La fête de Noël approche à grands pas et sa débauche consumériste avec. Au Comptoir, nous avons voulu joindre l’utile à l’agréable et vous proposer une sélection de livres à offrir, tous sortis dans le courant de l’année 2015. Ces ouvrages que nous vous proposons sont ceux que la rédaction a trouvés, pour diverses raisons, les plus intéressants au cours de l’année qui s’achève et est à l’image des affinités politiques et intellectuelles de l’équipe. Nous vous souhaitons un joyeux Noël et ne perdez jamais de vue ce qu’est l’esprit de cette fête : un moment de partage fraternel. NB : Il est évidemment fortement déconseillé d’aller acheter ces livres sur Amazon ou à la Fnac…
- Le bruit de la douche, de David Desgouilles, Michalon [1]
- Et si on aimait la France, de Bernard Maris, Grasset [2]
- La Machine est ton seigneur et ton maître, de Yang, Jenny Chan et Xu Lizhi, Agone [3]
- L’Écrivain raté, de Roberto Arlt, Sillage [4]
- Le désert de la critique, de Renaud Garcia, L’Échappée [5]
- Pour en finir avec l’économie, d’Anselm Jappe et Serge Latouche, Libre et solidaire [6]
- Jugan, de Jérôme Leroy, La table ronde [7]
- La revanche de Kevin, de Iegor Gran, P.O.L. [8]
- Trashed, de Derf Backderf, Ça et là [9]
- Danser les ombres, de Laurent Gaudé, Actes Sud [10]
« Pour savoir écrire, il faut avoir lu, et pour savoir lire, il faut savoir vivre. » Guy Debord
Et si tout avait été différent ? [1]
Lorsque David Desgouilles imagine l’homme politique providentiel, c’est naturellement sous les traits d’une jeune femme de 30 ans, aux convictions affirmées et aux bas Dim Up électrisants. Anne-Sophie Myotte, militante du Parti socialiste, est franc-comtoise, évidemment. Il ne pouvait en être autrement pour l’auteur, supporteur de la première heure du FC Sochaux. La jeune économiste sortie tout droit de l’imaginaire du blogueur partage le haut de l’affiche avec un personnage réel, masculin cette fois, imposant : Dominique Strauss-Kahn. L’histoire débute le 14 mai 2011, date à laquelle Nafissatou Diallo, femme de ménage du Sofitel de New York, entre dans la chambre de DSK. Sauf que Desgouilles est joueur : privant le lecteur de la catastrophe salace de la suite 2806, il rebat les cartes. Nouvelle donne : pas de scandale sexuel, pas d’arrestation et retour à Paris pour le directeur du Fonds monétaire international (FMI), bien décidé à remporter les primaires socialistes et l’élection présidentielle de 2012.
Avec cette uchronie, Desgouilles nous livre un véritable bijou de politique-fiction. Foin de Grand Soir et de barricades, le membre de la rédaction de Causeur emmène tous les lassés de l’alternance sans alternative au cœur d’un théâtre politique renouvelé, où DSK envoie Terra Nova se faire voir, renoue stratégiquement avec le souverainisme, tient tête à Merkel… Conseillé par Anne-Sophie, il ne sera plus le candidat des bobos et de la mondialisation mais celui du peuple en colère, qui voit enfin ses craintes entendues. Le roman de Desgouilles est un bonbon au miel, un calmant thérapeutique qui permet d’oublier un temps la honte réelle qu’inspirent aujourd’hui nos politiciens, pour une plongée, aussi délicieuse que drôle, dans les coulisses du pouvoir. Grâce à ses connaissances pointues du milieu, l’auteur nous balade malicieusement au gré de ses envies, dans l’intimité de Martine Aubry, Bruno Le Roux ou Pierre Moscovici, pour un café en terrasse avec Éric Zemmour ou un saut dans le sofa de Patrick Buisson. Les noms connus s’égrènent, les caractères s’affirment, les affaires se multiplient. Vrai et faux se mélangent charnellement, le lecteur est envouté : la magie opère. À prescrire à toutes les gueules du bois post discours du Bourget.
« La France ne peut être la France sans la grandeur », De Gaulle [2]
« Sans point d’interrogation, ni d’exclamation, il a insisté », précise l’éditeur, Christophe Bataille, dans une note en début d’ouvrage. Et si on aimait la France, donc, simplement, sans ponctuation, sans chichi et sans arrière-pensée. Mais avec beaucoup de tendresse, au contraire, beaucoup de poésie. De l’histoire, de la géographie même, surtout. « La France est avant tout un espace, avant d’être une histoire, des symboles, des dates. Elle est une géographie, pour paraphraser Michelet. » Ce livre est une déclaration d’amour, impétueuse, volcanique, qui se perd dans ses mots ou dans ses maux, on ne sait plus très bien. Bainville, Bloch, Maurras, Péguy, Jeanne la Bonne Lorraine, Houellebecq, Cioran, Bernanos, De Gaulle, Moquet… La France de Maris c’est eux. Mais c’est aussi M. Vergniaud, son maître de CM1, Abd al Malik, Sartre « le faux résistant, le planqué de l’Occupation », Éric Zemmour ou Alain Finkielkraut. Voilà qui a de quoi suprendre. Maris l’anarchiste, Maris l’internationaliste, qui chante sa mère-patrie avec des accents péguystes, pour ne plus la laisser à la droite, simple ou extrême, pour dépasser cette « vision doloriste » de la nation : « Qu’est-ce que la France sans la grandeur ? Oui, ma douce, oui : mais qu’est-ce que la France sans la beauté ? »
Maris est économiste et journaliste. Hors de question, donc, de palabrer sur la France pendant des heures sans évoquer le fond du problème : le chômage, la pauvreté, les inégalités, la gentrification, les émeutes des banlieues, la haine, de soi et des autres, l’incompréhension, le mépris… Tout ce marasme que le journaliste décortiquait, chaque vendredi matin sur les ondes de France inter, face à un Dominique Seux odieux de libéralisme. Il explique Guilluy, il rappelle Todd et Le Bras, il veut comprendre le harcèlement de rue et les violences urbaines. Mais jamais sans le moindre soupçon de haine. S’il moque les bobos, c’est pour évoquer enfin « une population infiniment bigarrée et joyeuse, drôle, assez peu snob, cultivée, tolérante », juste après avoir rappelé à leur bon souvenir la « cruauté splendide » de Philippe Muray, qui imagine lesdits bobos décapités par des islamistes, déjà. Mais on parle d’amour aussi, de galanterie et de femmes, des guerres mondiales et de l’urbanisation. Un joyeux bazar dont le fil rouge s’est orné de bleu et de blanc, « pour dire : non, Français, vous n’êtes pas coupables, vous ne devez rien ».
Au bout de 142 pages très précisément, le propos s’interrompt. Une dernière question, « quel espoir donne aujourd’hui aux enfants et aux jeunes générations ce cri joyeux − “on est en république !” − poussé par les générations de leurs parents et grands-parents », puis les points de suspension. On ne saura jamais la fin.
Le 2 janvier 2015, Bernard Maris maile ce manuscrit, inachevé, à son éditeur. Cinq jours plus tard, il est assassiné, froidement, par des fous d’Allah armés de Kalachnikovs, dans les locaux de Charlie Hebdo. Et soudain, les gorges se serrent. L’homme de la couverture, l’œil toujours vif, le sourire en coin, n’est plus. Les balles ont coupé la chique d’Oncle Bernard, ce tonton moqueur et bavard qui s’esclaffait dans l’hebdomadaire satirique. Mais quel testament plus beau pouvait-il nous laisser que cette ultime déclaration d’amour ? « Voilà la raison de ce livre : depuis peu, le french bashing me ravit, m’exalte ; je me sens bien. Je relève la tête et je souris ; et mes traits se durcissent, comme ces prisonniers giflés avant l’exécution. Tremblez, ennemis ! » Oh oui, tremblez ennemis, votre sang n’attend que nos sillons.
L. B.
Les esclaves de l’électronique [3]
« Croissance, ton nom est souffrance », la maxime du PDG de Foxconn, Terry Gou, pourrait à elle seule résumer cet ouvrage. Bienvenue dans l’antre de la superpuissance industrielle qui broie ses salariés pour satisfaire la jouissance technologique des Occidentaux en fournissant iPhone, Kindle, Playstation pour Apple, Amazon, Sony, Nokia, Microsoft, etc. Bienvenue au pays des iSlaves, ces travailleurs migrants sans avenir ni espoir qui triment soixante heures par semaine sur des chaînes de production, alternant les horaires de nuit et de jour, gagnant à peine 500 euros par mois, constamment surveillés et humiliés, et logeant dans des dortoirs sans intimité souvent insalubres et grillagés. Des travailleurs/esclaves qui n’ont parfois que le suicide pour échapper à la vie misérable qu’on leur propose. La vague de suicides ayant eu lieu en 2010 a ainsi permis une plus grande médiatisation des conditions de travail désastreuses au sein de cette ville-usine qui emploie 1,4 million de travailleurs déracinés. Et c’est grâce au travail de traduction de Célia Izoard, au sein de la collection Cent mille signes des éditions Agone, que ce document a pu franchir les frontières.
Le livre s’articule autour des témoignages de trois ouvriers de Foxconn ayant fait les frais de sa politique managériale rationalisée à l’extrême et proprement inhumaine.
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Yang, étudiant et ouvrier de fabrication : « Les machines dépossèdent les ouvriers de leur sentiment que la vie a une signification et une valeur. Le travail n’exige aucune capacité de réflexion par soi-même. Les mêmes gestes simples sont répétés chaque jour, de sorte que les ouvriers perdent peu à peu leur sensibilité et deviennent apathiques. […] Nous avons perdu la valeur que nous devrions avoir en tant qu’être humains, et nous sommes devenus une prolongation des machines, leur appendice, oui, leur domestique. »
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Tian Yu, ouvrière migrante ayant survécu à une tentative de suicide mais qui demeure paralysée à cause de multiples fractures : « En mars, j’ai été affectée à un poste de nuit. Vérifier les écrans des produits me faisait très mal aux yeux. Quand on travaille douze heures par jour avec un seul jour de congé toutes les deux semaines, on n’a pas de temps libre pour utiliser les piscines, ou pour faire du lèche-vitrine dans les boutiques de smartphones qu’on voit dans les centres commerciaux de l’immense complexe. […] J’avais l’impression d’être condamnée à vérifier des écrans pour toujours. »
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Xu Lizhi, travailleur migrant et poète, s’étant donné la mort en octobre 2014 et dont voici un des derniers poèmes : « J’ai avalé une lune de fer / Qu’ils appellent une vis / J’ai avalé ces rejets industriels, ces papiers à / remplir pour le chômage / Les jeunes courbés sur les machines meurent / prématurément / J’ai avalé la précipitation et la dèche / Avalé les passages piétons aériens / Avalé la vie couverte de route / Je ne peux plus avaler / Tout ce que j’ai avalé s’est mis à jaillir de ma / gorge comme un torrent / Et déferle sur la terre de mes ancêtres / En un poème infâme. »
Foxconn reflète, en somme, le contre-champ cauchemardesque et honteux des doucereuses industries de conception de la Silicon Valley qui, à l’instar de Google, Facebook ou Apple, bichonnent leurs salariés au maximum (salaire médian de 100 000 euros par an, salles de gym et restaurants gratuits…). Dans ces environnements ultra privilégiés, les ingénieurs ont la conviction de « fabriquer un monde meilleur par la technologie » sans comprendre, ou en l’oblitérant consciemment, que la fabrication de leurs instruments technologiques produit non pas Le Meilleur des mondes, mais 1984 : « Un dirigeant doit avoir le courage d’être un dictateur pour le bien commun », philosophe l’inénarrable Terry Gou. En substance, des millions d’individus vivent un véritable cauchemar pour concrétiser notre rêve délirant, issu de la révolution informatique, que la technologie sauvera le monde. Mais simuler un sabre laser sur son iPhone, ça n’a pas de prix.
La vanité des lettres [4]
Écrivain méconnu en France, l’Argentin Roberto Arlt (1900–1942) est pourtant un auteur majeur de la littérature sud-américaine du XXe siècle. Ce contemporain de Jorge Luis Borges aura vécu une enfance misérable et turbulente avant de s’intéresser de près à la littérature russe et de quitter le domicile familial. Il publie plusieurs romans (notamment Les Sept fous et Les Lance-flammes) tout en collaborant avec de nombreux journaux, se frottant également au monde des affaires (sans succès) et déposant même un brevet pour des bas renforcés qui ne filent pas (échec également). L’Écrivain raté fut publié la première fois en 1932, dans le supplément littéraire du quotidien La Naciòn, à Buenos Aires, sous le titre Un hombre fracasado. Grâce soit rendue aux éditions Sillage d’avoir eu la bonne idée de rééditer cet ouvrage demeuré inédit en France.
Dans cette satire de la République des lettres, l’écrivain argentin fait preuve d’un féroce humour noir pour montrer la futilité d’écrire, l’absurdité d’y consacrer sa vie, le dégoût du milieu littéraire. Soit le parcours désespérant, mais infiniment drôle, d’un jeune auteur qui, après un premier succès fulgurant, se rend compte que l’inspiration l’a quitté. La terreur le paralyse : les idées, envolées ; la motivation, désertée ; le talent, évaporé. La gloire était advenue trop vite, les éloges furent trop flatteurs. La chute du petit paradis mondain n’en fut que plus douloureuse. Ainsi, par dépit envers sa propre impuissance et par rancœur envers le talent de ses compagnons, il décide de se lancer, par cynisme exacerbé, dans la réalisation d’une grande œuvre négative, un « Décalogue de la non-action ». Un sursaut mensonger auquel il ne réussit pas à croire lui-même et qui mue en un club des non-écrivains sous le prétexte d’une nouvelle exigence divine. Il y a trop de textes, déclare-t-il ! Stop aux cadences infernales des gratte-papiers professionnels qui encombrent les librairies et les étagères particulières de leur insipide prose ! Sous le noble but de sauver l’art, la Loge des Exigeants rallie à sa cause de jeunes arrogants qui sèment la terreur chez les besogneux. Mais n’ayant rien produit durant cette entreprise de bastonnade littéraire, sa tristesse s’accroît, son orgueil enfle.
Exaspéré par l’échec persistant, son désespoir se transforme en haine pour ses contemporains. Il s’improvise logiquement critique littéraire afin de démolir le travail d’autrui. Prenant un malin plaisir à jouir des livres qu’il détruit dans ses articles, son but est d’attirer l’attention du landerneau des lettres. Mais aucune lettre d’insultes n’arrive sur son bureau, aucun duel n’est jamais provoqué. L’intérêt qu’il suscite confine au néant. Il se rend à l’évidence : toutes ses perfidies, ses fanfaronnades et ses menaces n’arrivent pas à masquer la déficience totale de son œuvre. Ce parcours en nullité exaltée se clôt de fait sur un aveu d’une déchirante lucidité : « Je n’avais rien à dire. Le monde de mes émotions était petit. Là était la vérité. Mon esprit n’était pas en contact avec les intérêts et les problèmes de l’humanité ni avec la vie des hommes qui m’entouraient, mais avec des ambitions personnelles dénuées de valeur. » Un livre toujours d’actualité.
S. M.
Pour un renouveau de la critique radicale du capitalisme [5]
En 2008, dans un entretien accordé à Radio libertaire et à la revue anarchiste À Contretemps, repris dans son ouvrage La double pensée – retour sur la question libérale (Climats, 2008), le philosophe Jean-Claude Michéa remarquait « qu’à la séquence Lukács – École de Francfort – Socialisme ou barbarie – Henri Lefebvre – Internationale situationniste, on a vu très vite succéder (cette évolution a été particulièrement nette dans le milieu universitaire où la lutte pour les places est toujours très vive) la séquence Althusser – Bourdieu – Foucault – Deleuze – Derrida« . Or, pour le philosophe, « autant la première séquence, quelles que soient ses limites, avait rendu possible une critique radicale du mode de vie capitaliste, autant les constructions idéologiques de la seconde allaient pouvoir être retournées avec une facilité déconcertante au profit des nouvelles dynamiques libérales ». Une position proche de celle du dernier livre du philosophe anarchiste et décroissant Renaud Garcia.
Dans Le Désert de la critique – déconstruction et politique, le spécialiste de Lasch, Kropotkine et Tolstoï, entreprend une critique de la pensée “déconstructiviste”, incarnée notamment par Derrida, Deleuze, Foucault et Butler, qui se borne à « “déconstruire” la pensée, les idées, les postulats, la vision du monde de l’adversaire, plutôt que d’en opérer la critique ou la démystification » et dont la notoriété est immense en comparaison de penseurs comme Lasch, Debord et Ellul, pourtant bien plus radicaux. Si cette tâche a déjà été effectuée d’un point de vue réactionnaire – citons Zemmour qui s’est donné pour mission de « déconstruire les déconstructeurs » – cette fois-ci, elle s’opère d’un point de vue socialiste et libertaire, qui considère que « l’homme est un être dont la nature ne se construit que par les liens avec ses semblables ». Le philosophe s’intéresse alors aux « répercussions que ce type de modèle critique sur l’extrême gauche qui mérite une attention toute particulière, dans la mesure où, ancrées dans une volonté de “déconstruction” systématique, elles détournent les énergies révolutionnaires et favorisent paradoxalement les évolutions du système socio-économique contemporain » et à la manière dont les intellectuels ont coupé les mouvements politiques de gauche des classes populaires.
Si Garcia accuse les déconstructeurs d’avoir provoqué une « prolifération des luttes » et souhaite opposer un anarchisme social à la dérive dirions-nous “sociétale” (le mot n’est pas employé par l’auteur) du mouvement, il ne nie cependant pas la nécessité des combats antiraciste et antisexiste. Mais il entend avant tout faire renaître un socialisme à la fois soucieux du commun et respectueux du concept de “limite”, dont il estime qu’Ivan Illich est le meilleur théoricien.
Kevin « L’Impertinent » Victoire
Sortir de la croissance et du capitalisme [6]
Tandis que le monde politico-médiatique et ses intellectuels vedettes n’ont d’yeux que pour l’économie, des penseurs radicaux proposent de rompre avec la discipline. C’est notamment le cas de l’économiste français décroissant Serge Latouche et du philosophe italo-allemand Anselm Jappe, appartenant au courant marxiste de la “Wertkritik” (“critique de la valeur”). Fruit de deux débats, qui se sont déroulés en 2011 et en 2014, Pour en finir avec l’économie – Décroissance et critique de la valeur, constitue d’abord une « belle rencontre », comme l’écrit Pierre Thiesset dans le journal La Décroissance du mois de novembre (n° 124).
L’ouvrage publié par Latouche en 2005, intitulé Invention de l’économie et expliquant que l’émergence de la discipline au XVIIIe siècle marque l’acte de naissance du capitalisme, est le point de départ du débat. Fidèle à ses maîtres, Cornélius Castoriadis, Karl Polanyi et Ivan Illich, le décroissant insiste sur la nécessité de « décoloniser notre imaginaire », conditionné à considérer « tous les problèmes sous la forme économique ». Plus “matérialiste”, Jappe estime que seule la fétichisation de la marchandise, dévoilée par Marx dans Le Capital, nous cantonne à tout penser à travers le prisme économique. La sortie du capitalisme résiderait alors dans l’abolition simultanée des « catégories de base de la société marchande » que sont l’argent, le travail, la valeur et la marchandise. Les deux hommes s’accordent cependant sur un point, résumé par le philosophe : « Il ne peut pas y avoir un capitalisme sans croissance, ni croissance sans capitalisme. »
Cette confrontation entre deux représentants majeurs de deux des courants les plus radicaux de notre époque s’avère essentielle pour « attaquer la religion de l’économie dans ses principes mêmes et appeler à sortir de notre condition mutilée d’homo œconomicus, en imaginant une forme de vie sociale débarrassée du fétichisme de la marchandise, du primat du travail abstrait, du règne de la valeur et du Dieu-argent », pour reprendre les mots de Thiesset. Nous ne pouvons dans ces conditions que regretter la décision récente de Jappe de rompre tout débat avec Latouche, assimilant abusivement le décroissant – dans un bel exercice de “maraboutdeficellisme” assez surprenant de sa part – à la “nouvelle droite” d’Alain de Benoist. Espérons qu’il réexamine sa position, notre époque a cruellement besoin de ce type d’échanges.
K. V.
Ultragauche et ensorcellement [7]
Jérôme Leroy nous revient avec un polar tout aussi politique que les précédents. Après l’extrême droite (Le Bloc, 2011) et la social-démocratie (L’Ange Gardien, 2014), l’écrivain communiste s’attaque à l’extrême gauche, avec un ouvrage au titre à première vue énigmatique : Jugan.
Dans ce roman, le narrateur se remémore des événements qui se sont déroulés douze ans auparavant, quand il était jeune professeur au collège Barbey-d’Aurevilly. C’est là qu’il y rencontre Clotilde Mauduit, conseillère principale d’éducation de l’établissement et ex-militante du groupuscule d’extrême gauche Action Rouge, ainsi que sa protégée, Assia, étudiante d’origine maghrébine, qui participe à l’aide aux devoirs à la Zone. La vie de cette dernière bascule quand elle rencontre Joël Jugan, ex-leader d’Action Rouge, qui vient de purger une peine de dix-huit ans. La prison a fait de lui « un monstre, au physique comme au moral ». Pourtant la jeune fille tombe amoureuse de ce dangereux manipulateur… une passion qui va la dévorer. À cela, il faut ajouter qu’elle reçoit un étrange sort d’une Gitane, qu’elle surprend en train de voler dans la supérette de son père.
Avec ce roman, Leroy nous plonge dans l’ambiance du terrorisme d’extrême gauche des années 1970-1980. Il n’est en effet pas difficile d’apercevoir sous les traits d’Action Rouge l’ancien groupuscule Action directe, dont le leader Jean-Marc Rouillan a été emprisonné – sans pour autant devenir un monstre – une vingtaine d’années, après plusieurs assassinats. Pour bâtir ce récit, l’auteur s’est également largement inspiré de L’Ensorcelée ou La Masse de la Croix-Jugan, roman de Barbey d’Aurevilly, publié en feuilleton en 1852, puis édité en 1854 et qualifié de « chef-d’œuvre » par Baudelaire. Sauf que dans le livre de Leroy, les gauchistes ont remplacé les catholiques.
Le romancier communiste signe là une très belle œuvre, qui comme souvent avec lui nous pousse à réfléchir sur notre société.
K. V.
Le prénom maudit [8]
Certains prénoms peuvent être plus difficiles à porter que d’autres. S’appeler “Kevin” n’est pas toujours chose aisée, votre serviteur peut en témoigner. Popularisé dans l’ensemble de l’Hexagone vers les années 1980 – il faut quand même rappeler qu’il était déjà courant en Bretagne –, le prénom d’origine celtique et irlandaise connaît un pic en 1991 avec 14 087 naissances cette année-là, avant de se ringardiser progressivement. Il est depuis abusivement associé à la beauferie, aux séries américaines, aux boys bands et, plus largement, à la culture de masse. Aujourd’hui, comme le remarque Jean-François Amadieu, directeur de l’Observatoire des discriminations, à CV égal, un Kevin voit ses chances de se faire embaucher amputées de 10 à 30 % par rapport à un Arthur. C’est le nœud de l’intrigue du dernier roman de l’écrivain Iegor Gran, également connu pour ses chroniques dans Charlie Hebdo.
Lecteur de Proust, Céline et Deleuze qu’il se plaît à citer, Kevin H., jeune homme né en 1979, un peu avant le “tsunami Kevin”, essaie tant bien que mal de se faire une place dans le milieu intellectuel. Mais il se heurte de plein fouet au mépris de classe avec son prénom rappelant ses origines populaires. « Connais tes limites, Kevin !… Tu ne dépasseras jamais le mollet. » Car, comme se lamente notre héros : « Un Kevin ne peut pas, n’a pas le droit d’être un intellectuel. Il peut être prof de muscu, vendeur d’imprimantes, gérant de supérette. Mais intellectuel, impossible. » Vaniteux et sûr de son talent, Kevin H. décide alors de se venger et met sur pied, avec l’aide de sa copine Charlotte, un stratagème. Il se fait passer pour un éditeur du nom d’Alexandre Janus-Smith et arpente les salons du livres pour aller à la pêche aux écrivains en mal d’éditeur et de reconnaissance, dans le but de les humilier. Aussi doué soit-il, son arrogance et son ressentiment finiront par causer sa perte.
Gran s’attaque ainsi avec beaucoup d’humour au milieu intellectuel, littéraire et médiatique, parisiano-centré, pour lui montrer sa suffisance et son imposture, bien plus grande que celle de son personnage principal. Pour les Kevin déprimés à la lecture du roman, n’oubliez pas que ce prénom est également porté par Spacey, Keegan (Ballon d’or 1978 et 1979), Durant (MVP de la saison de NBA 2013-2014), ou encore Afrika Bambaataa, pionnier du hip hop. Donc mettons fin à la kevinophobie !
K. V.
« Et nous, on est là, devant le trou du cul du libéralisme, à nettoyer… » [9]
Électron libre de la bande dessinée indépendante américaine, Derf Backderf s’est taillé un nom chez nous en 2013, année de publication en France de son roman graphique My friend Dahmer, qui revient sur son amitié de jeunesse avec le célèbre “Cannibale de Milwaukee”, le serial-killer Jeffrey Dahmer. Toujours dans une veine plus ou moins autobiographique, il raconte dans Trashed l’histoire d’une équipe d’éboueurs américains, en prenant soin d’ébaucher, en toile de fond, une critique originale du libéralisme.
J.-B. et Mike sont deux jeunes éboueurs intérimaires qui travaillent pour faire plaisir à leurs parents. Aidés de Magee, sympathique comparse déjanté et homosexuel, ils vivent des aventures aussi ordinaires que truculentes : des conflits quotidiens avec les étranges habitants de leur ville au ramassage des poubelles sous un froid polaire, sans compter les nombreuses incivilités dont ils sont victimes, la vie avec les ordures n’est pas de tout repos.
Avant d’entrer à l’université, Backderf a lui-même travaillé un an en tant qu’éboueur, expérience qui lui a permis de faire de cette histoire − en apparence simple − une œuvre à la portée bien plus grande. Outre une “brève histoire des ordures” très bien fichue en introduction, le dessinateur/scénariste se permet à maintes reprises de placer dans la bouche de ses personnages des réflexions intéressantes concernant la modernité et la société de consommation. Par exemple, lors d’une tournée, les éboueurs retrouvent des cassettes porno, et Mike se questionne : « Pourquoi les gens laissent-ils ce genre de truc sur le trottoir comme ça ? Ils pensent qu’on va rien remarquer ? ». Réponse de J.-B. : « En fait, ils ne pensent absolument pas à nous ! On n’existe pas, les ordures disparaissent… par magie ! »
Individualisme et pensée magique s’unissent pour donner des “citoyens” qui n’ont même plus conscience du système et du monde qui les entourent. Le ramassage des ordures est pourtant devenu aujourd’hui un véritable business.
« Imagine l’économie comme un grand tube digestif. Et nous, on est là, devant le trou du cul du libéralisme, à nettoyer » : cette punchline, prononcée par J.-B. devant le triste spectacle d’une gigantesque déchetterie, résume à elle seule l’esprit de Trashed. Une bande-dessinée à découvrir, combinant un scénario béton et des dessins bien rock’n’roll.
« S’il faut mourir, alors autant vivre un peu » [10]
Le 19 juin 2015, le “tigre bleu” de Laurent Gaudé devient la bête noire de quelques milliers de candidats au baccalauréat qui ne savent pas si l’auteur désignait un animal à rayures bleutées ou un fleuve du Moyen-Orient. Quelques mois auparavant il publiait Danser les ombres chez Actes Sud. Après Naples, Catane ou la Nouvelle-Orléans, c’est à Port-au-Prince que le prix Goncourt 2004 pose sa plume.
Le Haïti de Laurent Gaudé est celui de la misère, des destins brisés, de la violence des matraques et un peu celui de l’espoir. C’est l’histoire d’un décor relativement malheureux qui va devenir complètement macabre. D’abord, on découvre les lieux, on visite Haïti, on s’attache et on s’émeut de ces personnages qui souffrent en restant heureux. Et après Gaudé nous prend tout, et nous redessine le même paysage avec des morts partout.
Ils étaient des milliers comme Lucile à tout ignorer du malheur qui les attendait : au plus ou moins beau milieu du roman, un stupide tremblement de terre entraîne la mort de 300 000 personnes et bouleverse la vie de tous les autres. L’œuvre de Laurent Gaudé n’en est pas pour autant « un livre sur le séisme de Haïti ». C’est un livre sur les gens et leur besoin de croire, sur des tranches de vie qui s’amoncellent et prennent des airs de tragédie grecque, sur des amis qui se retrouvent tous les soirs dans un bordel pour parler politique et à qui il arrive des horreurs.
L’écriture est sensible, intelligente, maîtrisée et surtout, elle s’emballe au rythme de la vie, de la mort, et du danger qui mène de l’une à l’autre.
Nos Desserts :
- Nous avons par ailleurs interviewé David Desgouilles en juin dernier
- Nous avons par ailleurs interviewé Renaud Garcia en novembre dernier
- Nous avons republié en septembre dernier une interview de Serge Latouche
- Nous avons interviewé Jérôme Leroy quelques mois avant la sortie de Jugan
- Notre sélection de l’an dernier
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