Le Comptoir : Antonio, Grégory [les prénoms ont été changés, NDLR], pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Antonio : J’ai 27 ans et je suis animateur sportif. Mes opinions politiques, ce sont celles des anar’, mais newschool. C’est-à-dire que les trucs aussi dogmatiques que l’anti-religion et ce genre de choses, j’ai jeté à la poubelle.
Grégory : J’ai 20 ans. J’étudie les Lettres classiques à la Sorbonne. J’ai des opinions plutôt anarchistes aussi, mais je n’appartiens à aucun groupe ou association de militantisme. Je me forge mes propres idées à partir de ce que je vois, ce que je lis. Il suffit de sortir dans la rue pour trouver des bonnes raisons de militer.
Quelles sont vos précédentes expériences de militantisme ? À quels mouvements sociaux avez-vous participé auparavant ?
Antonio : J’ai commencé le militantisme avec la loi Fillon en 2005, puis j’ai enchaîné avec le CPE (Contrat première embauche) l’année d’après. Depuis, j’ai fait tous les mouvements possibles (les manifs contre la réforme des retraites, les manifs antifascistes, les manifs contre les violences policières, etc.)
Grégory : J’ai commencé à aller en manif il y a quelques années de cela, sans toutefois y participer sérieusement : disons que j’étais présent à un certain nombre de manifestations contre les violences policières, l’islamophobie, bref des petites manifestations pour de grands problèmes.
Quelle est la nature de votre investissement dans le mouvement contre la loi El Khomri ou à Nuit debout ?
Antonio : Aujourd’hui, je manifeste contre la loi El Khomri parce que c’est un recul social énorme. Le gouvernement veut revenir sur un grand nombre d’acquis sociaux pour faire de la lèche au patronat. Je ne manifeste pas parce que je me sens trahi par le PS, comme c’est le cas de beaucoup. Je n’ai pas voté aux dernières élections et j’ai toujours considéré les dirigeants du PS comme des pourritures. Je n’ai pas vraiment participé à Nuit debout. Avec des potes, on s’est servis de ce mouvement pour differ [distribuer des tracts, NDLR] et se faire des thunes en tenant des tables de presse.
Grégory : Depuis mars-avril, j’ai participé à peu près à toutes les manifestations contre la loi El Khomri. Le mouvement a pris de l’ampleur et désormais, beaucoup ont envie que ça pète. C’est contre le capitalisme que je me bats, un système fondé sur la violence et l’inégalité. Les faits sont là. La misère humaine, on la voit tous les jours. Une quinzaine de personnes sont tuées par la police chaque année dans les quartiers “sensibles”. Il y a une centaine de suicides en prison par an.
Je n’ai pas vraiment participé à Nuit debout. Je trouve le concept intéressant, mais j’ai vu plus de gens assis à discuter que debout à lutter, à vrai dire. C’est bien de s’organiser, mais il y a un moment où il faut agir.
Pouvez-vous nous raconter vos démêlés avec la police et la justice depuis le début du mouvement contre la loi Travail ?
Antonio : J’ai reçu une interdiction de manifester. Les keufs sont venus taper à ma porte pour m’apporter le papier. Pour quelle raison ? Ça, j’en sais rien, puisque mon casier judiciaire est vierge.
Grégory : Je me suis fait choper par la Bac pendant une manif sauvage. Ils m’ont vu casser un panneau publicitaire, j’ai donc été accusé de « destruction d’un bien d’utilité publique » et, vu qu’ils ont une imagination débordante, ils ont ajouté : « jets de projectiles » et « rébellion ». Apparemment, je leur ai lancé des bouteilles, je me suis débattu et j’ai tenté de les mordre pendant mon interpellation : simples calomnies pour justifier les quelques traces de coups de tonfa sur mon corps, et mon nez en sang. J’ai passé 48 heures en garde à vue, puis une nuit au dépôt avec lumière éblouissante et bruit d’aération assourdissant pour bien m’épuiser avant ma comparution immédiate le lendemain, au cours de laquelle j’ai pu demander le renvoi de mon procès, que j’ai obtenu. J’ai, toutefois, eu l’interdiction de me rendre dans l’arrondissement où avait eu lieu la manif. Très logique. [Grégory a finalement été condamné en tribunal correctionnel à 6 mois de prison avec sursis et 1032 euros de dommages et intérêts à verser à JCDecaux, malgré les contradictions manifestes entre les différents rapports de police, NDLR].
D’autres soucis, auparavant ?
Antonio : Ouais, quelques arrestations pour des manifs interdites et des violences mais j’ai toujours été relaxé.
Grégory : Avant ça je n’ai jamais vraiment eu de soucis, disons que je manifestais gentiment, comme ils le veulent.
Quelles sont vos “pires” expériences avec la police ?
Grégory : Chaque contrôle est une humiliation pendant laquelle la police s’applique à te démontrer que, contrairement à toi, eux ont tous les droits, et ils sont au-dessus des lois (certains le disent explicitement). Les rares “gentils” flics sont ceux qui reconnaissent être des pantins, mais ce sont des faibles d’esprit qui ont besoin de suivre quelque chose, j’imagine, et qui sont incapables de penser par eux-mêmes… Et ceux-là,– ils sont pas fous – ils les gardent dans les bureaux.

Un manifestant dans le coma à Paris, blessé par une grenade de désencerclement. Capture d’écran d’une vidéo de Loïc Gazar.
Antonio : Je me suis pris des beignes lors d’une arrestation, et les mecs m’ont tiré par les couilles pour me faire rentrer dans leur voiture. Mais, j’ai aussi de bonnes expériences : cette année, le premier mai, des gens ont forcé les keufs qui avaient coupé la manif en deux à dégager et tout le cortège – autonomes et lambda réunis – criait « nous sommes tous des casseurs » ou encore « nous sommes de ceux qui niquent la Bac ». Tu vois ça, je trouve ça beaucoup plus radical qu’une manif qui pourrait être sur-violente mais où on ne serait qu’une centaine.
Grégory : Des bons souvenirs, j’en ai pas mal, surtout dans les dernières manifs. Voir reculer une ligne de flics provocateurs sous une pluie de peinture et de pavés, voir éclater un feu d’artifice à leurs pieds, ce sont de belles images. Montrer un peu que la rue est à nous, et pas à ces rustres en uniforme. Quand des poubelles brûlent, quand on s’engouffre dans le RER en criant « grèves, blocages, manifs sauvages », qu’on continue la manif en courant pour finalement se faire coincer rue de Condé, c’est juste beau. Après, récemment, il y a eu des cocktails molotov, une voiture de police brûlée. J’ai pas pu y être puisque j’étais derrière les barreaux, mais il y a quelque chose d’artistique là-dedans. On ressent plus d’émotions qu’en écoutant Beethoven.
Vous avez une vision esthétique de la lutte. Vous imaginez la bande son de la Révolution ?
Antonio : Y aurait Carlo de Conflict, une chanson sur Carlo Giuliani. Le clip est vraiment intense. Et puis il y aurait un peu de rap genre La Rumeur avec Qui ça étonne encore ? et bien sûr Pete Seeger avec Which Side Are You on ?, une chanson de syndicaliste.
Grégory : Une bande-son pour la révolution ? Je dirais du bon pe-ra conscient, à base de La Rumeur ou Singe Des Rues, TSR Crew… En rap français à l’ancienne y a aussi les X-Men, moi je qualifierais ça aussi de rap conscient, même si c’est plus imagé. Ou encore du bon rap US old school un peu hardcore comme M.O.P, bien vénèr. Sinon je viens d’y penser, mais une musique de western à la Ennio Morricone ça serait super dar, je pense.
Que pensez-vous du terme “casseur” ? Justifiez-vous la violence en marge du mouvement ? Est-elle en marge du mouvement, d’ailleurs ? Que fait-on concrètement dans une émeute, et quel rôle joue l’adrénaline ?
Antonio : Le terme de casseur est une invention des grands médias, malheureusement reprise par le commun. Étrangement, quand tu vois des mecs qui cassent des vitrines en Amérique latine, là on les appelle “manifestants”. La violence se justifie. C’est un moyen d’action “radical”. L’État est radical avec nous, donc on se doit d’avoir une réponse à la hauteur.
« Un pas de travers et paf ! Nuage de lacrymo sur toute la rue, et bim, grenades de dés-encerclement dans tous les sens, et re-paf, flashballs qui t’explosent la tête quand ils visent les orteils… »
Grégory : Le terme “casseur” me fait pas mal rigoler. C’est un mot répandu par les médias, c’est vrai, mais aussi par la police et par les syndicats. Il y en a qui manifestent en marchant, en écoutant L’internationale et en mangeant des merguez. D’autres manifestent en marchant, en cassant des banques et des panneaux publicitaires, et en balançant des projectiles sur la police. Il s’agit d’instaurer un rapport de force. Si on se laissait faire, c’est assez simple : on n’aurait même pas le droit de manifester. On n’a pas le droit d’ailleurs.
Cette violence n’est pas en marge du mouvement : j’ai vu des manifestants lambda répliquer aux provocations des CRS par des jets de pierre. C’est plutôt à l’avant de la manif, puisque derrière il y a les syndicats et leurs SO [services d’ordre, NDLR] qui se débrouillent avec la police pour que tout se passe bien pour eux. C’est dans le cortège autonome que ça dégénère, déjà parce que les flics sont super provocateurs : on est sur-encadrés, c’est oppressant, et ils sont prêts à charger à tout moment. Un pas de travers et paf ! Nuage de lacrymo sur toute la rue, et bim, grenades de dés-encerclement dans tous les sens, et re-paf, flashballs qui t’explosent la tête quand ils visent les orteils…
L’adrénaline joue un rôle : parfois on a vraiment peur parce qu’on sait que la police n’a pas froid aux yeux et est capable de tuer. Mais, parfois, on se sent juste libre, pour une fois, quand enfin on peut leur renvoyer des trucs dans la gueule, et même ça c’est pas un millième de ce qu’ils font subir à des gens qui veulent seulement exprimer leur colère dans la rue.
Sinon, on fait quoi pendant une émeute ? Bah, ça dépend. Parfois, on essaie vaguement de tenir une place face à des CRS suréquipés en leur balançant des trucs, mais ça leur fait pas grand chose, on prend plus cher qu’eux. Parfois, on les balade en manifs sauvages, en balançant des poubelles et des barrières derrières nous pour essayer de les retarder.
Antonio : Pour moi, c’est plus une question de vengeance que d’adrénaline. Mais c’est quand même hyper jouissif ! On nous enlève des droits petit à petit et on nous matraque la gueule donc, ouais, l’émeute, c’est le moment où on se venge ! Et ce qu’on fait dans une émeute, c’est qu’on jette un maximum de trucs sur les ch’tars, on reste avec les gens de son équipe et on surveille qu’il n’y ait pas une charge de baqueux [personnel de la Bac, NDLR] pour venir te cueillir !
Vous êtes tous habillés pareils dans les émeutes… Vous vous connaissez tous ?
Antonio : Les gens sont tous plus ou moins habillés pareils. Avec un K-Way et le reste des vêtements noir. Ça permet d’avoir un Bloc tout noir où tout le monde se ressemble. Du coup, il est plus difficile d’identifier des gens pour les ch’tars. Dans l’ensemble, les gens se connaissent. Pas tous cependant. Disons que le Bloc est formé de plusieurs petites bandes. Car ici, vu le contexte, on préfère être avec des gens en qui on a confiance.
Grégory : Oui, tout le monde a un K-Way noir, parfois certains enfilent même un pantalon par-dessus l’autre, et on se masque le visage comme on peut. Il s’agit d’être identiques, parce qu’en manif ça filme de partout, et quand tu lances un caillou, tu risques gros… Les Black Blocs se forment un peu spontanément. À force, tu connais du monde, c’est un peu des groupes de potes. On retrouve les même têtes, qu’on reconnaît plus ou moins, mais il ne s’agit pas d’un groupe soudé : n’importe qui peut mettre un K-Way et décider de manifester comme ça. On sait ce qui nous unit à ce moment-là et pourquoi on est là.
Comment-vous défoulez-vous, quand il n’y a pas de mouvements sociaux ?
Grégory : Je vais un peu à la salle de sport, mais surtout j’écris beaucoup, principalement du rap.
Antonio : Je fais de la boxe thaï et du yoga.
Quelles sont vos lectures ?
Antonio : Mes auteurs préférés ? Frantz Fanon, George Jackson ou encore Alex Haley pour les romans. Sinon, j’ai particulièrement apprécié La Domination policière de Mathieu Rigouste.
Grégory : Effectivement, La Domination policière est très complet, et L’Insurrection qui vient du Comité Invisible. Il y a des bonnes idées là-dedans. Sinon, je lis de la poésie et des romans.
Pour finir, quels sont les trois conseils que vous donneriez à un révolutionnaire en herbe ?
Grégory : Se masquer avant de faire des trucs considérés comme illégaux, de façon à ne pas pouvoir être reconnu sur les caméras : ça filme de partout, il y a même un drone qui capte des images en très haute qualité. Puis, être solidaire, soutenir les potos, faire gaffe aux kisdés…Ce genre de trucs.
Antonio : Mes trois conseils, ce serait : quand des projectiles tu lances, masqué tu es. À la lecture et au sport, tu te butes. Au commissariat, pas un mot tu ne baves.
Nos Desserts :
- Le site de l’agence de presse Taranis News, qui produit images et vidéos sur les manifestations
- Une interview d’un militant de la CNT sur Le Comptoir
- L’émission Ce soir ou jamais du 13 mai 2016 sur « la police au centre des débats », avec Mathieu Rigouste, chercheur indépendant
- Un entretien radio sur les nouvelles formes de mobilisation avec des militants du MILI sur Quartiers Libres
Catégories :Politique
Etrange comme idée de penser que le fait de se cogner avec la police et de casser des vitres fait avancer la révolution. Pourquoi ne pas frapper les véritables responsables? Les ministres, les députés et autres élus corrompus, les membres des conseils d’administration des multinationales etc. Il faut sortir de l’infantilisme politique qui de fait, renforce le système.
On est bien avec des cons pareils !
J’aurai aimé votre interprétation.
Les vieux de gauche, c’est-à-dire le gouvernement, jettent les policiers, fils d’ouvriers, en pâture aux jeunes de gauche. Je ne sais pas jusqu’où iront des jeunes libres d’exprimer leur violence. Cela devrait aller assez loin, des policiers tués, des destructions de biens toujours plus grandes et un effet d’entraînement auprès d’un nombre de plus en plus grand de jeunes.