Politique

Brexit : « Honni soit qui mal y pense »

L’histoire fait remonter la maxime « Honni soit qui mal y pense » au XIVe siècle. Lors d’un bal auquel assistait le roi Édouard III d’Angleterre, la comtesse de Salisbury – sa favorite – aurait par mégarde laissé tomber sa jarretière, provoquant les moqueries de la foule. Par un geste chevaleresque, le roi se baissa et attacha la jarretière à son propre genou. Aux rires et aux railleries, il répondit « honni soit qui mal y pense ; tel qui s’en rit aujourd’hui s’honorera demain de la porter », et fonda peu après, en 1348, l’ordre de la Jarretière, qui devint la plus haute distinction honorifique du royaume. En dépit des discours qui confinent le Brexit à un prélude apocalyptique ou à une infâme régression nationaliste, la sortie de l’Union européenne pourrait bien être, dans un futur moins éloigné qu’il n’y paraît, un retour de la démocratie contre la délégation de pouvoirs toujours plus grands à des instances supranationales. Le retour de la souveraineté nationale du Royaume-Uni – qui n’empêche en rien la coopération –  pourrait bien s’avérer un outil puissant face à des problèmes tels que la fraude fiscale, les délocalisations, le terrorisme… Tout comme la jarretière d’Édouard III, ceux qui dénigrent le Brexit aujourd’hui pourraient bien demain s’en accommoder ou même vouloir en être.

british_passportDepuis quelques semaines, une kyrielle d’articles, de vidéos ou de messages publics sur les réseaux sociaux a éclos concernant le Brexit. Avec le vote désormais connu par lequel les citoyens britanniques ont choisi de sortir de l’Union européenne, le torrent d’encre ne risque pas de se tarir. Mais le caractère unilatéral des propos tenus a de quoi interpeller, notamment au vu de l’ignorance manifeste de leurs auteurs quant à certains faits et dynamiques existants. Là où la pensée est unique, il n’y a pas de pensée digne de ce nom. Dans le cas présent, les arguments utilisés pour délégitimer le discours favorable au Brexit – notamment ceux repris dans la vidéo du journaliste et humoriste anglais John Oliver –, sont bien souvent au-dessous de la ceinture, ou reposent sur des contre-vérités flagrantes. Il convient donc d’apporter à ce “Brexit bashing” une réponse claire, dissonante, et bien éloignée d’intérêts personnels.

Mythologie européenne

Procédons point par point. L’argument le plus facile, et aussi l’un des plus couramment avancés, prend la forme d’un syllogisme : l’Europe, c’est la paix ; le Brexit, c’est être est hostile à l’Europe ; donc le Brexit n’est pas pacifique (et est donc potentiellement dangereux). L’idée que la construction européenne est ce qui a permis à l’Europe d’éradiquer la guerre est sans doute l’un des lieux communs les plus tenaces de nos imaginaires et de notre mentalité collective. Pourtant, elle n’est pas historiquement correcte : le principal objectif des pères fondateurs de l’UE dans les années 1950 n’était pas la paix en elle-même ; elle n’est devenue un but à poursuivre que dans la mesure où elle était une condition de la reprise des activités économiques – et donc de la restauration des profits. Les affaires étaient la fin, et la paix le moyen ; pas l’inverse. Ceci est très clairement  démontré par l’historienne française Annie Lacroix-Riz (dans ses ouvrages Aux origines du carcan européen (1900-1960) de 2014 et L’intégration européenne de la France publié en 2007) qui explique notamment que la force motrice principale de la construction européenne au lendemain de la guerre était le patronat franco-allemand.

« La guerre, c’est la paix. La liberté, c’est l’esclavage. L’ignorance, c’est la force. » George Orwell, 1984

Il faut encore ajouter au tableau de la genèse de l’UE le rôle majeur des États-Unis – tabou ultime des idolâtres de la construction européenne. Dans un article publié par le très sérieux journal anglais The Daily Telegraph (19 septembre 2000), le journaliste britannique Ambrose Evans-Pritchard a exposé ses conclusions de l’analyse d’archives américaines déclassifiées, qui apportent la preuve incontestable du soutien financier actif de l’intégration européenne par le département d’État et les servies secrets américains, via un réseau de fondations et de sociétés-écrans. Parmi les personnalités impliquées dans les réseaux politiques et financiers américains, on trouve – excusez du peu – Altierro Spinelli, Paul-Henri Spaak, et surtout, Jean Monnet. L’influence des États-Unis sur l’Europe n’a, depuis lors, aucunement régressé.

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© Yanko Tsvetkov, infographie proposée dans son Atlas des préjugés

Mais pourquoi donc les États-Unis ont-ils aidé à la construction de l’UE ? Pour deux raisons majeures : premièrement, pour constituer un glacis contre l’Union soviétique ; deuxièmement, pour assurer de nouveaux débouchés pour les entreprises américaines au bord de la surproduction. Il faut à ce titre garder en mémoire que l’une des conditions du plan Marshall était précisément la baisse des barrières douanières avec les États-Unis et un accès facilité au marché européen pour les produits américains. Voilà en quoi consiste l’Union européenne d’abord et avant tout : un projet transatlantique (et non européen) et patronal, dans lequel, fort heureusement, la paix était souhaitée pour ses effets stimulants sur les échanges commerciaux dans un contexte de reconstruction des structures productives du continent.

Mais pourtant, nous sommes en paix, n’est-ce pas ? Assurément. Toutefois, la principale raison de cette paix depuis la Seconde guerre mondiale ne tient pas à l’intégration européenne, mais, paradoxalement, à la Guerre froide. Ce n’est pas la signature du traité de Rome, l’intensification des liens commerciaux, ou les séjours d’études qui ont permis la paix. La paix s’est installée parce que chacun des deux camps disposait de l’arme thermonucléaire, et que le moindre comportement jugé agressif aurait conduit à l’anéantissement physique du continent européen et l’aurait pratiquement renvoyé à l’âge de pierre. Aujourd’hui, la guerre froide est finie, l’URSS est démantelée, et, en 2004, la plupart des anciennes républiques socialistes de l’Est ont adhéré à l’Union européenne et, simultanément, à l’Otan. Comment donc ne pas être en paix ? Belle découverte de l’eau tiède : la guerre suppose au moins deux camps opposés, alors que nous faisons tous partie du même camp. Nous sommes en paix parce que nous sommes tous soumis à – ou protégés par, selon certains – l’hégémonie américaine, sur le plan militaire, politique et, de façon non négligeable, culturel.

De Gaulle, l'homme qui a défié six présidents américains (sic)

« De Gaulle, l’homme qui a défié six présidents américains » (sic)

En ce qui concerne plus spécifiquement le Royaume-Uni, il faut se souvenir que ce sont les États-Unis qui ont exercé une pression continue pour l’adhésion du pays à l’UE dans le courant des années 1960, rencontrant sans cesse à ce sujet l’opposition farouche de Charles de Gaulle, pour qui l’Angleterre n’était que le cheval de Troie des États-Unis en Europe.

Si les experts le disent…

Mais pour ceux qui feraient une overdose d’histoire, penchons-nous sur les aspects économiques du problème. Nul pronostic ici, mais un simple rappel : l’un des principaux arguments utilisés au détriment des promoteurs du Brexit repose sur le fait que la plupart des experts et des “institutions économiques” affirment que le Brexit conduira à une catastrophe pour l’économie du pays. Néanmoins, peu nombreux sont ceux qui questionnent la pertinence de ces experts, ou la confiance qu’il convient de leur accorder. Il s’agit, pour l’essentiel, d’institutions comme le FMI, l’OCDE ou Price-Waterhouse-Coopers (PWC). Des institutions qui, en 2008, ne trouvaient rien à redire à la stabilité de la banque Lehman-Brothers ; qui, au cours des années 90, ont produit une quantité considérable d’études et de rapports montrant formellement à quel point l’euro apporterait l’emploi et la croissance à ceux qui l’adopteraient – mais oubliant de dire que cela ne concernerait que les Pays-Bas, l’Allemagne et l’Autriche ; qui, au cours de la dernière décennie, n’ont eu de cesse de promouvoir les politiques d’ajustement structurel (comprenez : néolibéral) aux quatre coins du globe, sans pourtant jamais devoir rendre de comptes sur les effets désastreux des politiques qu’ils ont imposées ou encouragées (à l’exception du tardif mea culpa du FMI en matière d’austérité). Personne ne se demande non plus si ces instituts et experts ont un quelconque intérêt au maintien du Royaume-Uni dans l’Union européenne, car ce serait succomber au “complotisme”. Toujours est-il qu’avant de s’effrayer de l’avenir, il convient surtout de se rappeler des faits advenus par le passé et de garder à l’esprit les réalités du présent.

Pour rester sur le plan économique, interrogeons un instant les chiffres. L’un des arguments favorables au Brexit et les plus soumis à la critique porte sur la contribution britannique au budget européen. Le Royaume-Uni finance le budget communautaire à hauteur de 14 milliards d’euros par an. Assurément, il n’en est pas le contributeur majeur (les deux principaux étant l’Allemagne et la France). Il est également vrai que la Grande-Bretagne n’est pas le pays dont le solde contributif net à l’égard de l’Union européenne (la différence entre la contribution du pays et la somme qu’il reçoit de la part de l’UE) est le plus élevé : 5,5 milliards d’euros, soit 0,25% du PIB du pays. Mais toujours est-il que, comme l’Allemagne ou la France, l’Angleterre paye plus à l’Union européenne qu’elle ne reçoit d’elle. Le peuple britannique a semble-t-il décidé, entre autres, que l’intérêt qu’il avait à payer cette facture n’était pas à la hauteur de ses attentes, ou qu’il préfère en allouer les fonds à d’autres dépenses.

L’extrême droite au secours des anti-Brexit

Enfin, venons en à la politique. Car, si l’un des arguments ci-dessus a pu convaincre le lecteur – non pas que le Brexit soit forcément une “bonne” chose, mais qu’il n’y a en tout cas rien de dramatique ou de déraisonnable à l’envisager, et que l’UE n’est pas cette organisation idéale, émancipatrice, orientée vers le bien-être des peuples et géopolitiquement autonome qui a été tant vantée –, alors, quelqu’un doit le convaincre que le Brexit constitue le summum de la haine et le contraire même de l’humanisme. Pour ce faire, rien de mieux qu’un syllogisme “maraboutdeficelliste”: le Ukip est le principal parti pro-Brexit ; le Ukip est un parti d’extrême-droite, promouvant une politique hostile à l’immigration, et dont plusieurs membres ont tenu des propos notoirement racistes ; par conséquent, ceux qui sont favorables au Brexit sont proches de l’extrême-droite (et probablement en voie de devenir racistes à leur tour).

fakir_maraboutAu delà du fait évident qu’il n’y a aucune supériorité morale, économique ou politique à être favorable à l’immigration (massive) qu’à y être récalcitrant, il n’est pas question de racisme à ce stade du propos. Tout comme l’énergie, l’environnement, la fiscalité, les affaires étrangères, l’éducation, la culture, etc., l’immigration est affaire de débat dans toute démocratie digne de ce nom. L’immigration en elle-même n’est jamais négative ou positive ; tout dépend du contexte, des politiques migratoires mises en œuvre, du nombre de personnes dont il est question, des structures existant pour l’intégration (ou l’assimilation) des immigrés, des capacités économiques du pays, et de la volonté des citoyens. Aucun des pourfendeurs du Brexit ou de Ukip n’a jamais pu justifier clairement de quel droit nous pourrions juger le peuple britannique, ou un autre, au cas où il considérerait que son appartenance à l’Union européenne implique trop de contraintes pour lui permettre de promouvoir et de faire appliquer une politique migratoire différente. Ceci nous conduit donc à deux enseignements : être rétif à l’immigration, ou vouloir qu’elle soit régulée plus strictement, ne fait pas de vous un odieux raciste ; et être favorable au Brexit ne vous amène pas automatiquement à promouvoir une politique migratoire plus restrictive du simple fait qu’un parti nommé Ukip, notoirement hostile à l’immigration, est également favorable au Brexit. Ce type de raccourci mérite d’être pris pour ce qu’il est : de la pure diffamation.

« L’argument selon lequel il faut s’abstenir de dire les choses telles qu’elles sont pour éviter de faire le jeu de telle ou telle influence néfaste est malhonnête pour la simple raison que les gens l’utilisent seulement quand cela les arrange », George Orwell, Tribune, 23 novembre 1945.

Non seulement ce raisonnement est fallacieux, mais il est même complètement faux. Car il masque totalement le fait que tous les partis britanniques, y compris les travaillistes (le Labour) et les conservateurs, sont divisés sur la question du Brexit. Chez les travaillistes, par exemple, le député John Mann y est ainsi ouvertement favorable, tout comme Brendan Chilton, porte-parole des élus travaillistes pro-Brexit. Jeremy Corbyn lui-même est connu pour son euroscepticisme notoire, mais en tant que chef du Labour, il est bien sûr publiquement tenu d’adopter la position majoritairement hostile au Brexit qui domine au sein de son parti. Ce que révèle l’affaire du Brexit, en réalité, c’est l’évanescence du clivage gauche/ droite au profit du clivage entre défenseurs de la souveraineté et promoteurs de la gouvernance supranationale. Et une autre chose, de surcroît : que l’extrême-droite est décidément bien utile pour jeter le discrédit sur toute position eurosceptique ou même euro-critique. Pour les promoteurs doctrinaires de l’intégration européenne, si le fascisme n’existait pas, il faudrait l’inventer.

Qui a peur du Brexit ?

No ThanksMais ce que révèle aussi le Brexit, c’est la fracture sociale et spatiale à l’œuvre en Angleterre. Car à la rhétorique qui assimile les soutiens du Brexit à l’extrême droite s’ajoute l’argument qui consiste à dénigrer le résultat du référendum comme traduisant “un vote de vieux et de classes sous-éduquées”. D’une part, on considère avec un peu trop de légèreté que la sociologie de ce vote nous est connue uniquement par des sondages (dont certains antérieurs au vote lui-même) réalisés sur un peu moins de 2000 personnes et qui, comme tous les sondages, ne peuvent aucunement être pris pour des échantillons parfaitement représentatifs de la réalité. D’autre part, les commentateurs ont tendance à oublier un peu vite que les pourcentages exprimés ne renvoient qu’aux votants. Or, si la participation globale est plutôt élevée (environ 70%), l’abstention est plus forte chez les jeunes, atteignant 64% chez les 18-24 ans et 42% chez les 25-34 ans (!). Enfin, même si le soutien au Brexit est indiscutablement plus fort chez les personnes de plus de 40 ans, cela n’invalide en aucune façon la pertinence du résultat, à moins de postuler une épidémie de sénilité précoce ou de succomber au jeunisme selon lequel les jeunes seraient mieux informés sur le monde que ne le sont leurs aïeux, ce qui reste à démontrer… En réalité, ce que révèle le référendum sur le Brexit, c’est l’état de la fracture sociale et géographique – bien plus que générationnelle – qui éventre la Grande-Bretagne, comme elle déchire bien d’autres pays d’Europe. Car la sociologie des opinions relatives à l’intégration européenne – et plus globalement à tout processus d’intensification de la mondialisation – est pratiquement toujours la même dans les différents pays : d’un côté les grandes métropoles cosmopolites communautarisées, de l’autre les campagnes, les zones périurbaines et les villes moyennes et petites. D’un côté les classes moyennes embourgeoisées, les cadres supérieurs, et la (haute) bourgeoisie ; de l’autre les classes moyennes précarisées, les agriculteurs, les employés et les classes ouvrières (deux catégories qui ont voté à plus de 60% pour le Brexit). Les professions libérales, quant à elles, sont plus divisées sur ces questions. En bref, d’un côté les gagnants de la mondialisation et de l’autre les perdants, le nantissement des premiers étant indissociable de la misère des seconds.

Toutefois, ces rapports sociaux et économiques ne sont pas les seuls à forger les opinions politiques. L’idéologie fait aussi son œuvre. C’est pourquoi il importe de consacrer une attention toute particulière à la propagande anti-Brexit largement relayée et qui continue de faire rage dans les médias. Tout comme Galilée n’avait pas tort du simple fait qu’il était seul à affirmer que la Terre tourne, le fait que la majorité des élites médiatiques, des politiques mainstream et des institutions financières condamnent le Brexit ne rend pas leur position plus vraie ou plus valide. L’écrasante domination de leur opinion dans les médias ne fait que refléter l’importance des intérêts en jeu – et leur déconnexion totale d’avec la volonté majoritaire du peuple. Car il convient à présent de rendre la monnaie de leur pièce à ceux qui n’ont de cesse d’agiter l’épouvantail de l’extrême-droite pour discréditer la position favorable au Brexit, en jetant la lumière sur les forces à qui le Brexit pourrait porter préjudice. En premier lieu desquelles, bien évidemment, les États-Unis, à qui la présence de l’Angleterre dans l’UE assurait une influence maximale sur le Vieux Continent, au-delà de celle dont ils disposent déjà via l’Otan. Deuxièmement, et de façon encore plus importante, les marchés financiers. La City de Londres est en effet la principale force d’opposition au Brexit pour des raisons évidentes : elle est la capitale financière de l’Europe, où plus de 200 000 milliards de dollars de transactions financières sont opérés chaque année. C’est tellement vrai que, le 3 juin dernier, le PDG de la banque JP Morgan, Jamie Dimon, a donné une conférence au cours de laquelle il a affirmé que le Brexit le “contraindrait” à délocaliser un peu plus de 1000 emplois (mais peut-être jusqu’à 4000) dans une autre pays européen. Certains appelleraient cela un avertissement. Ou du chantage…

La city de Londres

La City de Londres

Mais le relâchement des liens économiques et financiers avec la portion européenne de leur réseau n’est pas la seule chose qui donne des sueurs froides aux puissances financières. La sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne implique aussi que le pays ne soit plus soumis aux traités européens, et notamment le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) qui, en son article 63, stipule que le contrôle des flux de capitaux est interdit, non seulement au sein de l’UE, mais aussi vis-à-vis des pays extérieurs. Ce seul article a constitué une cause majeure de destruction d’emplois industriels en Europe, car il autorise les entreprises à délocaliser leur production sans devoir bénéficier de l’aval préalable de l’État. Si un pays souhaite appliquer une taxation plus sévère sur le capital (pour alléger la fiscalité du travail par exemple), ou rehausser les salaires et les cotisations patronales, il réduirait nécessairement les marges de profit des (grandes) entreprises, lesquelles, grâce à l’article 63, pourraient s’en aller installer leur production dans de plus vertes contrées, où les normes sociales (ou environnementales) seraient moins contraignantes, comme en Europe de l’Est ou en Asie. Pour l’heure, bien sûr, le Royaume-Uni est connu pour sa politique ultralibérale. Mais, un jour peut-être, un gouvernement pourrait décider de reconstruire l’emploi industriel national, de relancer une politique sociale plus ambitieuse, ou de mener une politique de soutien à la consommation ou d’investissements publics, toutes mesures dont l’efficacité nécessitera la limitation de la mobilité absolue du capital, ce qui est désormais possible pour le Royaume-Uni.

Il importe aussi de répondre au discours d’une certaine gauche progressiste dont les tenants aiment à se présenter comme les pourfendeurs des intérêts du capital, et qui n’ont pas eu de mots assez durs à l’encontre des défenseurs du Brexit, n’hésitant pas à succomber à l’amalgame grossier qui consiste à faire d’eux, au mieux des cautions de l’extrême droite, au pire des crypto-fascistes. Le débat politique peut-être âpre, voire agressif, mais nous voilà au bout de la route : par leur position farouchement hostile au Brexit et sourde à ses défenseurs travaillistes ou issus de la gauche radicale, les tenants de cette gauche “européiste” se comportent comme les alliés objectifs – pour ne pas dire les idiots utiles – du “Grand Capital” qu’ils prétendent combattre.

« On ne peut se battre contre le fascisme au nom de la “démocratie” parce que ce que nous appelons démocratie, dans un pays capitaliste, ne peut exister que tant que les choses vont bien ; dans les moments de difficulté, elle se transforme immédiatement en fascisme », George Orwell, Lettre à Amy Charlesworth, 30 août 1937.

Il ne s’agit pas de commettre l’amalgame inverse, en taxant les partisans de gauche du remain de collusions avec les banques, les fonds de pensions ou les multinationales, mais voilà : si leur sincérité dans leur engagement n’est pas à mettre en doute, il y a toutefois lieu de mettre en lumière les éléments pouvant déterminer ou orienter leur opinion qui, comme celle de tout un chacun, est dépendante des conditions matérielles. À l’exception des élites médiatiques et des responsables politiques des grands partis traditionnels – qu’ils soient sociaux-démocrates ou libéraux-conservateurs –, une grande part des individus qui se montrent hostiles au Brexit ont entre 20 et 40 ans, sont issus de la classe moyenne supérieure ou de la petite et moyenne bourgeoisie, et/ ou occupent des postes liés de près ou de loin aux institutions européennes. Ils bénéficient de salaires (très) confortables et constituent un cercle relativement uniforme de personnes ayant toutes des emplois évoluant dans la même sphère : lobbyistes, employés de la Commission européenne, attachés au Parlement européen ou membres actifs dans les partis politiques sociaux-démocrates ou de droite libérale (cette distinction n’étant en fait que de pure forme).

brexitIl faut ici l’affirmer sans ambages, malgré le tabou que représente ce constat : ces individus ne s’intéressent pas au fait de savoir si le Brexit aura des conséquences positives ou négatives pour le peuple britannique. Ils s’opposent au Brexit, non pas pour l’Angleterre, mais pour “préserver” l’Union européenne et ce qu’elle représente : plus que leur idéal, leur religion politique, mais aussi et surtout leur statut, les privilèges associés à leur emploi, et la légitimité de leur rôle social. À ces motifs matériels et personnels il faut ajouter, bien entendu, le rôle dévastateur de ce qu’on ne doit pas manquer de qualifier d’“endoctrinement pro-européen” et qui, bien loin de se limiter aux grands médias écrits et audiovisuels, commence en réalité dès l’école et se poursuit jusqu’à l’université. Quoi qu’il en soit, par le milieu qu’ils fréquentent et auquel ils appartiennent, et en dépit des valeurs qu’il prétendent défendre, ces individus forment un groupe social dont les membres n’ont pas la moindre idée des problèmes réels que l’Union européenne – et plus largement la mondialisation – peuvent poser aux travailleurs des classes populaires ou des classes moyennes précarisées. Ils condamnent l’austérité, mais n’ont jamais mis un pied en Grèce pour voir de leurs yeux ce que l’austérité signifie au quotidien. Ils brocardent ceux qui critiquent l’immigration, mais n’ont jamais fait l’expérience des problèmes que peut poser l’immigration dans certains quartiers, car les seuls immigrés qu’ils rencontrent sont des expatriés ayant fait des études et qui sont issus de pays culturellement assez similaires au leur. Ils disent lutter contre l’exploitation des travailleurs par les grandes entreprises mais n’ont jamais connu le chômage de longue durée après avoir été licenciés pour cause de plan social, et œuvrent pour une structure qui concentre le plus grand nombre de lobbyistes par mètre carré en Europe.

Nul ne peut affirmer dès aujourd’hui que le Brexit permettra à l’Angleterre un avenir meilleur, ou lui promettra des jours plus sombres, mais une chose est sûre : la sortie de l’Union européenne permettra au pays d’appliquer plus facilement une politique économique et sociale indépendante, et surtout libérée des contraintes “austéritaires” et technocratiques issues de l’Union européenne. La décision souveraine du peuple britannique doit être respectée et non regardée avec le mépris de ceux qui jugent les réalités d’autrui depuis le confort de leur divan.

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3 réponses »

  1. Merci pour cette analyse documentée et dissonante! Le brexit sera bien entendu l’occasion d’une nouvelle donne pour le peuple Britannique, mais aussi pour l’UE.
    Sans avoir de données spécifiques sur les votants, il me semble toutefois réducteur de leur attribuer une motivation commune. Le camps du leave peut regrouper aussi bien les adeptes de l’ultra libéralisme que ceux désirant un Royaume Uni plus social, et moins tolérant quant aux quotas d’immigration. Cette situation tient selon moi au très faible niveau des débats ainsi qu’à une presse majoritaire populiste, abreuvant ses lecteurs d’arguments tronqués voir mensongers. Et l’histoire montre bien qu’il est plus simple de reprocher aux autres ses propres problèmes…
    Quoiqu’il en soit, le RU sera le cobaye d’une décélération d’ouverture dans un monde de plus en plus imbriqué. Et il faut bien dire que la défection de ses 2 principaux leaders n’est pas des plus encourageants quant aux perspectives à court terme. Pour reprendre un de vos articles, la city et les eurodollars, le RU se retrouvera certes avec une plus grande marge de manœuvre politique. Mais il perdra son principal, actuel, atout économique. N est il pas utopique de croire en la reindustrialisation d’un pays occidental, alors que des pays comme la Chine perdent déjà en compétitivité? Quels sont, seront ses atouts stratégiques? Avec un taux de natalité insuffisant, une population vieillissante, qui travaillera et à quel prix?
    Sans être passéiste, je fais partie de ceux qui pensent qu’il est plus judicieux de faire évoluer les choses de l’intérieur plutôt que tout seul. Conception partagée me semble til depuis 40 ans par le RU, avec succès, à mon grand regret!
    En tant qu’européen convaincu, je vois dans la situation actuelle l’occasion de progresser enfin sur ce projet non aboutie qu’est lUE. On ne peut pas occulter le fait que les Britanniques ont tout fait pour en limiter les avancées, les anglais en tête (quid de l’Écosse et de l’Irlande du nord ?) Son départ va donner, il me semble, une majorité au pays prônant une social démocratie. En acceptant de perdre sans contrepartie les privilèges acquis, le RU sera peut être le moteur de sa reprise. En commençant par la restructuration du secteur bancaire, et l’inscription sur la liste noir des paradis fiscaux britanniques jusqu’à lors préservés ? 😉

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