Éditions des Équateurs). Une histoire précise, rigoureuse et circonscrite de l’anarchisme chrétien et du christianisme libertaire européen reste à écrire. Nul doute que l’Atelier de Création Libertaire accueillera cet ouvrage dans son catalogue !
Le lecteur laïque, agnostique ou athée, de ces lignes, d’autant plus s’il est anarchiste ou anarchisant, socialiste ou socialisant, pourra se demander ici quel est l’intérêt, non seulement historique ou théorique, mais politique et pratique, de ce livre. Il réside principalement en ceci : montrer, et tout d’abord aux chrétiens, aux chrétiens sincères, sérieux, de bonne foi, la caractère radical, révolutionnaire, libertaire, anarchiste, socialiste et même communiste, mais aussi pacifiste, antimilitariste et non-violent du christianisme, des Évangiles, de l’enseignement et de l’exemple de Jésus, leur Christ, à l’opposé du positionnement successivement ou simultanément bourgeois, élitiste, conservateur, étatiste, nationaliste, militariste, sécuritaire, libéral, capitaliste, bref, de droite ou d’extrême-droite, de la majorité des catholiques français. Il réside en ce potentiel de conversion des chrétiens au christianisme évangélique, égalitaire et libertaire à la fois. Faire des chrétiens des anarchistes et des socialistes, même chrétiens, est dans l’intérêt de tous les anarchistes et socialistes – aussi rationalistes, anticléricaux, irréligieux ou athées puissent-ils être. D’après une citation sans doute apocryphe, Lénine aurait dit à la fin de sa vie : “Je me suis trompé. Sans aucun doute il fallait libérer la multitude opprimée. Mais notre méthode a seulement provoqué une oppression supplémentaire – et d’atroces massacres. Il est trop tard pour changer le passé – mais ce qu’il fallait pour sauver la Russie, c’était dix François d’Assise.”
Après l’excellent mais concis Anarchie et christianisme d’Ellul, après l’épais mais épars AnarChrist ! et de Gaver et Guillebon, chacun de nous a désormais un nouveau livre à conseiller, ou offrir, aux chrétiens qu’il connaît ou rencontre. On demande des chrétiens anarchistes !
Benoît Labre
Nos Desserts :
- Se procurer L’Anarchisme chrétien de Christoyannopoulos chez votre libraire
- Au Comptoir, on a interrogé Falk Van Graver pour qui « le christianisme est incompatible avec le capitalisme et le système-argent »
- On a rencontré Jean-Bernard Maugiron, qui nous a parlé la complémentarité et l’amitié entre Jacques Ellul le croyant et Bernard Charbonneau l’antichrétien
- Lire notre analyse d’Anarchie et christianisme du même Ellul
- On vous parlait de la théologie de la libération, qui puise dans la Bible des outils pour promouvoir la révolution sociale
- « Le Dorothy : création d’un commun » sur la revue Limite
Catégories :Politique
L’Anarchisme Chrétien de Guillebon, le fondateur de l’Incorrect, et Van Gaver? Une imposture!! Le titre très controversé d’anarchiste chrétien, oxymore repoussant pour les « vrais » anars, tautologie essentielle pour les disciples d’Ellul ne saurait en aucun cas être accordé à ces deux individus!
Dans ce cas, bien rares sont les personnes qui pourraient revendiquer le titre !
D’autant qu’on observera souvent des pratiques libertaires et égalitaires au sein de milieux n’ayant à priori rien à voir avec l’anarchisme, tout comme l’esprit et les valeurs du christianisme s’incarnent également régulièrement chez des personnes qui rejettent explicitement toute référence au christianisme.
Au milieu des anarchistes qui s’ignorent et des chrétiens refoulés, l’étiquette « anarchiste chrétien » ne semble pas avoir beaucoup de sens…
Si l’anarchisme chrétien a effectivement rencontré les milieux catholiques conservateurs, notamment via la critique antimoderne ou post-romantique sincère de la société technicienne, de l’omnipotence de l’état ou de la société de masse, il est également important de ne pas passer sous silence l’histoire récente de tous les mouvements dits de « chrétiens de gauche » , réunissant ici catholiques et protestants dans une contestation qui a su être radicale et d’inspiration largement anarchiste, que l’on songe par exemple au Larzac, aux luttes anti-nucléaire, à Mai 68, au tiers-mondisme ou à l’autogestion.. (On peut lire à ce sujet l’ouvrage collectif « À la gauche du Christ. Les chrétiens de gauche en France de 1945 à nos jours. » dirigé par Denis Pelletier et Jean-Louis Schlegel)
Bien que les « chrétiens de gauche » historiques semblent avoir progressivement délaissé leur potentiel de subversion pour glisser vers un centre gauche de conciliation, vous croiserez sur les terrains militants actuels (écologie radicale et décroissance, justice sociale, solidarité internationale, démocratie directe) une jeune génération de chrétiens qui s’activent en assumant souvent une dimension anarchiste.
On est alors ici dans un « anarchisme chrétien » certainement plus proche des Catholics Workers ou de la théologie de la libération que ne le seront jamais les catholiques réactionnaires et bourgeois qui restent plus « anars » que « anarchistes », c’est à dire plus « Michel Sardou » que « Mikhaïl Bakounine ».