Culture

Des rizières à Netflix : les mille vies de « Bella Ciao »

Tout le monde ou presque a déjà fredonné Bella Ciao, mais très peu connaissent ses véritables auteurs et compositeurs. Et pour cause, la destinée de cette chanson pourrait bien être de n’appartenir à personne. Reprise à toutes les sauces et entendue dans des contextes pour le moins ambivalents, l’histoire de cet hymne résolument solaire est aussi passionnante que tumultueuse. La découverte de ses racines anciennes permet de mieux discerner l’équivoque de ses fruits contemporains.

La Casa de Papel est le dernier événement en date à avoir placé Bella Ciao sur le devant de la scène culturelle. La série Netflix, qui met en scène un groupe de braqueurs pour le moins fantasques, diffuse la chanson italienne dans plusieurs de ses séquences. Cette association, bien qu’efficace pour la dépoussiérer, cache sa véritable envergure historique. Car il serait trompeur de la classer parmi les chants de la révolte narcissique qui enflamme les personnages de cette série. Pas besoin de nager dans des billets de banque pour profiter de l’énergie de Bella Ciao.

Conscient de l’intérêt du sujet, le docteur en histoire des langues Carlo Pestelli y a consacré tout un ouvrage, Bella ciao – Canzone della libertà. On y découvre que la paternité de Bella Ciao fut l’objet de discussions et de controverses significatives des évolutions de la société italienne et peut être même du modèle occidental. L’histoire de cette chanson raconte les époques où elle se chante. Elle rassemble les récits de ceux qui l’ont écrite ou qui disent l’avoir écrite, de ceux qui l’ont interprétée à des moments marquants et dans des contextes symboliques, de ceux enfin qui l’écoutent, la reprennent, la scandent, et parfois la déforment, la récupèrent. Miroir des désunions du peuple, elle est aussi l’une des synthèses de ses espérances.

« Pas besoin de nager dans des billets de banque pour profiter de l’énergie de Bella Ciao. »

Une orpheline aux racines nombreuses

En ces temps de chasse aux fake news, il convient de signaler combien la presse en diffuse sur ce type de sujets, où le champ d’investigation se limite souvent à la première page de résultats Google. « N’en déplaisent aux puristes [1] » de l’actu Kleenex (du genre d’Europe 1), Bella Ciao n’est pas le fruit d’une succession linéaire d’événements que l’on peut présenter en deux minutes trente [2]. Comme l’explique Carlo Pestelli, cette chanson est le résultat de traditions orales et de contaminations réciproques, qui font qu’elle ne peut avoir de père clairement identifié. Elle possède tout au mieux des oncles et tantes plus ou moins éloignés, qui s’inscrivent dans des temporalités différentes. Il faut d’abord noter que les paroles les plus fréquemment chantées aujourd’hui (voir image ci-dessous) résultent de quantité d’inspirations possibles qui sont partiellement dissociables de la mélodie. Une mélodie partageant d’ailleurs ses sonorités avec plusieurs morceaux composés et joués par des musiciens qui ne se sont jamais connus… Vous l’aurez compris, le terrain d’étude est vaste.

La plus lointaine des généalogies identifiable se situe dans la France du XVIe siècle avec La complainte de la Dame à la Tour et du prisonnier. Ce texte raconte l’histoire d’une jeune fille qui éprouve ses premiers sentiments à l’égard d’un garçon. Ses ressemblances avec le texte italien qui portera les germes de Bella Ciao font de ce vestige la première manifestation fiable que les chercheurs aient découvert. La chanson transalpine sera reprise trois siècles plus tard dans un italien plus proche de celui que l’on connaît sous le titre de Fior di tomba II. Les similitudes métriques avec le titre qui nous intéresse sont trop évidentes pour ne pas conclure à des liens de parenté objectifs [3]. Sur un plan purement mélodique et rythmique, c’est au XVIIIe siècle en Italie du Nord que l’on trouve les premiers indices concluants. La Bevanda Sonnifera est une chansonnette serinée dans les jeux d’enfants consistant à se taper dans les mains face à face [4]. Moins que le thème, c’est ici l’usage de l’allitération « Ciao » qui rappelle forcément la prose que l’on connaît tous aujourd’hui.

C’est donc la rencontre de ces deux racines qui aurait permis la naissance de Bella Ciao au XXe siècle. S’il est vain de chercher à comparer les textes et que les thèmes en question soient largement répandus à ces époques, on notera tout de même que les protagonistes des chansons trouvent leur salut à travers leur sens de l’honneur et du sacrifice. C’est justement sur des questions d’éthique que les parents modernes de Bella Ciao s’écharperont plus tard.

Les rizières pour grandir

Dans l’immédiat après-guerre, les choses se précisent. On commence alors à entendre la Bella Ciao que l’on connaît dans les rues de l’Italie libérée, mais il est alors impossible d’en identifier la provenance. S’agit-il d’un chant des résistants italiens entonné dans le maquis (l’équivalent du Chant des partisans côté français ? Ou bien d’un chant de la Libération, fruit de l’allégresse du moment ? Certains disent ne jamais l’avoir entendue auparavant et d’autres, comme la Brigada Patrioti sont formels : Bella Ciao est une variante d’un texte chanté par les mondine, ces saisonnières qui travaillaient dans les rizières du sud des Alpes au début du siècle. Cette thèse va peu à peu devenir majoritaire, jusqu’au témoignage d’une dénommée Giovanna Daffini qui mettra tout le monde d’accord… pendant un certain temps.

Née en Lombardie à l’aube de la Première Guerre mondiale, la jeune femme n’a, paraît-il, jamais quitté sa guitare, autant dans la misère des rizières de la plaine du Pô que dans la résistance transalpine. Au sortir de la guerre, cette figure va rapidement séduire le petit peuple italien. Au sein de son répertoire, Bella Ciao occupe une place de choix. Depuis une interview publiée en 1962, c’est en effet devenu « sa chanson ». Elle raconte l’avoir écrite elle-même durant la guerre, à partir d’un chant que les mondine fredonnaient pendant leur dur labeur. La petite histoire convainc sans difficulté le public, car elle offre une généalogie séduisante. À mi-chemin entre lutte des travailleurs, résistance à l’envahisseur et émancipation féminine, Daffini est l’auteure et l’interprète idéale de la chanson.

Jules Breton, Les Sarcleuses (1860), The Met, New York.

En 1964, c’est la consécration pour la chanteuse originaire de la province de Mantoue. Le festival Dei due Mondi de Spolète, habitué aux concerts de musique classique et au public qui va avec, innove en faisant dialoguer les sphères musicales. Cette démarche avant-gardiste se saisit de la mode du folk et va jusqu’à faire de Bella Ciao sa tête d’affiche. La confrontation des deux horizons culturels donne lieu à des tensions spontanées qui échappent aux calculs des organisateurs. Les artistes, amères de certaines injustices sociales, profitent de cet espace d’expression pour régler leurs différends en chanson. Leurs situations de classe sont exhibées sans pudeur, leurs reproches impossibles à contenir : « Messieurs les traîtres et les officiels qui avaient voulu la guerre, bouchers qui avaient vendu et fait démembrer la jeunesse comme de la viande » fredonne par exemple l’un des interprètes en regardant le public droit dans les yeux. Certains spectateurs s’indignent et se lèvent pour protester. La police présente sur les lieux est à deux doigts d’intervenir, lorsque la voix à la résonance faciale de Giovanna Daffini vient calmer les esprits. Pourtant très éloignée des techniques vocales valorisées par les nantis de l’époque, Bella Ciao fait ce qui ne se fait jamais : elle transcende les appartenances de classe. Sans qu’il y ait à le dire, tout le monde s’entend pour écouter ce chant d’union.

« Bella Ciao fait ce qui ne se fait jamais : elle transcende les appartenances de classe. »

La querelle pour mûrir

Si l’événement se termine sans heurts, c’est aussi parce que le journal communiste Unità l’a bien voulu. Ils ont en effet attendu la fin du festival pour publier une lettre reçue quelques jours plus tôt. Un certain Vasco Scansani y certifie avoir lui-même écrit Bella Ciao en 1951, à l’occasion d’une fête organisée par les mondine. Rapidement interrogée au sujet de ce que les Italiens nommeront bientôt « il caso Bella Ciao » (NDLR : l’affaire Bella Ciao), Giovanna Daffini n’exclue pas que l’auteur de ce texte soit effectivement ce monsieur. Elle annonce qu’elle n’enregistrera plus jamais ce titre et maintient le flou sur ses origines. Débute alors une polémique qui, d’une certaine manière, n’a jamais cessé. Bien que Bella Ciao ne réclame pas d’auteur, les prétendants à son écriture vont dorénavant se multiplier.

Ce seront d’abord d’anciennes homologues de Daffini qui ouvriront une nouvelle piste. Bien qu’elles valident la version selon laquelle les mondine sont à l’origine de Bella Ciao, elles y ajoutent un couplet qui daterait lui de la Première Guerre mondiale [5]. S’agirait-il ainsi d’un chant militaire antérieure à la période envisagée jusque-là ? À peine des recherches sont entreprises dans ce sens, que d’autres thèses voit le jour. En 1974, le mélomane Rinaldo Salvadori raconte avoir composé cette mélodie dans les années 1930 alors qu’il était amoureux d’une Française travaillant dans les rizières. En plus de la paternité directe de Bella Ciao, c’est le titre chanté par les mondine qu’il s’attribue. Cet ex-carabinier a bien compris que ces deux chansons étaient intrinsèquement liées et réclame des droits d’auteur qui commencent à avoir de l’importance à cette époque. Pendant longtemps, il cherchera la feuille sur laquelle il aurait écrit le texte initial et finira par commettre un faux rapidement décelé.

En plus de quelques autres tentatives d’appropriation des paroles de Bella Ciao, sa mélodie s’est aussi cherché une lignée malgré elle pendant longtemps. On retiendra l’exemple d’un vinyle acheté en 2012 pour deux euros dans un petit disquaire parisien qui a discrètement défrayé la chronique. Le disque contient en effet une piste enregistrée à New-York en 1919 par un certain Mishka Ziganoff et qui ressemble étrangement à l’air de Bella Ciao. Il y aurait encore eu là de quoi raviver la polémique si le principal intéressé n’était pas mort et enterré depuis 1967, faisant de ce scénario un quasi inconnu parmi d’autres. Il est tout à fait envisageable que l’affaire Bella Ciao soit aujourd’hui juste en sommeil et que d’autres parents plus ou moins sincères se penchent encore au dessus du berceau doré. De plus, il est certain que les reprises seront encore nombreuses.

Depuis la reprise d’Yves Montand enregistrée en 1963, Bella Ciao a largement dépassé les frontières italiennes, faisant de ce chant populaire un véritable tube international qui attise mécaniquement les convoitises. Sa récente présence dans La Casa de Papel n’est qu’une énième récupération d’une mélodie qui parle à tout le monde, de plus en plus pour ses sonorités festives que pour sa substance révolutionnaire.

La révolte pour finir ?

Et si, après tant de tumulte, Bella Ciao finissait par intégrer le top 50 ? En tout cas, des groupes et chanteurs célèbres comme Manu Chao, Zebda, Modena City Ramblers, New Orleans Jazz Band (groupe de jazz de Woody Allen) et bientôt Maître Gims n’hésitent pas à la reprendre et à la modifier. Ils renouvellent ainsi sa popularité mais recomposent également sa dimension contestataire, pour parfois en faire un produit comme les autres. Le marché a ses raisons que la loyauté ignore. Cependant, un usage alternatif de la chanson perdure en parallèle. Des non-professionnels de la musique la choisissent en effet régulièrement pour défendre leur groupe d’appartenance ou des valeurs qu’ils estiment menacées. Ce sont davantage ces motifs qui font qu’elle est traduite dans plus de quarante langues et idiomes différents. Des supporters danois pour encourager leur équipe [6] à Christophe Alévêque pour l’hommage à Charlie Hebdo, en passant par les sécessionnistes de la République populaire de Lougansk pour leur indépendance, Bella Ciao résonne indistinctement pour toutes les luttes. Des luttes qui aujourd’hui se contredisent et s’affrontent plus qu’elles ne songent à s’unir autour d’un enjeu supérieur.

Comment se fait-il que cette chanson parvienne à devenir l’hymne de combats aussi contrastés ? Son côté passe-partout linguistique, phonétique et rythmique n’y est sans doute pas étranger. Sa mélodie simple et son refrain joyeux l’intègrent dans le club fermé des chansons qui rentrent facilement dans la tête sans agresser l’auditeur. Pour le critique musical Alessandro Portelli, Bella Ciao partage ses qualités propices à la mémorisation et à la répétition quasi-involontaire avec… le jingle publicitaire. Cette dimension combinée à ses situations originelles d’expression et à la puissance d’Internet fondent sa notoriété auprès des protestataires de tous les pays.

Bella Ciao s’est popularisée dans le tumulte de la modernité auquel elle offre un écho singulier. Les gens se l’approprient de diverses manières, persuadés qu’elle est un peu faite pour leur combat collectif ou personnel. Rien ne permet de classer cet infinité de chapelles revendicatives, si ce n’est comme toujours notre ennemi le capital [7]. À l’heure où le libéralisme libertaire accable le monde de la culture et où la moindre création est sommée de se trouver un marché, Bella Ciao s’aligne sur les tendances structurelles. Les hymnes sans lieux, sans époque et sans racines sont plus que jamais ceux du capital en mouvement, sur lesquels s’agitent des êtres indistincts, polis par la culture de masse. Tournés par essence vers l’efficacité, les bornes politiques admises ne contrarient en rien leur résultat. Un aliéné de gauche compte autant qu’un aliéné de droite même lorsqu’il chante Bella Ciao.

En revanche, les chants qui n’ont pas besoin d’auteur pour être repris par le peuple sont toujours porteurs d’espérance. Radicaux par nature, ils sont ouverts à toutes les voix d’en bas et opposés à toute instrumentalisation d’en haut. Ils ne désignent ni chefs dans leurs rangs ni responsables dans ceux d’en face, car ils s’en prennent au système dans son ensemble. Ils sont fondamentalement révolutionnaires. La frontière entre les deux interprétations est donc aussi fine qu’un billet de banque. En italien, « ciao » veut aussi bien dire au revoir que bonjour et c’est le contexte d’élocution qui lui confère son sens. Pour Bella Ciao, l’ambivalence semble être du même ordre.

Notes :

[1] Expression empruntée à la chronique de Raphaëlle Duchemin du 27 avril 2018 dans laquelle elle a « choisi pour nous » (nom de la chronique) une présentation pour le moins partielle de Bella Ciao.

[2] À côté des deux minutes trente d’Europe 1, il existe quantité d’articles plus ou moins développés sur le sujet. Ils partagent un même goût pour l’affirmation péremptoire, comme si l’usage du conditionnel était discréditant. Que ce soit sur Marianne, le site Programme-TV.net ou Cosmopolitan.

[3] Le début et la fin de la chanson en particulier : « Sta mattina me son levata, prima ancora che spuna el sol. E a la finestra me son trata […] Tutti quelli che passeranno oh ! Diranno, oh che bel fior ! Questo e’l fiore de Rosetinna che xe morta per amor ».

[4] Extrait : « Intan’ che l’acqua si schiarisce noi alter due farem l’amor e con quel ciao, le la m’fa ciao, le la m’di ciao ciao ciao li staghe fermo sciur cavaliere che tutta l’acqua mi fa trobiar ».

[5] Le couplet en question : « Una mattina, mi sono svegliato /o bella ciao, ciao, ciao /o bella ciao, ciao, ciao / una mattina, mi sono svegliato / e sono andato disertor. »

[6] À l’heure de la rédaction de cet article, le Brøndby IF est leader du championnat national du Danemark.

[7] Titre du dernier ouvrage Jean-Claude Michéa qui désigne la problématique de fond.

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6 réponses »

  1. Merci de me remettre les choses à l’endroit concernant Bella Ciao. Cette série pour adulescents attardés en manque d’action et de phraséologie débile est une insulte à ce chant révolutionnaire.
    Je ne joue pas au vieux con, Netflix sait produire/diffuser des séries de qualité. Mais là, on touche le fond.

      • Bonjour et merci pour ce commentaire! Je vous avoue avoir hésité à critiquer la série tant elle faisait l’unanimité auprès de mes proches, mais bon… De mon côté, c’est le manque de cohérence et d’intérêt des personnages qui m’a le plus ennuyé. Berlin par exemple, prometteur au début (notamment grâce au jeu de l’acteur), enchaîne les interventions contradictoires et finit par perdre tout son charme… Au lieu d’évoluer de manière attachante, les personnages deviennent lassants au fil des épisodes tant ils manquent de caractère (le fait d’avoir des armes automatiques, de s’énerver pour n’importe quel motif et de désobéir à sa hiérarchie n’est pas suffisant pour avoir du caractère).
        Je ne parle même pas de l’aspect politique de la série, tellement soumis aux codes du libéralisme (rapports à l’esthétique, interprétation des désirs, techniques de séduction, morale dans les choix des personnages, etc.) qu’on croirait voir un épisode de « Un Dos Tres » qui se passe dans une banque… Seule scène qui peut être partiellement sauvée à ce niveau là, lorsque le professeur explique à la flic que sa vision manichéenne des gentils et des méchants ne tient pas la route et qu’il déchire le billet de banque en lui rappelant que ce n’est que du papier (http://www.antena3.com/series/casa-de-papel/mejores-momentos/el-profesor-a-raquel-has-sido-la-unica-fisura-de-un-plan-perfecto_201711235a17497e0cf232e79ce6b720.html ). Assez léger sur deux saisons…
        Bref, je suis d’accord avec vous

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