L’équipe nationale de football hongroise a dominé le monde du ballon rond de 1949 à 1956. Proposant un football total d’inspiration socialiste (selon l’expression de son entraîneur Gustav Sebes), le Onze d’Or a entraîné une véritable révolution dans la manière de concevoir le football au point d’humilier les britanniques, créateurs de ce sport, sur leur propre terrain. Cependant, au-delà du jeu, l’Aranycsapat a surtout été une arme de propagande de l’URSS. Récupérant les réussites des Hongrois pour prolonger la bataille idéologique à l’international, l’URSS a également profité la dynamique de l’équipe de football pour annihiler les aspirations populaires au sein de la société. De là à y voir un opium du peuple, il n’y a qu’un pas.
Après la Première Guerre mondiale, la Hongrie, qui faisait partie de la Triple Alliance, doit se soumettre au traité de Trianon qui lui fait perdre les deux tiers de son territoire et les richesses qui s’y trouvent. Si, avant la Première Guerre, plus de la moitié des Hongrois n’était pas des Magyars, après la ratification de l’accord, un Magyar sur trois se trouve en dehors des nouvelles frontières. Ainsi, aujourd’hui encore, le traité de Trianon de 1920 reste un traumatisme pour les Hongrois.
La politique envahit le foot
Pendant l’Entre-deux guerres, le football constitue, aux yeux des Hongrois, un refuge permettant d’oublier le lourd tribut payé aux alliés. Néanmoins, les événements politiques internationaux déteignent sur le football national et entraînent de profondes ruptures dans la société. Le championnat s’organise autour des deux grands clubs du pays : le MTK (Magyar Testgyakorlok Köre), club fondé en 1888 et financé par la bourgeoisie juive de Budapest ; et le Ferenvarocs (Ferencvarosi Torna Club), fondé en 1899 et dont les supporters prétendent incarner les vrais Hongrois, les gens du peuple. Après la chute de la République des conseils de Hongrie, régime d’inspiration communiste, et jusqu’en 1922, la Terreur blanche entraine de véritables affrontements entre certains supporters juifs du MTK (club dominant à ce moment-là) et ceux antisémites du FTC. Après l’Anchluss en 1938, les dirigeants hongrois s’alignent politiquement sur le IIIe Reich et des lois anti-juifs sont votées.
À l’inverse d’un championnat profondément marqué par ces rivalités, la sélection nationale offre de plus belles perspectives. Les années 30 sont marquées par le jeu de la Wunderteam autrichienne et par celui de la Squadra Azzura italienne, qui remporte deux coupes du monde d’affilée (1934 et 1938). Les dirigeants du football hongrois s’inspirent de ces réussites pour développer leur sport qui deviendra alors l’objet de nombreux débats intellectuels. Dans un pays récemment démembré et connaissant de grandes dissensions internes, la sélection nationale est un moyen d’unifier un peuple meurtri. Le football amène un souffle d’espoir. Ainsi, les efforts entrepris permettent à l’équipe nationale de se hisser en finale de la Coupe du monde 1938.
Plus à l’Est, les soviétiques ont déjà investi depuis longtemps dans le sport, comptant bien en faire un outil de propagation des idées communistes. Le sport est considéré comme un domaine fondamental à prendre très au sérieux, au point que tous les dirigeants des différents clubs sont issus de formations de l’enseignement supérieur. Ainsi, lorsque l’URSS prend les rênes de la Hongrie en 1949, elle y trouve un football en pleine réussite, composé d’experts et désirant donner à l’équipe nationale une plus grande dimension. Parmi ces spécialistes, on trouve Gustav Sebes, communiste convaincu issu du prolétariat et chef du Comité national d’éducation physique et sportive. Sebes pose les bases de ce qui sera, plus tard, le football total promu par Cruyff.
Révolution footballistique
Le gouvernement pro-URSS donne alors tous les moyens à Sebes et les soviétiques apportent leur soutien logistique à la sélection. Les joueurs sont des privilégiés jouant quasiment tous pour le Honved, nouveau club de Budapest, enfant chéri du régime. L’équipe évoluant toute l’année ensemble, Sebes peut facilement y mettre en pratique ses idées de jeux socialistes. Pour lui, le collectif prime sur les exploits individuels. Tous les joueurs doivent être mobiles sur le terrain, capables de changer de poste harmonieusement tout en donnant libre court à leur créativité. Ils apprennent à prendre en compte les mouvements de leurs coéquipiers et à agir en conséquence. L’ego s’efface devant l’intérêt de l’équipe. Le célèbre “Major galopant” Puskas, pourtant considéré comme la star de l’équipe, est un élément parmi les autres dans ce collectif qui enchaîne les victoires et reste invincible entre mai 1950 et juillet 1954, au cours de 29 matchs. La révolution s’opère aussi sur le schéma de jeu. Face au fameux WM dominant le football international, Sebes propose un 4–2–4 étincelant dans lequel les joueurs ont une liberté d’improvisation importante. Le jeu rapide et mobile des Magyars arrive à créer rapidement des décalages et provoque des brèches dans la défense. Les scores sont impressionnants et les Hongrois suscitent rapidement la curiosité de l’Europe entière.
Rapidement, les victoires de l’équipe nationale hongroise vont servir les intérêts de l’URSS. En effet, si les soviétiques investissent tant dans le sport c’est avant tout dans le but de gagner la bataille de l’image. Le football devient le terrain de jeu des luttes idéologiques opposant le “monde libre” au bloc des pays soviétiques, mais également le lieu de luttes internes au bloc soviétique. Ainsi, en 1952, lorsque l’URSS rencontre la Yougoslavie lors des Jeux olympiques d’Helsinki, le match devient le symbole de l’opposition entre Staline et Tito. Ces mêmes Yougoslaves rencontrent les Magiques Magyars en finale. À la mi-temps, Sebes motive ses troupes en annonçant que le “camarade” Rakosi, Premier ministre et secrétaire du Parti communiste hongrois, doublera les primes si l’équipe bat ces « chiens enragés ». Les Magyars l’emporteront 2–0 et seront accueillis par plus de 100 000 personnes à Budapest. En ce début de Guerre froide, cette victoire olympique fait du onze hongrois le symbole de la jeunesse du bloc soviétique. Dans ce contexte, le football international est, comme le dit Orwell, « la continuation de la guerre par d’autres moyens ». Et aux yeux du monde entier, les Magiques Magyars sont une des meilleures équipes du globe et forcent l’admiration.
Éclats et déchéance
Cette réputation prend une autre dimension le 25 novembre 1953 dans le mythique stade de Wembley devant 100 000 personnes. Le match du siècle voit la Hongrie écraser l’Angleterre, pourtant invaincue à domicile depuis toujours, 6 à 3. Le onze hongrois redonne alors au passing-game ses lettres de noblesses. Les Anglais, inventeurs du football, reçoivent une leçon des Hongrois. Les Britanniques pratiquent un jeu stéréotypé, fruit d’un entrainement basé sur la répétition de combinaisons géométriques sans créativité. Ils se font submerger par la vague hongroise et leur style de jeu novateur. L’équipe nationale est à nouveau célébrée par son peuple. Avant et après le match, le Parti communiste (PC) hongrois utilise cet événement pour mobiliser et unifier le peuple sous la même bannière. La sélection est alors une véritable arme de propagande et sert les intérêts de l’URSS.
En 1953, la mort de Staline entraîne un changement de politique. L’étau semble se desserrer et un semblant de liberté d’expression permet à des intellectuels hongrois d’affirmer la volonté d’autonomie de leur pays vis à vis de l’URSS. À la veille de la Coupe du monde 1954, les germes d’une révolte sont de plus en plus présents dans la société hongroise. Il suffit d’une étincelle.
Le 16 juin 1954 s’ouvre, en Suisse, la coupe du monde de football. La Hongrie fait office de grand favori. Dès les matchs de poule, le Onze d’Or annonce la couleur et écrase ses adversaires, infligeant un cinglant 8–3 à la République Fédérale d’Allemagne (RFA) et un 9–0 à la Corée du Sud. Les Hongrois héritent ensuite d’un tableau très compliqué. En quart de finale, ils affrontent de séduisants Brésiliens et parviennent à les battre 4–2 avant de défaire de coriaces Uruguayens en demi-finale. Ils rencontrent à nouveau la RFA en finale mais, surprise, sont défaits 3–2. Cette finale reste connue comme « le miracle de Berne ». Personne ne voyait la RFA gagner. Alors qu’ils menaient pourtant 2–0 au bout de huit minutes de jeu, les Hongrois se font malmener sous une pluie battante. Puskas accuse immédiatement les adversaires de dopage. Les accusés démentent, mais le temps donnera raison aux Hongrois. Récemment, une étude menée en Allemagne, sur le dopage, a montré que les joueurs de la RFA en 1954 étaient effectivement dopés à la pervitine. Les organisateurs sont également critiqués pour avoir offert aux Allemands un parcours facile.
La défaite des Magyars en finale entraine immédiatement des heurts dans les rues de Budapest. Cet échec accentue les tensions dans la société hongroise et annonce la révolution populaire d’octobre 1956.
Insurrection de Budapest
À la sortie de la Seconde Guerre, la Hongrie est une démocratie multipartite. Néanmoins, les Soviétiques souhaitent faire de ce pays un État satellite, et ce malgré les faibles 17 % obtenus par le Parti communiste de Hongrie lors des élections de 1945. Le Parti applique alors la « tactique du salami », en s’appuyant sur l’Autorité de protection de l’État (AVH), sorte de police secrète qui opérera une véritable purification entre 1945 et 1953. Progressivement, l’AVH intimide, torture et élimine toute opposition, permettant ainsi au PC de fusionner avec le parti social-démocrate, et de se présenter seul aux élections de 1949 sous l’étiquette du Parti des travailleurs hongrois. Il prendra ainsi le pouvoir et proclamera la République populaire de Hongrie. Le gouvernement signera la même année un traité d’assistance mutuelle avec l’URSS. Ces derniers maintiennent leur présence militaire sur le territoire et contrôle la politique du pays.
En 1953, la mort de Staline avait laissé entrevoir un relâchement de la pression soviétique et permet d’envisager un retour à la démocratie. L’arrivée du communiste modéré Imre Nagy au poste de premier ministre confirme ces espoirs. Il entame une série de réformes radicales et joue le rôle d’intermédiaire entre les demandes du peuple et les exigences du Kremlin. Cependant, ses positions déplaisent fortement aux cadres du Parti des travailleurs hongrois, encore très imprégné des méthodes staliniennes. Il est rapidement esseulé et se voit relevé de ces fonctions en 1955 avant d’être exclu du parti. Les avancées politiques et sociales obtenues par Nagy sont annulées et la colère des Hongrois commence à se faire entendre.
En octobre 1956, les tensions sont à leur comble lorsque le gouvernement tire sur une foule venue demander la libération d’étudiants emprisonnés après avoir voulu annoncer leurs revendications à la radio. L’insurrection explose et Nagy est rappelé à la tête du gouvernement par le comité central du Parti communiste. Nagy va dans le sens de son peuple et exige une démocratie parlementaire, impose la sortie du pacte de Varsovie, le retrait des troupes russes et proclame la neutralité de la Hongrie auprès des instances de l’Onu. Alors que les relations semblent se normaliser avec Moscou, les Soviétiques envahissent Budapest le 4 novembre 1956 et répriment dans le sang l’insurrection populaire. Nagy est arrêté, déporté, puis exécuté. Les trente années qui suivent seront marquées par une pratique totalitaire du pouvoir, ne laissant que très peu d’espaces de liberté pour les Hongrois.
Pendant ces événements, la plupart des joueurs de la sélection sont en Espagne pour jouer, avec le Honved, un huitième de finale de coupe d’Europe des clubs champions face à Bilbao. Certains joueurs expriment leur malaise vis-à-vis de la répression soviétique. La Fifa et le nouveau gouvernement ordonne à l’équipe de rentrer. Si certains s’exécutent, d’autres, à l’instar de Puskas, refusent. Dénoncé comme traitre de la patrie par les dirigeants du Parti, Puskas écope également d’une suspension de 18 mois par la Fifa. Il passera deux ans dans un camp de réfugiés en Autriche, avant de rejoindre le Real Madrid. Czibor, autre joueur talentueux de la sélection, part jouer pour le FC Barcelone. Ainsi, l’une des plus belles équipes de tous les temps s’est dissoute sous les coups de canon des chars soviétiques.
Nos Desserts :
- Au Comptoir, on écrit souvent sur le football
- Pour en savoir plus sur Gustav Sebes, ancien ouvrier à Boulogne-Billancourt
- L’auteur du tableau en Une de l’article est Alexander Deïneka dont le rôle dans la propagande soviétique fût fondamental
- Le Comptoir vous a souvent présenté une autre vision du socialisme à l’opposé de l’étatisme soviétique (et du Parti solférinien)
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