Dans quelques jours débutera l’Euro 2016, l’une des compétitions footballistiques les plus importantes au monde. Un événement sportif de cette ampleur suscitant toujours les passions, le coup d’envoi est attendu comme le Messie par de nombreux européens. Hantés par son organisation en cette période tumultueuse, nos politiciens semblent vouloir hâter la période festive. Du côté des manifestants anti-loi El Khomri, la rencontre sportive fait frémir : et si l’Euro 2016 était la fin annoncée de la lutte sociale ? Face à ce pessimisme, osons une autre question, une autre hypothèse : et si la coupe d’Europe s’avérait être un allié du mouvement contre la loi Travail ?
L’Euro, c’est dans une semaine. Alors les personnes que je croise en parlent, bien sûr. Mais cette année, j’ai le sentiment que le sujet majoritaire dans les conversations de bistrots, dans les transports, entre amis ou au boulot est moins le football que la fameuse loi El Khomri, et l’extraordinaire mobilisation populaire qu’elle a rencontré sur son chemin. Il faut dire aussi qu’à en croire certains sondages, une écrasante majorité de la population française comprend et soutient la grève. Pas plus tard que le mardi 31 mai, un collègue aussi sympathique que pessimiste m’a branché sur le sujet de bon matin :
– Mon collègue : C’est bien de manifester, d’effectuer des blocages économiques pour se faire entendre, mais j’ai le sentiment que ce n’est plus d’époque. Enfin, finalement, tout ça, ça n’emmerde pas les puissants.
– Moi : Non, tu ne peux pas dire ça ! Reconnais quand même que ça en fait flipper quelques uns et que ça permet de faire avancer le schmilblick. Le gouvernement est en train de plier : les coupes dans le budget des universités ont finalement été annulées, quelques professions comme celles des transports commencent déjà à gratter sur la loi Travail… Tu ne peux pas dire que c’est sans effet tout ça ! On est en plein de la lutte des classes au quotidien, ces derniers temps. Regarde, même le PDG de Total commence à faire des menaces, c’est qu’il doit un minimum avoir les miquettes, le mec, non ?
– Oui, mais est-ce qu’on touche vraiment le gouvernement ? Je veux dire, les mecs, ils sont toujours à leur poste et ils ne se sentent pas menacés pour un sou. Et des clones viendront les remplacer tôt ou tard de toute façon.
– Alors, il faut faire quoi selon toi ?
– Ben, dans quelques jours, y a l’Euro qui commence. Ça serait pas formidable d’empêcher que la compétition se tienne normalement ? Imagine que le mouvement garde sa force jusque là, que les manifestants continuent à foutre le bordel dans le pays à ce moment-là, et parviennent à annuler ne serait-ce qu’un match. Ou même à en empêcher la retransmission ! Là, tu leur fais mal ; tu leur fous la honte pour de bon ! Enfin, je te dis tout ça, je ne suis pas objectif : j’ai toujours détesté le football.
Pour ma part, je ne déteste pas le football, mais je suis assez illégitime pour en parler, parce que je suis à peine capable de citer trois noms de joueurs entrant dans la composition de l’équipe de France. Ça ne m’empêche pas d’avoir trouvé son idée certes audacieuse, mais assez bonne.
Ce soir-là, je suis passé à la Bourse du Travail où se tenait la conférence « Nous ne voterons plus PS » organisée par le journal Fakir, en présence notamment de François Ruffin, Christine Poupin, Gérard Mordillat et – paradoxe ? – de Gérard Filoche. Il s’agissait de faire un bilan collectif de la mobilisation contre la loi El Khomri trois mois après son lancement, et de fixer un plan de bataille et des échéances afin de préparer, notamment, la manifestation du 14 juin. Syndicalistes, écrivains, journalistes et militants se sont succédé pour donner leur point de vue : tous étaient d’accord pour parler d’une mobilisation historique très populaire et sur la nécessité de mener des actions diverses – blocages, production médiatique alternative, tractages – pour soutenir l’élan.
Au détour d’une conversation, François Ruffin a pris le micro : « Je pense qu’il serait intéressant de mener des actions autour de l’Euro de football qui arrive. Je sens que le gouvernement commence à flipper quant à cette question, et que ce que nous voyions comme un obstacle au départ est peut-être davantage un obstacle pour le gouvernement que pour nous. » Ma journée se terminait ainsi comme elle avait débuté, par l’impression qu’une nouvelle étape de la lutte sociale était en train d’émerger dans les esprits. Je partage cet avis, mais je n’ose trop y croire, parce que le foot est devenu une sorte de religion et que, pour certains, s’y attaquer revient presque à un sacrilège.
« Et si l’acte de résistance ultime était de refuser la bonne tenue d’une compétition dans laquelle on ne nous demande rien d’autre que d’être spectateurs et consommateurs ? »
Mais lorsque je laisse mon optimisme prendre le dessus, je me dis qu’il y a effectivement quelque chose à faire. Pour plusieurs raisons. Parce que justement, le football est le sport du peuple par excellence. Parce qu’il est injuste que le capital l’ait confisqué et qu’il soit ainsi devenu avant tout une histoire de gros sous. Et parce que la portée d’un “blocage” de l’Euro cristalliserait finalement ces considérations.
Ça va être dur de louper les premiers matchs, pas vrai ? Je m’adresse à votre corde sensible : et si ce n’était pas l’acte de résistance ultime que de refuser la bonne tenue d’une compétition dans laquelle on ne nous demande rien d’autre que d’être spectateurs et consommateurs, une fois de plus ?
Ce que représente l’Euro
Ce n’est plus un secret pour personne : le football est aujourd’hui un sport pleinement intégré dans le capitalisme mondialisé. C’est sans doute même le sport qui développe le plus de liens avec la pensée néo-libérale, au point de devenir à son tour une industrie. Parmi les récents travaux accomplis sur le sujet, on peut citer Comment ils nous ont volé le football : la mondialisation racontée par le ballon, l’excellent petit livre réalisé en 2012 par Antoine Dumini et… François Ruffin, justement, qui est un fan inconditionnel de football. Les deux journalistes nous convient à une véritable contre-histoire du football d’aujourd’hui, affirment le rôle du sport dans l’affermissement de la pensée contemporaine, mettent en lumière ses liens avec le politique, dénoncent son industrialisation. Ils opposent à cette mise à mort des valeurs traditionnelles du football celles de certains de ses plus éminents représentants – solidarité, commun, et même autogestion dans le cas du légendaire club brésilien de Corinthians duquel est issu le fameux Dr Socrates –, tout comme a pu le faire dans divers écrits le philosophe Jean-Claude Michéa.
Tout comme les mots “démocratie” et “socialisme”, le mot “football” a donc été usurpé par les tenants de nos sociétés néo-libérales, qui se font forts de l’utiliser à leur profit et de l’intégrer dans ce que Guy Debord appelait la « société du Spectacle ». Le football joue aujourd’hui le rôle d’un d’écran de fumée, d’une catharsis, et détourne l’attention de questions plus politiques et moins consensuelles que le fait d’adhérer ou pas à telle ou telle équipe. Attention, il n’est pas question ici de brandir le fameux argument « du pain et des jeux », que je juge assez condescendant. Le sport n’est pas mauvais en soi : quoi de plus agréable que de taper dans un ballon entre potes ? Et qui n’a jamais pris plaisir à regarder un match ? Il n’en est pas moins sûr que l’utilisation qui en est faite par l’élite politico-médiatico-financière comme outil d’asservissement et les revenus financiers que cette industrie du spectacle génère doivent être dénoncés.
La question du sport est absente des combats culturels et sociaux auxquels prennent part les Français aujourd’hui. Elle est pourtant en mesure de cristalliser toutes les critiques antilibérales actuelles et de poser de nombreuses questions. Voulons-nous le football tel qu’on nous le présente aujourd’hui ? Souhaitons-nous que ses valeurs soient souillées par tout ce qu’il finit par représenter ?
L’Euro 2016, l’occasion d’un réveil des peuples européens ?
La deuxième raison pour laquelle nous ne pouvons faire l’impasse sur l’Euro 2016 est symbolique mais elle n’en est pas moins importante. Il faut l’affirmer clairement : le mouvement contre la loi El Khomri, au-delà de la contestation d’une loi antisociale qui ne satisfait personne et cristallise les passions, est un mouvement qui se positionne contre les dérives technocratiques de l’UE. La preuve n’est pas compliquée à dénicher : c’est Jean-Claude Juncker lui-même, président du Parlement européen, qui la donne en déclarant que « la réforme du droit du travail voulue et imposée par le gouvernement Valls est le minimum de ce qu’il faut faire ». Dans une Europe qui clame de la bouche du même homme qu’ »il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens », la perspective que ce « minimum » puisse être adopté nous promet des lendemains néo-libéraux de plus en plus agressifs qui se traduisent par une casse sociale sans précédent en France.
Comme le relève la blogueuse Coralie Delaume dans un article récemment publié sur le Figarovox, « La loi El Khomri est un produit d’importation made in Union européenne. Les “Grandes orientations de politique économique”, dont l’existence est posée par les traités, et le “Programme national de réformes”, qui s’inscrit lui-même dans le cadre de la stratégie Europe 2020 “pour une croissance économique intelligente, durable et inclusive”, prescrivent à de nombreux pays et depuis longtemps le malthusianisme budgétaire et la modération salariale. ». Cela signifie que dans la perspective européenne actuelle, la destruction des droits des travailleurs est inéluctable. D’où la sévérité avec laquelle les manifestations françaises sont réprimées, et l’apparente intransigeance du gouvernement. En effet, le désaveu européen de la part du peuple français n’avait jamais été aussi fort depuis la victoire du “non” lors du référendum de 2005. Cette fois, ça ne se passe plus dans les urnes, mais dans la rue. Et la lutte fait déjà bourgeonner les dons du printemps en notre faveur.
La coupe d’Europe a un lien fort avec les politiques de l’UE, puisque cette dernière est aujourd’hui construite sur les mêmes fondations économiques et financières que l’industrie sportive. Elle symbolise aussi un moment de rencontre entre les différents peuples européens, honorable si l’on veut bien strictement apprécier son caractère sportif, mais corrompu par la thune monumentale qu’elle brasse en produits dérivés, en cachets démesurés, en spéculations financières et en publicité.
Plus de dix ans après le “non” au référendum de 2005, profitons de l’occasion pour faire des jours qui arrivent un moment de rencontre entre peuples européens, différent de celui que l’on souhaite nous imposer. Nos amis grecs, espagnols et portugais nous ont tous récemment montré que nous n’étions pas les seuls à nous battre contre nos institutions communes mortifères. Associons-nous aujourd’hui pour développer de nouvelles stratégies de lutte, et tentons quelque chose !
Loin d’être un frein à la mobilisation sociale, l’Euro 2016 apparaît potentiellement comme notre meilleur allié dans la lutte. Symboliquement, il représente un moment de portée transnationale permettant une remise en cause populaire de la mondialisation et de l’Union européenne. Stratégiquement, il est une manière d’atteindre nos gouvernements, et ceux qui les soutiennent, en plein cœur, en misant sur la honte internationale, et en attaquant le prestige des organisateurs de la Coupe. Enfin, idéologiquement, la critique de l’Euro de football entre en résonance avec les mouvements décroissants et anarchistes, en ce qu’elle conteste les notions de croissance, de publicité, de productivisme appliquées à l’exemple spécifique du sport.
Quoi qu’en disent les experts télévisuels, la révolte gronde en France. Les blocages économiques, les manifestations, Nuit Debout et toutes les autres actions plus localisées dont on n’entend pas parler dans les grands médias sont en train de faire très peur à nos “têtes pensantes”, qui vacillent déjà. Ne serait-ce pas le moment, tous ensemble, de frapper un grand coup dans la balle ?
Nos Desserts:
- « Quand Fakir utilise le football comme miroir de la mondialisation », une recension de l’excellent livre de Ruffin et Dumini à lire sur le blog de Kevin “L’Impertinent” Victoire
- Recension de l’ouvrage Le plus beau but était une passe de Jean-Claude Michéa à lire sur Philitt
- Jean-Claude Michéa : « Le mépris du football est le signe d’une véritable infirmité intellectuelle ! » à lire sur le site des Inrocks
- Au Comptoir, nous avons écrit plusieurs fois sur le foot
- Nous avons aussi interviewé Michéa: ici et là
- À (re)lire, notre long entretien avec François Ruffin, rédacteur en chef de Fakir
Catégories :Politique
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