Revenons sur le lieu et les habitants de passage de Nuit debout. La place de la République a pris l’allure d’un festival, entre l’ambiance musicale (du simple bruit de percussions à la Symphonie du Nouveau Monde de Dvorak), l’odeur de haschich, les vendeurs de bière ambulants (essentiellement des Roms) et l’allure décontractée, voire désinvolte, d’une bonne partie de la jeunesse présente. L’observateur qui arrive sur place en fin d’après-midi pour passer quelques heures avec cette foule hétérogène peut faire quelques constats préliminaires : la présence d’un service d’ordre discret et courtois qui veille à éviter tout prétexte à intervention policière (une commission intitulée “sérénité”) ; des drapeaux indéchiffrables pour le profane (kabyles, kurdes de Syrie, etc.) ; de grandes tentes (abritant une cantine, une chaîne de télévision, une chaîne de radio…) ; divers groupes dispersés sur la place improvisés en commissions sur tous types de sujets (démocratie, travail, féminisme, “Françafrique”, poésie …).
Petit à petit, la foule se constitue en assemblée générale du côté sud de la place, tandis qu’au nord, une minorité plus festive et moins studieuse préfère le bruit du djembé au microphone. Malgré un critère ultra-inclusif (il suffit d’être là pour pouvoir participer au vote comme à la prise de parole), le mouvement fait montre d’un sens certain de la discipline. S’agit-il vraiment d’un “mouvement” ? Cela a bien commencé dans la foulée de la contestation du projet de loi Travail, mais force est de constater que nous avons désormais affaire à un forum. Un lieu de rencontres et d’échanges. Dans cette foule hétérogène, il y a bien une dominante : la catégorie “jeunes” n’ayant que peu de sens, c’est bien une classe moyenne intellectuelle qui semble imposer ses marques. Sa langue semble dominer aussi bien dans les commissions que dans les assemblées générales, ce qui explique à la fois l’absence de certaines catégories (pour le dire vite, les “jeunes des quartiers” par exemple) et l’appel récurrent à une « convergence des luttes » promue par l’économiste-philosophe Frédéric Lordon et le journaliste François Ruffin, les deux noms que l’on associe volontiers au phénomène. Les commentateurs les moins indulgents n’ont pas manqué d’y voir un sit-in “bobo”, voire une répétition grotesque de Mai-68 (ignorant par la même occasion la diversité de Mai-68). Si ces formules condescendantes destinées à se faire plaisir convainquent les incrédules, elles passent à côté de quelques différences majeures.
Quel rapport à l’État ?
Cela rappelle la sévérité de Pier Paolo Pasolini à l’égard des étudiants “fils à papa” auxquels il préférait les policiers à Valle Giulia, en mars 1968. Cette provocation avait un sens : remettre la révolte sur les rails de la lutte des classes. Entre l’étudiant bourgeois et le policier fils de pauvres, le choix était facile. La jeunesse qui se mobilise (bien qu’immobile dans un lieu circonscrit) est souvent plus pauvre que les policiers stationnés dans les rues adjacentes. Il y a bien de “jeunes cadres dynamiques” ici ou là, mais on y croise surtout des étudiants incertains, des chômeurs anxieux, des chercheurs désabusés, des journalistes prolétarisés… qui viennent tenir compagnie aux habitués : des sans-abri, des marginaux et des étrangers. L’autre différence est plus subtile : « jouir sans entraves » n’est plus à l’ordre du jour. Ce n’est pas l’ordre qui est visé, mais le désordre. Le désordre d’un libéralisme décomplexé que le projet de loi Travail est venu illustrer. La jouissance sans entraves est du côté du système dénoncé.
Cela donne un rapport forcément ambigu à l’État. Au-delà de la classique dialectique défiance-besoin (défiance vis-à-vis d’un État qui surveille et qui réprime et besoin d’un État qui régule et qui redistribue), l’ambiguïté concerne la place de l’État dans un tel forum. Il y a quelques années, un passionnant débat opposait Alain Badiou à Régis Debray à la télévision. Dans sa critique de la démocratie, Alain Badiou préconisait, pendant une période d’expérimentation, une politique définie à distance de l’État. Une politique développée pour elle-même, à l’abri d’une « démocratie officielle » anesthésiante. En bon républicain, Régis Debray ne pouvait alors que rappeler l’importance de l’État : « Une société sans État, c’est une jungle ; quand l’État disparaît, apparaissent les mafias et les clergés. » Ces deux points de vue sont aujourd’hui au cœur d’un tel phénomène. Ces petites commissions et ces assemblées générales constituent bien une façon de penser à distance de l’État (à l’abri de l’État), de mimer une souveraineté populaire perdue. Mais mimer ne suffit pas et traduire les attentes dont une telle plateforme peut être porteuse revient à quitter la place en empruntant un chemin institutionnel.
Cela demande un éveil territorial qui fait défaut. D’aller au-delà du simple réseau de lieux (manifestations, réunions), de la petite territorialité de la place (organisation de l’espace, rappels à l’ordre…) et de la territorialité abstraite (des débats sur tout et tout le monde). Et c’est aussi de ce point de vue que l’on a affaire à des groupes hétérogènes : d’un côté, les partisans d’un certain souverainisme (Lordon et Ruffin représentent cette tendance) et des références à l’histoire de France (la Commune) ; de l’autre, un cosmopolitisme allergique à la Marseillaise et au drapeau français. Mais avant de les mépriser, il faut au moins accepter de voir en eux d’authentiques partageux (et non des xénophiles par principe) : quiconque s’y aventure peut y observer une réhabilitation de la culture du don. De nourriture à ceux qui ont faim, de vêtements à ceux qui ont froid et de livres à tous les passants.
De quoi Nuit debout est-il le nom ?
C’est peut-être tout cela qui a rendu le mouvement sympathique. C’est peut-être ce côté bon enfant qui a séduit quelques médias. L’affaire Finkielkraut a provoqué un basculement : comment admettre que l’on pût déloger l’académicien de la place ? Ces “gauchistes” (et pourquoi pas “islamo-gauchistes” puisque le mot est à la mode ?) seraient-ils sectaires ? Les cris d’orfraie faisaient fi, au passage, du curriculum du bonhomme. Ce “philosophe” viscéral (pardon de l’oxymore) toujours enclin à promouvoir l’épuration médiatique. Ce bourreau en chef n’a jamais lésiné sur son précieux temps pour encourager la censure : sa petite chasse contre Emmanuel Todd au moment de la parution du livre Qui est Charlie ? est le dernier exemple en date. Oublions l’Immortel (dont le « Gnagnagna, pauvre conne ! » indique la richesse insoupçonnée du vocabulaire). N’est-ce pas cocasse de reprocher à ces Nuit-deboutistes d’être à la fois des joueurs de djembé bienheureux et des militants ayant identifié un de leurs adversaires ? Cet épisode illustre aussi quelques attentes néfastes de notre époque : le besoin d’unité, de retrouvailles dans la joie et la bonne humeur (une perpétuation puérile du “charlisme”). Bref, l’un des symptômes d’une époque dépolitisée qui chérit la démocratie (donc la division) dans les mots et s’en méfie dans les actes.
On a beaucoup glosé sur le mot “postmodernité”. La méfiance des camarades marxistes à l’égard de ce concept est compréhensible : il laisse croire à une disparition des vieux rapports de force. Mais la postmodernité comprise comme une mise à mal des repères de la modernité n’est pas une notion dénuée d’intérêt. Jean Baudrillard évoquait volontiers la mort du réel, c’est-à-dire du principe de réalité. Dans L’échange impossible, il avait une formule assez drôle sur ce qu’il appelait le « cadavre de la réalité » : « En désespoir de cause, on sera forcé d’en faire une attraction spéciale, une mise en scène rétrospective, une réserve naturelle. » La place de la République est devenue cette “réserve naturelle” du réel. Beaucoup ont l’impression de quitter à 18 h un monde virtuel (qu’il s’agisse de la distraction permanente des écrans ou d’emplois aux objets et aux fins insaisissables) pour aller goûter du réel comme on allait au cinéma. Comme le dit très bien Régis Debray, la postmodernité est porteuse d’archaïsmes : on troque son ordinateur contre un bout de carton et on délaisse son fauteuil pivotant pour s’asseoir par terre. Nous serions malhonnêtes si nous omettions, dans notre description, les microphones et le rétroprojecteur. Mais le saut dans le réel ne doit pas être trop brusque. De la réserve naturelle du réel à la révolution, reconnaissons que le chemin est plus que tortueux.
Nos Desserts :
- Nos articles sur Nuit debout
- Ludivine Bénard explique les points forts et les faiblesses de Nuit debout
Catégories :Politique
Nuit debout, l’agonie palliative de l’irréel?
Un article très pertinent sur le somnanbulisme placederépublicain, et une magnifique conclusion sur la salutaire gueule-de-bois qui s’annonce depuis l’aube du soulèvement crépusculaire.
Petit mémorandum pour la suite
– la politique ça existe, et ça concerne avant tout l’emmerdant processus législatif. Le reste, c’est de la com.
-le machin législatif qui nous gratouille le plus en ce moment, c’est le traité de Lisbonne adopté par des traîtres à la Nation un jour merdique de 2008.
(le traité de Maastricht, l’euro, ça nous gratte tellement qu’on s’en est arraché la peau et que la plaie suppure le chömage).
-Soyons xénophiles, par principe, et crions-le sur tout les toits si ça nous fait bander, ou autre. Refugees Welcome. Mais c’est très con. Outre le fait que les « réfugiés » -tous syriens- trouvent que la France n’en sent pas meilleur et ne songent qu’à se barrer bien vite, cela fait fuire nos collègues « xénophobes », électeurs du FN et de NSPP.
L’important désormais doit être l’union des précaires de tous les horizons. « Quel horreur, des fachos! »
Ceux qui pensent encore ça méritent un purgatoire de coliques, ils sont aussi médiatiquement hypnotisés que si ils consacraient leur honorable temps libre devant le 20h de TF1.
Le FN est un parti de putes et de vichystes qui attire des gens plus honorables que les adeptes du cosme SOSracisme PS LGBT et j’en passe.
-Et lâchez votre Lordon, il est admirable, mais c’est une serpillère inconséquente. Et Rufin, Rufin…ça rime riche (ô ironie) avec un mot en 3 lettres du vocabulaire courant.
(fin)