Politique

Judith Bernard : « Le tirage au sort est la poursuite normale de la démocratie »

Judith Bernard multiplie les casquettes. Docteur en études théâtrales et linguistique, l’ex-professeur de lettres modernes est désormais comédienne, metteur en scène, militante politique et directrice de publication du site Hors-Série, un site d’entretiens filmés « avec de la vraie critique dedans » lancé en juin 2014 et qui bénéficie du soutien technique du site de critique des médias Arrêt sur Images (ASI). Sur tous les fronts, Judith Bernard l’est parfois au sens guerrier du terme, tant les combats à mener depuis septembre 2014 ont été nombreux. D’abord, la bisbille avec Daniel Schneidermann, le directeur d’ASI, après qu’Hors-Série a reçu l’essayiste controversé Jean Bricmont. Puis, le combat politique dans le cadre du Mouvement pour la VIe République (M6R) lancé par Jean-Luc Mélenchon, où certains militants ont couvert la partisane du tirage au sort d’anathèmes divers. Retour avec elle sur une période mouvementée et riche en débats.

**Judith Bernard étant quelqu’un de TRÈS bavard, et vos yeux (et votre patience) ne pouvant souffrir plus d’un certain temps devant l’écran, nous avons souhaité diviser cet entretien en deux parties. La première se consacre au site Hors-Série, qui s’apprête à célébrer son premier anniversaire, et se laisse aller à quelques considérations sur la prostitution et le capitalisme. La seconde évoque le combat politique de la militante du M6R, ainsi que ses activités théâtrales.**

Le Comptoir : Vous êtes docteur en études théâtrales et linguistique, comédienne et metteur en scène. Après avoir créé la mise en scène de la pièce D’un retournement l’autre, de Frédéric Lordon, en 2012, vous vous êtes attaquée à une autre de ses œuvres, Capitalisme, désir et servitude – Marx et Spinoza, dans une pièce intitulée Bienvenue dans l’angle alpha. Quel est le but ? Le rendre plus accessible qu’il ne l’est par écrit ?

Judith Bernard : Le but, c’est de répéter mon expérience personnelle de lectrice. Lire Lordon a été un bouleversement intérieur : j’ai enfin été comprise par un texte, qui mettait des concepts et des mots sur mes expériences sensibles. Lordon m’a donné les outils conceptuels pour mettre en forme ce que j’avais ressenti dans une direction émancipatrice. Je voulais prolonger l’expérience et l’offrir à d’autres. D’abord sous la forme d’une émission, puis sous celle d’un spectacle, parce que le théâtre permet de parler au corps et que c’est au corps que le texte de Lordon s’adresse : à ceux des travailleurs mobilisés, qui se déplacent, qui vont au travail et en reviennent.

Est-ce que c’est facile d’adapter Lordon ?

Non, mais ça ne m’a pas empêchée de le faire avec un immense bonheur et une certaine fluidité. Et j’ai été portée par un tel sentiment d’évidence, de nécessité que j’ai assez peu peiné pour produire le texte. Il fallait simplement que je trouve un dispositif scénique – en l’occurrence c’était une grande échelle rouge – pour mimer les effets d’angle et d’ascension sociale. Pour le spectateur, en revanche, la difficulté est variable. Notamment pendant les dix premières minutes du spectacle, où j’ai restitué la complexité de la langue de Lordon, ce côté hypersophistiqué, avec des latinismes. Mais après, on atterrit dans une langue plus agréable, plus ordinaire, où je traduis les concepts en langue vulgaire.

Et ça lui va, à Lordon ? Parce qu’il a la réputation de refuser toute vulgarisation…

lordonIl considère que c’est aux gens de monter vers lui. Ou bien, que c’est à d’autres, comme moi, de faire le travail de diffusion de sa pensée. Pourquoi pas ? Finalement, ça marche, puisque beaucoup de gens ont découvert Frédéric Lordon par mon émission ou par ma pièce de théâtre, et viennent à lui. Il peut rester en haut de sa tour d’ivoire. Sa pensée est assez précieuse pour que plusieurs personnes aient envie de la reprendre et de la diffuser. Et il y consent.

Il n’a jamais voulu mettre le nez dans ma pièce de théâtre. Je lui ai soumis le manuscrit au fur et à mesure, mais ça ne l’intéressait pas. Il est venu le soir de la première. Évidemment, moi, à ce moment-là, j’étais super angoissée et je me posais mille questions. Mais j’ai vu peu à peu ses yeux briller, son sourire grandir. Il m’a gratifiée d’un « Quel culot, mais quel culot ! » et il n’est jamais revenu.

Une réussite, donc…

C’est une formule qui marche, qui a permis à beaucoup de gens de rentrer en spinozisme, en lordonisme. Même à des gens auxquels on ne pensait pas de prime abord. On a notamment été jouer la pièce en Belgique, devant des ouvriers qui ont vingt ans d’usine dans les pattes, qui sont fatigués et amochés par le travail. Il y en a un, il lui manquait une partie du bras… Je me suis dit : « Mais ces gens ont tellement morflé dans le monde du salariat, ils vont trouver que notre petit spectacle de bobos, un peu intello, est vraiment à côté de la plaque ! » Et le soir, bonne surprise : tonnerre d’applaudissements et les gars de l’usine nous attendaient à la sortie. Le gars amputé m’a prise dans ses bras, le visage mouillé de larmes. Il paraît que pendant toute la semaine, les ouvriers ont parlé d’angle alpha et de conatus… Donc ça veut dire que cette philosophie-là, très pointue, peut parler aux gens les plus concernés, même s’ils pourraient nous apparaître les plus rétifs.

 

Vous avez d’autres pièces de théâtre en projet ?

Oui, je prépare un spectacle sur la monnaie et la dette. Je travaille sur plusieurs ouvrages : 5000 ans d’histoire de la dette, de David Graeber, La malfaçon : monnaie européenne et souveraineté démocratique, de Lordon… On devrait répéter à la Toussaint et j’espère que ce sera joué sur scène à Paris, en mars.

Vous avez également écrit un roman en 2008, Qui trop embrasse. D’autres projets du même acabit ?

Non. À l’époque, j’avais besoin de métaboliser une expérience très violente du monde universitaire, ma thèse, faite avec une directrice de thèse très perverse et malfaisante. Je m’y suis rendu compte que l’université repose sur la vertu des gens, il y a peu de règles : pas de charte du doctorant, pas de protection du thésard… Soit on tombe sur des gens formidables, soit on tombe sur des pourris. Je suis mal tombée. Ça m’a fait apparaître le monde universitaire comme un monde exposé à la corruption, à la malveillance, à la malhonnêteté intellectuelle. Ça a été très pénible pour moi, qui croyais beaucoup à la méritocratie, aux vertus de l’institution… J’étais une brillante élève qui pensait que le système était formidable puisqu’elle réussissait formidablement dedans. Tant qu’on est validé par le système, on pense que le système est épatant. C’est pour ça que les dominants actuels ne veulent pas renverser le système, c’est parce qu’ils le dominent et qu’eux ont réussi. Mais le geste littéraire était un one shot, je n’y reviendrai que si, un jour, je ne peux plus être sur scène.

D’ailleurs, entre toutes ces casquettes, laquelle vous sied le mieux ? Journaliste, metteur en scène, écrivain… femme politique ?

asiJe ne suis pas journaliste, je suis rentrée dans cet univers contre le journalisme, justement. Je suis arrivée à Arrêt sur Images en tant que témoin, puisque j’étais prof gréviste durant la grande grève de l’Éducation nationale en 2003, et que j’avais organisé des manifs contre France Télévisions et leur traitement médiatique de la mobilisation enseignante.

Mais en tant que directrice de publication de Hors-Série, on pourrait considérer que vous êtes journaliste, non ?

Je ne sais pas, je n’aime tellement pas ce que je vois du journalisme… Je veux pouvoir afficher mes convictions. Pourquoi je ne suis pas journaliste ? Parce que je revendique absolument l’exercice de ma subjectivité. J’ai un rapport à la parole publique qui n’est pas neutre, je ne m’en sers pas pour décrire le monde d’une manière neutre. D’abord, parce que je ne crois pas à la neutralité : le fantasme de l’objectivité est une arnaque. Tout le monde parle d’un endroit situé, y compris idéologiquement. Si tu n’es pas conscient de ta situation idéologique, c’est encore pire : ton travail est encore plus idéologique ! C’est avec mes convictions et mon activisme que je suis rentrée dans la sphère publique, je n’allais pas ensuite revêtir les vêtements de la neutralité !

« Les convictions sont des ennemis de la vérité plus dangereux que les mensonges. » Friedrich Nietzsche

En parlant de convictions, la journaliste Natacha Polony vient de lancer le comité Orwell, « pour la défense du pluralisme des idées et de la souveraineté populaire ». Le but est clair : sortir de l’information unilatérale. Le collectif insiste notamment sur la critique de l’Union européenne (il s’est lancé le jour de l’anniversaire du non au Traité constitutionnel européen de 2005). C’est un projet qui vous inspire ?

Je me sens assez peu d’affinités avec Natacha Polony… Je ne suis pas ses apparitions médiatiques, je lis plutôt des intellectuels, des essayistes. Le monde des aboyeurs médiatiques me concerne peu. Par ailleurs, je trouve qu’il existe bien assez de mobilisations, de rassemblements et autres collectifs… On en crée trois par semaine des groupes « où-on-va-faire-quelque-chose-ensemble » qui, au bout de trois semaines, se posent la question de leur propre organisation, au bout de trois mois, se disloquent, et au bout d’un an, disparaissent totalement au profit de la naissance d’un nouvel organe.

Certes. Mais j’ai l’impression qu’on est ici sur quelque chose de relativement différent, en ce que la question de la souveraineté y est prépondérante. Et que le collectif s’oppose à toute une masse de journalistes qui ont été pour le TCE, qui sont aujourd’hui encore complètement acquis à la cause européiste et pour lesquels, toute contestation de l’UE est impossible.

En cela, c’est très bien. De toute façon, je trouve que le pluralisme est nécessaire. Avoir un pôle de parole qui va pouvoir contrer la doxa, c’est formidable. Après, il ne m’est pas venu à l’idée une seconde d’en faire partie. Mais je ne pense pas que ce soit une mauvaise initiative. Re-légitimer l’idée de la souveraineté me paraît un exercice tout à fait salutaire.

En parlant de pluralisme, on se souvient que les procès et les anathèmes ont plu à votre encontre ces derniers mois, après que vous vous êtes déclarée pour le tirage au sort (TAS). On pense à certains collectifs antifascistes notamment. Que vous reprochaient-ils ?

Depuis que le Mouvement pour la VIe République (M6R) s’est doté d’une assemblée représentative dont un quart des membres est tiré au sort, les choses se sont tassées. Pourtant, en septembre, quand j’ai lancé l’idée du TAS, j’ai vu les boucliers des apparatchiks du PG se lever ! Les cadres, principalement, s’y sont opposés. Pas vraiment les militants de base ou Jean-Luc Mélenchon. Lui a été très sympathisant, même s’il m’a tout de suite dit sa réticence intellectuelle, somme toute assez banale de la part d’un politicien professionnel qui a fait toute sa carrière dans la logique électorale. Il a finalement été convaincu et nous cheminons ensemble désormais.

Chacun des signataires de l’appel des 50, qui a lancé le M6R en août 2014, pouvait écrire une tribune expliquant les raisons de son engagement. J’en ai profité pour publier un long plaidoyer pour le TAS, qui a fédéré énormément de gens à l’extérieur. Mais parmi ces gens, parmi ce boulevard, il fallait s’attendre à différents profils. Rapidement, quelques figures du M6R ont eu peur de se retrouver, avec le TAS, avec des fachos, des soraliens, des gens d’extrême droite… Alors que Soral n’en a rien à foutre du TAS et que la plupart des gens d’extrême droite le refusent car le TAS donne le pouvoir au peuple et non à un régime autoritaire et discriminant !

« Je dis “pseudo-démocratie” parce que j’ai toujours pensé que la démocratie dite représentative n’est pas une vraie démocratie. Jean-Jacques Rousseau le disait déjà : les Anglais croient qu’ils sont libres parce qu’ils élisent des représentants tous les cinq ans, mais ils sont libres un jour pendant cinq ans, le jour de l’élection, c’est tout. Non pas que l’élection soit pipée, non pas qu’on triche dans les urnes. Elle est pipée parce que les options sont définies d’avance. Personne n’a demandé au peuple sur quoi il veut voter. On lui dit : “Votez pour ou contre Maastricht”. Mais qui a fait Maastricht ? Ce n’est pas le peuple qui a élaboré ce traité. » Cornelius Castoriadis

C’est encore possible de débattre en France ?

m6rEst-ce qu’on peut débattre ? Non. Non, mais ce n’est pas grave, parce que ça avance quand même. En surface, la guerre a remplacé le débat, j’ai été assassinée symboliquement, mais en profondeur, pendant que les figures publiques s’entre-tuent, d’autres organisations souterraines se créent. Et à l’arrivée, on se retrouve avec une assemblée représentative tirée au sort pour un quart de ses membres. Cette assemblée va décider des modalités de désignation des membres, mais ceux-ci ne devraient plus pouvoir être choisis par le comité d’initiative. Je pense que le M6R pourrait se doter d’une assemblée intégralement tirée au sort.

Plus d’élections, donc ?

Je pense que l’assemblée constituante doit être tirée au sort, mais celle-ci peut tout à fait prévoir une constitution qui légalise des élections. Je ne suis pas farouchement opposée aux élections, du moment qu’elles sont contrôlées et garanties par des règles rigoureuses, qui ne peuvent être écrites que par des gens qui ne sont pas eux-mêmes candidats. Il y aura, avec cette nouvelle constitution, un système avec des élections et des partis, bien sûr. Mais les règles du jeu doivent avoir été définies par les citoyens.

Le TAS reste vivement critiqué au sein du M6R, on pense aux accusations maraboutdeficellistes de Pascale Fautrier ou aux tribunes de Clément Sénéchal

Je pense que la position de Clément Sénéchal est sans avenir. Dans un siècle, le TAS sera une évidence, c’est la poursuite normale de l’aventure démocratique. Les gens qui essaient de s’y opposer ont un argumentaire de plus en plus faible.

Parmi ces arguments, l’idée que le TAS va masquer les clivages de classes : avec des représentants tirés au sort, il n’y aurait plus d’élites ni de classes populaires, tout le monde étant égal devant le hasard, mais les problèmes de possédants et de possédés perdureraient…

Cette histoire d’absence de lutte des classes parmi les tirés au sort est complètement fausse. Prenons une assemblée constituante de mille personnes tirées au sort, par exemple. Statistiquement, elle comporte 90 % de personnes des classes dominées et 10 %, maximum, des classes dominantes. Ils vont devoir se prononcer sur beaucoup de sujets, par exemple le droit de propriété : doit-on le garder comme avant ? Doit-on rejoindre le sociologue Bernard Friot : oui à la propriété d’usage, non à la propriété lucrative ? Il est évident qu’il y aura discussion, et qu’il y aura une lutte des classes, organisée dans des conditions qui rendent possible une résolution. Les dominants s’y opposeront mais les dominés voudront négocier. Et ça va s’engueuler ! Et c’est ça, la lutte des classes, c’est la contestation du droit d’autrui. Mais là, la force du nombre va être restituée. Les dominés pourront se faire entendre par le vote de fin, au lieu que ce soit l’argent et la force des armes qui l’emportent, comme depuis des siècles. Dans une assemblée tirée au sort, la lutte des classes a lieu mais elle est purement argumentative.

Un autre argument contre le TAS consiste à dire qu’il dépolitiserait la majorité de la société. En ne concernant que les personnes tirées au sort, qui représentent très peu de gens, le TAS serait finalement plus discriminant que les élections et écarterait la grande majorité des gens de la politique, contrairement à un renouveau des partis, qui pourrait entraîner l’émergence de nouveaux débats…

Le TAS ne dépolitise pas du tout la société ! Avec une assemblée constituante tirée au sort, le choc est conséquent : on peut désormais être représenté par n’importe qui ! Tout à coup, les gens vont avoir peur et sortir de cette indifférence, de cet immobilisme. Tout à coup, ils sont mobilisés parce qu’ils sont inquiets ! Tout à coup, tout le monde est politisé ! Évidemment, les travaux de l’assemblée doivent être publics et il faut que la population essaie de les influencer. Ce sera une période de grands débats, comme durant le référendum sur le TCE. Après l’épisode « angoissant » de la constituante, la Constitution établie est soumise au peuple par référendum, article par article ou section par section. Il faut alors constamment aller voter. Et c’est extrêmement mobilisateur, tout comme l’avait été le TCE !

Et vous ne craignez pas l’abstention ?

Pas dans ce contexte-là. L’abstention actuelle fait suite au grand découragement envers les politiques qui ne font pas ce qu’ils promettent, qui bossent pour le Capital. Une fois qu’on rompt avec cette alliance entre élus et capital, et que ce sont les citoyens qui n’ont pas d’autre but que de définir l’intérêt commun, le peuple revient vers les urnes, parce qu’il est directement concerné. Cette nouvelle Constitution n’est pas une élection comme une autre, c’est un saut révolutionnaire. On change le monde !

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Mais sort-on vraiment ainsi du capitalisme ? Je pense notamment au syntagme de Marcel Mauss, le « fait social total », dont il se sert pour qualifier le capitalisme, qui aurait dépassé la seule sphère économique pour « s’emparer de presque toutes les dimensions de l’existence humaine » (Florian Gulli). Une nouvelle constitution semble alors une entreprise un peu vaine…

La Constitution, c’est le socle intégral. Toutes les alternatives qu’on essaie actuellement de produire, les zones autonomes des zadistes par exemple, se heurtent sans arrêt aux éléments constitutionnels. Par exemple, les zadistes sont sur une terre qui n’est pas à eux et on va leur opposer un droit de propriété. Constamment, les tentatives de construire un autre monde se heurtent aux lois actuelles, qui servent en fait au maintien de l’ordre capitaliste. C’est par le socle législateur premier qu’est la Constitution qu’on désarme les structures de force du capitalisme. Après, bien sûr, il reste le long travail de l’hégémonie culturelle. Mais on y arrivera beaucoup mieux si, par exemple, les médias n’appartiennent plus au grand capital. La Constitution pourra prévoir une gestion citoyenne des médias, ou un système à la Friot avec un salaire à vie. Dès lors qu’on coupe les dépendances économiques, on rouvre le champ pour réinventer une hégémonie culturelle qui ne soit plus celle qui nous aliène aujourd’hui.

Surtout, je ne pense pas que l’économique prévale sur le politique : la situation économique actuelle est ce qu’elle est parce que le politique a laissé faire. Il faut donc que le politique rende le capital impuissant. C’est une révolution qui devra être menée à la fois par le haut et par le bas.

Revenons au TAS. Ses défenseurs entendent radicaliser la démocratie. Mais remplacer des élus par des tirés au sort, n’est-ce pas simplement renouveler la démocratie représentative ?

Il y a évidemment une forme de représentation dans le TAS, mais elle est beaucoup plus fidèle et beaucoup moins liée au capital, puisque tu es tiré au sort et pas élu grâce à une campagne médiatique financée par le capital. La représentation est de fait plus légitime et moins corruptible. Ensuite, il ne s’agit pas de se passer des élus : il y a des postes où on a besoin de l’hyper-compétence. Donc des élections devront être prévues pour certaines assemblées ou certains postes. Il ne s’agit pas d’annuler le système représentatif mais de l’améliorer. La société réelle est la seule capable de produire un discours sur le bien commun. C’est ce qu’explique Jacques Testart dans mon dernier « Dans le texte » : il a observé que dans les conventions citoyennes, les citoyens tirés au sort sont les plus à même de produire une analyse sur la notion de bien commun.

Pourtant, le M6R ne semble pas rencontrer le succès du mouvement espagnol Podemos, dont il s’est inspiré. À quoi est-ce dû ? Restera-t-il un mouvement en marge du PG ?

La différence avec Podemos est assez facile à expliquer : on n’est pas du tout dans le même contexte socio-économique de naissance. Podemos naît des suites des mobilisations massives en Espagne, elles-mêmes sont le résultat d’une crise économique beaucoup plus profonde que la crise française. En France, il n’y a pas eu ce socle de « mouvementisme » réel. Jean-Luc Mélenchon a donc tenté de lancer le truc par en haut, pour voir les effets en bas. Je trouve que ça valait le coup d’essayer. Il doit y avoir pour l’instant 85 000 signataires, ce qui n’est pas rien, c’est bien plus que le nombre de militants de beaucoup de partis. D’autant plus que le M6R a été l’occasion d’une grande friction entre politiciens professionnels et citoyens lambda, et qu’aujourd’hui, tous travaillent ensemble.

simoneVous évoquiez tout à l’heure la perpétuation du système partisan. Pourtant, les partis ont montré, depuis des décennies, à quel point ils étaient néfastes pour la politique. La philosophe Simone Weil leur a consacré une Note salvatrice, où elle explique en quoi ils sont ontologiquement mauvais.

Effectivement, les partis politiques portent en eux-mêmes le mal, parce que ce sont des machines à gagner les guerres électorales. Tant que le système se réduira aux élections, on aura des partis-machines de guerre, et qui seront la seule voie d’accès au pouvoir, ce qui pose problème. Dans l’hypothèse où on change de Constitution, avec des espaces où les citoyens ne sont pas élus, les partis cessent d’être la seule voie d’accès au pouvoir : ils sont un organe de formation du discours politique, d’analyse idéologique – et leur existence est primordiale. Ils auront dès lors un rôle plus légitime : ils attireront moins de purs conquérants du pouvoir, puisque les élus ne seront plus tout-puissants.

« Les partis sont des organismes publiquement, officiellement constitués de manière à tuer dans les âmes le sens de la vérité et de la justice. » Simone Weil, Note sur la suppression des partis politiques

Si, pour accéder au pouvoir, on doit passer par la logique des partis, comment compte s’y prendre le M6R ?

Eh bien, je pense qu’il faut qu’un candidat se présente et porte le projet du M6R à la république. Pour moi, il n’y a pas d’autre issue : pour obtenir une nouvelle Constitution, il faut que quelqu’un accède à la présidence de la république. Sans ça, il faut prendre les armes. Pour l’instant, il n’y a pas d’alternative. Ce sera l’insurrection ou la conquête par les urnes. En attendant, il faut travailler à l’hégémonie culturelle de nos idées.

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2 réponses »

  1. Bel entretien, stimulant, qui pose toutefois quelques questions (et tant mieux !). Car, s’il est connu depuis les origines de la pensée politique que le tirage au sort est de nature démocratique quand l’élection a plutôt à voir avec l’aristocratie (voir Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif), quelques éléments semblent ici absents. De manière non exhaustive :

    Dans l’Antiquité grecque, l’usage du TAS n’avait rien à voir avec le « hasard » tel qu’on l’entend aujourd’hui. Il s’agissait plutôt, dans une assemblée somme toute réduite lorsqu’on la compare au corps électoral d’un État-nation moderne, d’assurer l’isonomie en couplant le TAS à une rotation rapide des magistratures de telle sorte que tout citoyen avait de très grande chance d’occuper des fonctions à un moment ou un autre de sa vie. Dans les conditions modernes, cette dimension proprement séminale du dispositif disparaît nécessairement et laisse la place à une forme d’égalité tout à fait différente : celle devant le « hasard ».

    Deux idées sont très (trop ?) rapidement abordées et de manière séparée : celle de l’incorruptibilité d’une assemblée composée de citoyens tirés au sort, posée comme une pétition de principe par Judith Bernard ; et celle de la compétence individuelle. Un risque inhérent au TAS est de laisser l’assemblée issue de ce dispositif aux mains des lobbies en tout genre, contre les manipulations desquels les citoyens tirés au sort n’auront pas nécessairement les armes pour se défendre.

    Dans le cadre de la conquête de l’hégémonie culturelle (Gramsci est décidément très à la mode en ce moment…) dont parle Judith Bernard, l’un des écueils les plus importants réside sans doute dans l’idée très profondément ancrée que vote = démocratie (j’avais écrit quelques lignes là-dessus à une époque : https://cincivox.wordpress.com/2014/11/27/vote-democratie/) . On nous serine ce poncif depuis si longtemps qu’il paraît aussi évident que 2+2=4. Or, bien que limité au point d’en devenir un mensonge, il n’en demeure pas moins une sacrée épine dans le pied des partisans du TAS.

    Enfin, je trouve un peu brutale l’évacuation des arguments de Clément Sénéchal qui, s’ils ne sont pas tous convaincants au même degré, n’en comportent pas moins des éléments dignes de discussion.

    Merci, en tout cas, pour ce nouveau papier de qualité.

    Cincinnatus
    https://cincivox.wordpress.com/

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