Il apparaît désormais comme un poncif d’asséner, le ventre plein de foie gras, de dinde aux marrons et de bûche au chocolat, que Noël n’est plus qu’une vaste débauche consumériste. Il est en revanche beaucoup moins évident d’affirmer qu’aujourd’hui, l’homme de 2015, tout entouré de sa famille qu’il soit, reste désespérément seul sous son sapin, surchargé de décorations. Notre façon de fêter la Nativité, désormais déconnectée de toute référence religieuse dans la plupart des foyers français, en dit long sur l’état de notre société. Revente de cadeaux, bons d’achat en guise de présents, articles de sites d’info pour “survivre aux fêtes en famille” ? L’homme moderne a réussi l’exploit ultime : monétiser l’amour de ses proches. Au centime près.
250 000. C’est le nombre de cadeaux qui se retrouvent sur le Bon Coin, Price Minister, Ebay et compagnie dès le 26 décembre. Au 1er janvier, ce chiffre, colossal, atteindra les 4 millions. Si chaque année, les médias font semblant de redécouvrir que cette revente n’est pas un tabou, la pratique s’est tant et si bien répandue qu’aujourd’hui, le sentiment de gêne que pourrait malgré tout occasionner un tel commerce a quasiment disparu. Selon une étude TNS-Sofres, six Français sur dix estiment désormais qu’il n’est pas incorrect de revendre ses cadeaux de Noël sur Internet. D’ailleurs, 15% des sondés avouent avoir pensé à les revendre avant même que de les avoir reçus ! Allons bon, mieux vaut prévenir que guérir.
Qu’il est loin le temps où on gardait au fond du placard le pull moche de mamie, où on alignait dans la bibliothèque les livres reçus en double, avant d’en faire cadeau, plus tard, à son tour… Qu’on se le dise, le consommateur de 2015 est libre : libéré de l’émotion qui le submerge quand il pense à mamie en train d’acheter le pull (ou pire, de le tricoter !), libéré de ce reste de « décence commune », si chère à George Orwell, qui empêche simplement de se débarrasser d’un cadeau, justement parce que c’est un cadeau. Eh non, le consommateur compulsif du XXIe siècle sacrifiera l’ensemble des cadeaux reçus, choisis pour lui par les autres, pour de l’argent, pour toujours plus d’argent, pour s’offrir plus tard son propre cadeau. Une boucle sur lui-même.
Pour beaucoup, cet engouement s’explique par la généralisation des smartphones et des plates-formes de revente. Mais ne soyons pas dupes : s’il y a effectivement toute-puissance de la technologie, l’individu libéral endosse la responsabilité, pleine et entière, de la destruction d’une symbolique ancestrale, celle du don. Marcel Mauss, anthropologue, développe longuement dans son Essai sur le don (1925) comment s’articulent les actions de donner, rendre et recevoir. Et force est de reconnaître que notre société malade ne sait plus s’acquitter d’aucun des trois.
Des cadeaux à la chaîne
Toute relation est aujourd’hui pensée dans un cadre marchand et utilitariste. Si on m’offre quelque chose, je “dois” offrir en retour. Chez Mauss, bien au contraire, c’est cette obligation de réciprocité qui annule l’intention du don, lequel acquiert justement sa valeur du fait de son désintéressement. Et si actuellement, on ne sait plus recevoir sans se sentir prisonnier d’un échange d’objets de même valeur, on a également épuré le cadeau reçu de toute sa symbolique. Le pull moche ou le livre en double ne sont pas utiles : je ne m’en servirai pas, je peux donc m’en séparer sans état d’âme. Mais les quelques euros que nous pourrons en retirer semblent bien vains comparés à ce que porte en lui-même le présent, objectivation d’une relation tissée par le temps. Comme le philosophe Michael J. Sandel le soulignait dans son ouvrage Ce que l’argent ne saurait acheter (2014) : « Donner, surtout si le don est attentif, peut permettre d’exprimer ses sentiments et, en raison même de cette expressivité, un bon don ne sert pas uniquement à plaire au sens où il cherche à satisfaire les préférences de consommation de son destinataire : l’engagement dont il témoigne et le lien qu’il établit avec ce dernier doivent également refléter une certaine intimité. »
Mais l’homme de 2015 est désormais cantonné aux stricts rapports du marché, même au sein de sa famille. Or, le don selon Marcel Mauss est justement un “fait social total”, en ce qu’il inclut et intègre en lui toutes les composantes de la vie collective : politique, religieuse, économique, éthique, esthétique… Tout s’organise autour du don : c’est ce qui fournit une raison d’être à l’ensemble de la société. Le don n’est pas commerce : il est don de soi. C’est un modèle public, spécifiquement humain. Il implique de se connaître réciproquement : en tant que relation sociale, il désigne tout humain à tout autre humain comme un être à considérer dans sa dignité. Se débarrasser du présent reçu détruit cette relation et cette humanité. Et isole toujours plus cet individu devenu atome, comme le dépeint le philosophe Christopher Lasch dans La culture du narcissisme : « Pour Narcisse, le monde est un miroir ; pour l’individualiste farouche d’antan, c’était un lieu sauvage et vide qu’il pouvait façonner par la volonté. » Désormais, les relations qu’entretiendra Narcisse ne sont plus fondées sur le don mais sur la force, qui s’accompagne d’un certain mépris et de la non-reconnaissance de ce qui est donné.
Offrir “sans se prendre la tête”
Si l’homme moderne ne sait plus recevoir, ce n’est pas pour autant qu’il sait mieux donner. La multiplication, ces vingt dernières années, des cartes cadeaux et des bons d’achats le prouvent. Ces dons d’argent, réel ou virtuel, sont des cadeaux faciles, garantissant l’assurance de ne pas se tromper, puisqu’on ne se mouille pas. À défaut de résoudre le “problème cadeau”, on le supprime avec une “carte cadeau”. En attendant les applications smartphones qui détecteront, selon le profil Facebook et les autres informations data récoltées, le cadeau idéal selon le bénéficiaire 2.0 ausculté… Ces bouts de plastique colorés témoignent cruellement de la vacuité des relations qui lient désormais les individus, ils sont la preuve qu’on ne connaît plus l’autre ou pire, qu’on ne peut pas, qu’on ne veut pas prendre le temps de lui trouver un cadeau qui lui correspond.
Derrière ces bons, c’est le “cadeau pour tous” qui se cache, la robotisation, l’industrialisation du don. Je ne cherche plus à faire plaisir : le cadeau est laissé à la charge de celui qui le reçoit, qui saura assurément se contenter lui-même. Une appréciation quantitative des échanges que Michael J. Sandel dénonce judicieusement : « Comme Aristote l’enseignait, la plus haute sorte d’amitié forme et éduque, et c’est pourquoi la monétisation de toutes les formes de dons entre amis peut corrompre les liens amicaux en y instillant des normes utilitaristes. » Offrir de l’argent est le cadeau d’économiste par excellence, c’est le présent dénué de transcendance et de symbolique, c’est la maximisation pure et simple du bien-être du bénéficiaire, toujours mieux placé pour savoir ce qu’il désire. Selon la logique économique, il est même parfaitement possible de calculer l’efficacité d’un présent, en mesurant l’écart entre la valorisation qui est faite du cadeau reçu et ce qui aurait été acheté si la valeur monétaire avait plutôt été offerte.
Cette tendance à la « déconstruction du cadeau à l’extrême », comme la qualifie Sandel, est encore minoritaire sous le sapin. Mais pour combien de temps ? Nos relations sociales sont, de plus en plus, à l’image de notre société : morcelées, déstructurées, réduites au statut d’émetteur et de bénéficiaire, dans un souci constant de maximisation de son apport et de réduction des coûts (et des coups). Le Narcisse de 2015 n’est plus prêt à la moindre concession : seul son « moi suprême », comme le qualifie Christopher Lasch, compte. Au détriment des normes sociales que sont la sympathie, la générosité, la prévenance ou l’attention…
Où se cache l’esprit de Noël ?
La période de Noël est l’excuse de l’année pour s’avachir devant des téléfilms américains larmoyants, où la mièvrerie est pour une fois la bienvenue. Seulement, ce trop-plein de sentiments ne dépasse plus le petit écran. Sur votre ordinateur, au contraire, l’heure est grave. Les sites d’information, toujours prêts à servir la soupe qu’on ne leur demande pas, regorgent des 1001 manières de « survivre à sa famille pendant les fêtes ». Pensez donc que la demande doit être forte, pour qu’autant de supports se fassent le relais du ras-le-bol familial. Du côté de chez Madmoizelle, par exemple, la rédaction proposait ainsi un guide pour « Survivre à Papiraciste et Tatiemophobe pendant les fêtes de fin d’année », ainsi qu’un témoignage d’une demoiselle qui préfère passer Noël entre amis plutôt qu’en famille (en deux mots, car c’est une « tradition pesante […] un peu hypocrite : tout le monde est tout sourire comme si tout allait bien, et on est dans l’obligation d’y consacrer du temps et de l’argent ». D’ailleurs, le site proposait également un guide pour adopter la meilleure réaction « face à des cadeaux décevants » (ce que Konbini appelle sans ambages un « cadeau de merde »). Enfin, concluons en beauté : chez Rue89, on allie narcissisme moderne et adulation de la technique : “Utiliser la technologie pour survivre au Noël familial”. Qui a dit que ce n’était pas poli de jouer à Candy Crush à table ?
Dans l’imaginaire de tous, apparemment, Noël est devenu une sorte de réunion familiale de l’horreur. Sans pour autant renouer avec la tradition religieuse de la fête, est-il si difficile de voir en cette période de l’année un moment de joie et de partage entre les membres d’une famille ? L’esprit de Noël, célébré pour la première fois chez Charles Dickens, à la fin du XIXe siècle, signifie charité et solidarité. Comme dans son sens biblique originel, il marque le regroupement des générations autour de l’enfant. Qu’il soit saint ou non est une autre histoire, mais il s’agit davantage d’un éloge des liens intergénérationnels. Ce sont d’ailleurs les plus vieux qui feront des cadeaux aux enfants, et c’est pour l’enfant, pour tous les enfants, que le Père Noël se déplace.
Le Noël moderne a complètement changé de nature. Portant au pinacle la consommation et l’argent, il a anéanti les liens et l’histoire même d’une structure familiale. Comme le déplore Christopher Lasch dans la Culture du narcissisme, « vivre dans l’instant est la passion dominante – vivre pour soi-même et non pour ses ancêtres ou la postérité. Nous sommes en train de perdre le sens de la continuité historique, le sens d’appartenir à une succession de générations qui, nées dans le passé, s’étendent vers le futur. »
Nos Desserts :
- Pour faire de vrais cadeaux de Noël, piochez parmi les idées de livres qu’on vous propose
- Pour les branchés ciné, on a aussi fait un petit best-of des films de 2015
Catégories :Société
Merci pour ces paroles très justes. J’avais justement écrit pendant l’Avent : « Notre difficulté à donner ne tient-elle pas de notre difficulté à recevoir ? Nous savons prendre, nous savons rendre, nous savons échanger, nous savons partager, mais savons-nous donner et recevoir ? » cf. http://illwieckz.net/journal/L_ami_que_l_on_n_attend_pas
Quand vous dites qu’ « on ne sait plus recevoir sans se sentir prisonnier d’un échange d’objets de même valeur » et dénoncez l’ « obligation de réciprocité » vous mettez le doigt en plein dans le problème… Merci !
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