- Le tournant néo-libéral en Europe, Bruno Jobert, L’Harmattan, 1994 [1]
- La guerre des métaux rares, Guillaume Pitron, Les Liens qui libèrent, 2018 [2]
- Rien que notre défaite, Didier Leschi, Les éditions du Cerf, 2018 [3]
- 1968 : De grands soirs en petits matins, Ludivine Bantigny, Seuil, 2018 [4]
- La vie oubliée : Crise d’extinction, agir avant que tout s’effondre, Mahaut et Johannes Herrmann, Première Partie, 2018 [5]
- Sentir-penser avec la terre, Arturo Escobar, Seuil, 2018 [6]
- Pourquoi les pauvres votent à droite, Thomas Frank, Agone, 2013 [7]
- Lettres Luthériennes, Pier Paolo Pasolini, Éditions du Seuil, 2000 [8]
Serrez à droite [1]
Loin d’être le simple résultat de circonstances extérieures, le tournant néo-libéral qui s’inaugure au tout début des années 1980 s’explique d’abord par l’usure confirmée des modèles anciens et l’élimination rapide d’orientations alternatives. Sa permanence, en revanche, résulte plutôt des modifications en profondeur du climat intellectuel des années 1970 et son ancrage dans un grand dessein européen. Bruno Jobert montre que le processus d’imposition et d’acceptation du changement de référentiel passe par le fonctionnement différencié de plusieurs instances qu’il nomme forums. Il distingue notamment le forum de la communication politique, qui constitue une scène de construction de la réalité sociale sur laquelle vont se modifier les termes de la rhétorique politique dans un contexte de sortie de la guerre froide… Le consensus modernisateur s’efface devant une nouvelle rhétorique exaltant les gagnants de la nouvelle compétition et stigmatisant les blocages sociaux. Le discours néo-libéral adopté par la nouvelle opposition constitue dans un premier temps une stratégie de disqualification de l’adversaire au pouvoir. Ainsi, plutôt que d’opposer la droite à la gauche, il vaut mieux opposer les républicains et les socialistes.
Évoquons également l’invasion de la société française par un groupe social qui fera du néo-libéralisme anti-étatique un outil puissant d’élimination de ses concurrents : les économistes d’État. C’est une élite dirigeante dont le camp de base est le ministère de l’Économie (puissant outil de promotion s’il en est), parachevant ainsi la grande reconquête amorcée avec la constitution de la Ve République. Dans ce travail d’appropriation, l’homogénéisation croissante du discours de cette élite a joué un rôle essentiel. Dans les périodes antérieures, le pluralisme des orientations intellectuelles contrebalançait quelque peu la monopolisation des capacités d’expertise de l’État : elle autorisait un accès plus ouvert des différents acteurs du jeu social à ces ressources. L’arrivée de la gauche au pouvoir joue un rôle majeur. Dès le début du septennat de Mitterrand, on assiste à une marginalisation des recettes étatistes keynésiennes mais aussi du modèle néo-corporatiste de la deuxième gauche.
De la rencontre entre le néo-libéralisme dominant et les institutions de l’État-providence à la française va finalement résulter un compromis : ni élimination du second ni simple juxtaposition des deux réseaux de politique publique construits autour de référentiels différents. Elle aboutit plutôt à une réinterprétation de cet État-providence qui joue sur la complexité de son organisation et la polysémie de ses principes fondateurs et permet ainsi des reconstructions marquantes. L’expérience de la première cohabitation a marqué les limites du néo-libéralisme doctrinaire, plus particulièrement quand celui-ci prétend passer aux pertes et profits l’héritage de l’État-providence. En cela, on peut noter le poids des institutions. La solution qui aurait consisté à démanteler purement et simplement l’État-providence, bien que réclamée par les ultra-libéraux, n’est pas à l’ordre du jour aussi bien du fait des résistances institutionnelles et politiques que de l’attachement des Européens à leur modèle social. Dès lors, la recherche d’un système de protection sociale qui soit plus favorable à l’emploi est devenue un trait commun des réformes conduites et relayées par les analyses menées au sein de l’Union européenne.
L’impossible capitalisme vert [2]
La transition énergétique et la révolution numérique sont aujourd’hui sur toutes les lèvres. États, grandes entreprises et médias ânonnent ainsi en chœur : les nouvelles technologies vont nous permettre d’accéder à un monde dématérialisé. Finie l’industrie et sa pollution, l’heure sera à une croissance propre. La guerre des métaux rares met fin au rêve et nous remet les pieds sur Terre.
Journaliste pour Le Monde diplomatique, Géo, ou encore National Geographic, Guillaume Pitron s’intéresse principalement aux questions géopolitiques. C’est parce qu’il a constaté que de nouveaux rapports de force se mettaient en place et que la Chine jouait un rôle essentiel qu’il s’est finalement intéressé aux terres rares. Appartenant maintenant aux matières premières stratégiques, il s’agit du scandium, de l’yttrium, du cérium, du prométhium ou encore du samarium. S’ils existent en infimes quantités dans nos sous-sols, ils possèdent des propriétés qui les rendent indispensables à la fabrication de nos smartphones, de nos voitures électriques, de nos éoliennes ou même de nos missiles intelligents. C’est ainsi que depuis les années 1970, ils sont devenus, sans que le grand public ne le sache, des éléments essentiels de nos modes de vie. Mais ils posent trois problèmes. Le premier est que comme leur nom l’indiquent, ils sont rares ; Pitron nous apprend ainsi que les premières pénuries nous guettent déjà. Le deuxième est que leur extraction est très polluante et demande énormément d’énergie. Enfin, le troisième est qu’ils se recyclent très mal, de l’ordre de 1 % actuellement.
C’est là que réside la part d’ombre de nos technologies vertes et numériques. La fabrication d’une voiture électrique demande tellement d’énergie qu’elle rejette au final autant de CO2 qu’un bon vieux diesel. Mais, les mines étant fermées en France, nous ne nous rendons pas compte du lourd bilan écologique de nos modes de vie. Car les coûts ont été délocalisés en Chine, où a lieu plus de 40 % de la production de ces métaux. Le résultat est que notre transition énergétique risque de ne jamais arriver. Et, si c’était le cas, elle s’avérerait très polluante. Pitron plaide ainsi pour la réouverture des mines en France, pour limiter la pollution et entraîner une prise de conscience. Une fausse bonne idée selon Philippe Bihouix, qui lui répond dans Socialter et défend plutôt pour une « transition énergétique frugale ». Car Pitron le répète à longueur de conférences et d’interviews : il n’est ni anticapitaliste, ni décroissant. Et c’est dommage, car une évidence s’impose à la lecture de son livre : seule une décroissance énergétique, et donc matérielle, peut nous sauver. Le capitalisme lui ne peut survivre qu’en produisant toujours plus.
Kévin “L’Impertinent” Boucaud-Victoire
Voyage au bout de 1968 [3]
« Tout commence en mystique et finit en politique », expliquait Charles Péguy. Il semble que Mai 68 en constitue la démonstration éclatante. La révolte étudiante a ainsi façonné une génération de militants, qui a cru en la politique comme d’autres croient en la résurrection du Christ. Pourtant, la prise de pouvoir de la gauche mitterrandienne en mai 1981 a signé la fin de leurs illusions, quand ils ne se sont pas ralliés par eux-mêmes, à l’image de Dany-le-Bourge ou Romain Goupil, au capitalisme. Le premier roman de Didier Leschi l’illustre parfaitement.
Le roman raconte le destin non pas de soixante-huitards, mais de post-soixante-huitards : Edwige, Natacha et Thomas, devenu Yannick. Tous trois sont trop jeunes pour avoir joué un rôle en 1968. Mais ils sont entraînés par les sectes gauchistes, maoïstes ou trotskistes, qui ont vu le jour au lendemain de Mai 68, dans une séquence fabuleuse qui dure une dizaine d’années. Ils ne sont que lycéens, mais leur seul horizon est d’abattre le capitalisme, renverser l’État bourgeois et faire chuter l’ennemi “maxiste-léniniste” du PCF. Au bout viendra l’émancipation du genre humain, à travers celle du prolétariat victorieux. C’est à la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) d’Alain Krivine et Daniel Bensaïd que Yannick s’engage. Débute alors une merveilleuse aventure – même si elle se conclue par une désillusion – qui le mènera au PS, proche du Chevènement marxiste, puis républicain. Malgré cet infléchissement idéologique, le héros ne se reniera jamais, contrairement à nombre de ses anciens camarades.
Haut-fonctionnaire, spécialiste de la laïcité et co-auteur avec Régis Debray d’un livre sur le sujet en 2016, Didier Leschi connaît très bien le monde qu’il décrit – au point qu’on peut se demander quelle est la part d’autobiographie. Ancien membre de l’Organisation communiste des travailleurs, des Comités communistes pour l’autogestion (CCA) et de la LCR, l’auteur a peu à peu évolué vers Chevènement et la gauche “raisonnable”, sans avoir à rougir. Son roman nous plonge dans une réalité à la fois enchantée et cynique, le tout avec style.
K. B. V.
Mai 68, retour à l’histoire [4]
Face aux différentes reconstructions qui associent Mai 68 à ses conséquences présumées, l’historienne Ludivine Bantigny s’efforce de revenir, à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’événement, aux faits et aux acteurs. Si l’auteur ne cache pas sa sympathie pour les insurgés de Mai, elle reste historienne en mettant aussi bien l’accent sur les rencontres entre étudiants, paysans, ouvriers, enseignants et autres moments de solidarité que sur les conflits entre les acteurs de la contestation – l’opposition entre la CGT et les groupes d’extrême gauche ne constituant que la face immergée de l’iceberg. Le scandale de Strasbourg en 1966, la grève des ouvriers spécialisés de Blainville-sur-Orne, près de Caen dès janvier 1968 ou encore “la Commune de Nantes” constituent autant d’occasions de décentrer le regard par rapport au “Mai parisien” en redonnant toute leur place aux événements survenus hors de Paris. La dimension mondiale voire internationaliste du mouvement est soulignée — protestation contre la guerre du Vietnam, solidarité avec les insurgés du Printemps de Prague, voyages, circulation des textes critiques et des expériences de Varsovie à Milan, de New-York à Berlin —, même si celle-ci reste bien plus présente chez les étudiants que chez les ouvriers. L’ouvrage n’oublie pas le rôle de la police, ni celui des opposants à 1968, des gaullistes à l’extrême droite (Occident, Action française), cette dernière étant partagée entre sa “haine du rouge” et le fait que le mouvement présentait à ses yeux l’avantage de déstabiliser les fondements de la Ve République.
Des pages sont consacrées à la place des femmes en 1968. Si celles-ci ne sont pas absentes du mouvement, leur parole reste rare et le machisme continue de sévir, y compris chez ceux qui prônent pourtant la fin de toutes les dominations. L’historienne retrace également les différentes utopies qui ont germé en 1968, la réflexion autour de l’autogestion, et des thèmes moins attendus comme le rôle de l’Église, des émotions, de la poésie ou le poids de l’histoire, dont témoignent les slogans invitant à renouer avec la Commune de Paris. Le livre se termine sur la fin du mouvement en France – l’historienne déconstruit au passage quelques idées bien ancrées autour des Accords de Grenelle –, la reprise du travail, le retour au calme après les élections législatives du mois de juin, mais également ses prolongements en Europe, notamment en Italie et en Yougoslavie. L’ensemble de ce travail aurait pu être prolongé par une réflexion sur les mémoires de 1968 et la réduction de l’événement à la libération des mœurs, à partir des années 1980, dans le sillage du livre de Kristin Ross, Mai 68 et ses vies ultérieures. L’ouvrage de Ludivine Bantigny n’en constitue pas moins, à l’heure des reconstitutions faciles a posteriori, une référence sur l’histoire de 1968.
L’écologie est une science [5]
« Le taux d’extinction actuel des espèces est estimé dix à cent fois supérieur au taux normal, hors situation de crise. […] La sixième extinction de masse est en marche », nous préviennent Mahaut et Johannes Herrmann. Pour notre couple d’auteurs, l’écologie est une science avant d’être une orientation politique ou idéologique. Ils déplorent que, coupés de la biodiversité, les Français ne se rendent pas compte de ce qui est en jeu. Selon eux, la question du réchauffement climatique occulte celle de la disparition non humaine, qui pourtant conditionne aussi notre propre survie.
Chrétiens “bizarres” et décroissants, « bien capables d’avoir voté Mélenchon » et favorables à la « désobéissance civile », selon le blogueur Erwan Le Morhedec, qui préface l’ouvrage, le couple Herrmann maîtrise très bien son sujet. L’un, ornithologue, travaille pour l’association LPO-Agir pour la biodiversité. L’autre, journaliste spécialisée dans l’écologie, collabore à l’hebdomadaire La Vie. Tous deux sont membres de la revue d’écologie intégrale Limite. Avec leur ouvrage, ils tentent d’abord d’alerter leur communauté religieuse : les catholiques. Les auteurs s’appuient évidemment sur Laudato Si’, la désormais célèbre encyclique écologique du pape François, mais pas seulement. Ils rappellent que ces préoccupations étaient déjà présentes dans les enseignements de Jean-Paul II et de Benoît XVI, dont l’actuel évêque de Rome n’est finalement qu’un héritier. Ils s’appuient aussi sur deux figures très importantes de l’Église : Hildegarde de Bingen, proclamée docteur de l’Église par Benoît XVI, et François d’Assise. La vie oubliée ne s’adresse pas qu’aux catholiques, loin de là, mais à tous les citoyens intéressés par la question. Refusant l’antispécisme, trop relativiste, ou toute idolâtrie de la nature, le couple pointe du doigt le rôle néfaste du capitalisme. Pour eux, la défense de la biodiversité est une nécessité et ils plaident pour l’action, individuelle ou collective. Un ouvrage à lire et mettre en pratique.
K. B. V.
Une philosophie écologiste latino-américaine [6]
Les mouvements sociaux, indigènes et écologistes latino-américains ont constitué une référence importante de l’écologie politique européenne depuis une quinzaine d’années mais, paradoxalement, parmi les penseurs et théoriciens ayant inspiré ou accompagné le déploiement de ces mouvements, aucun n’avait jusqu’à présent été traduit en français, les éditeurs de l’Hexagone privilégiant généralement les auteurs anglo-saxons. C’est donc un petit événement, et la réparation d’une injustice, que la parution du recueil Sentir-Penser avec la Terre du philosophe colombien Arturo Escobar, qui nous révèle un pan largement méconnu de la pensée critique contemporaine.
Dans les premiers chapitres du recueil, Escobar reprend à son compte les grandes critiques qui ont été adressées au concept de développement et aux politiques qu’il a inspiré. Mais c’est dans les chapitres suivants, consacrés aux territoires, aux luttes qui s’y ancrent et aux “mondes” que celles-ci font émerger que la réflexion de l’auteur se montre la plus originale et la plus féconde. Inspiré aussi bien par les luttes des communautés zapatistes au Mexique ou afro-colombiennes en Colombie que par le “tournant ontologique” de l’anthropologie contemporaine (Descola, Ingold, Viveiros, etc.), Escobar soutient que les combats qui secouent aujourd’hui un nombre croissant de territoires (contre l’extractivisme en Amérique latine, sur les ZAD en France, etc.) ne sont pas seulement politiques, mais plus fondamentalement ontologiques. Contre l’ambition du monde capitaliste et techno-industriel à être LE monde et à s’imposer à tous et à toutes par la violence si nécessaire, ces luttes s’efforcent de faire advenir d’autres mondes – un “plurivers” pour reprendre l’expression de l’auteur. Entendons bien : non seulement d’autres conceptions du monde, mais plus encore d’autres manières “d’énacter” celles-ci dans des pratiques, des manières d’habiter et de construire dessinant les contours d’un autre réel, enfin libéré de la tyrannie de la marchandise, et permettant de défendre une identité ou d’en construire une nouvelle.
Mais si, comme le souligne Anna Bednik dans sa postface, « pour les communautés historiquement opprimées, la défense de leur identité est un acte de résistance qu’on revendique », il importe de se demander comment, en Europe, « dans un contexte où l’extrême-droite s’approprie l’identité […], on [peut] nommer et mieux comprendre cette force d’attraction qui fait tenir certains de nous ensemble et nous relie à certains lieux ? »
Quand le hipster devient l’ami du banquier [7]
On ne peut comprendre l’élection de Donald Trump en 2016 sans analyser le tournant idéologique qu’a connu le Parti démocrate dans les années 1970, en rupture avec les valeurs et les actions du gouvernement Roosevelt à l’époque de la Grande dépression, et qui s’est généralisé jusqu’à l’ère Obama. Le Parti démocrate s’est non seulement décentré des préoccupations des classes populaires ouvrières au profit d’un électorat libéral tant sur le plan économique que sur les mœurs, mais a contribué à leur marginalisation tout en revendiquant défendre les intérêts des minorités et des plus faibles.
Dans cet essai décapant, Thomas Frank déconstruit point par point les concepts libéraux devenus des lieux communs parfaitement anodins dans le logiciel du Parti démocrate. Autant dire que le mythe originel du self-made man, très ancré dans l’inconscient collectif américain n’est jamais bien loin. L’auteur bat d’abord en brèche l’idée de méritocratie, qui amène in fine à faire porter à une population précarisée depuis la désindustrialisation et la tertiarisation du pays de l’Oncle Sam la seule responsabilité de leur misère économique et sociale. Il explique ensuite comment le Parti démocrate a changé de l’intérieur ; à l’époque de Roosevelt durant la Grande dépression, la majorité des conseillers du président n’étaient pas issus de grandes universités et usaient essentiellement de leur bon sens et de leur connaissance intime de la population afin de réduire la pauvreté et de corriger certaines inégalités sociales. Or, le Parti démocrate, pris dans l’engrenage de la néo-libéralisation de l’économie américaine après l’abandon des théories keynésiennes a adopté le même fonctionnement qu’une entreprise privée ; il a gagné en “professionnalisme” et connaît depuis un fonctionnement technocratique. Dans l’esprit des démocrates au pouvoir, de Bill Clinton à Obama, il ne s’agissait plus donc de réduire les inégalités mais de les rationnaliser. Ainsi, dès qu’il devint impossible selon eux de modifier profondément le système, non seulement les sujets sociétaux comme la défense de l’IVG ou le mariage gay ont commencé à leur servir de paravent, mais il devint primordial que le gouvernement soit paritaire, que le président affiche sa cool attitude et fasse une démonstration de son déhanché d’enfer sur les plateaux télé plutôt qu’il agisse concrètement, au jour le jour contre la pauvreté et les discriminations sociales.
Enfin, Thomas Frank dresse le portrait de la frange bobo de la population américaine, urbaine et dotée d’un fort capital culturel et économique, qui est autant en désaccord avec les mœurs traditionnelles des républicains qu’elle est alignée sur leurs intérêts de classe. Il explique d’abord comment, dans le sillage de la contre-culture des années 1960 et du rejet concomitant du New Deal, la société post-industrielle a signé l’acte de naissance de la “nouvelle économie”, où le soleil radieux du secteur des technologies en pleine expansion a éclipsé les récits pathétiques poussiéreux relatant le déclin de sites industriels autrefois emblématiques dans la ville de Detroit. Amplifiée par le krach de la bulle internet, la collusion entre la contre-culture et le capitalisme a été rendue possible grâce à l’idée selon laquelle la rébellion n’était pas une affaire de renversement des élites mais d’incitation à l’entreprenariat. San Francisco, autrefois berceau de la contre-culture, est aujourd’hui une banlieue huppée de la Silicon Valley, de surcroît aux mains des démocrates.
En outre, l’auteur déplore le “racisme de l’intelligence” constitutif de l’identité des néolibéraux de gauche, qui établissent de manière automatique un lien entre leur bulletin de vote et leur niveau d’éducation. À leurs yeux, leurs propres choix politiques sont forcément rationnels car le fruit de leur instruction, tandis que celui des classes populaires résulterait de la frustration, puisque ces derniers, peu éduqués, seraient forcément irrationnels. Ce nouveau racisme alimente autant d’idées reçues au sein des partis politiques, du Parti démocrate américain au Parti socialiste français, qu’au sein des milieux universitaires et culturels aux États-Unis et en Europe, concentrés dans les grandes villes et déconnectés des réalités quotidiennes de millions de gens se demandant tous les mois s’ils vont pourvoir vivre dignement de leur travail et régler leurs factures.
Instructif autant qu’humoristique, cet essai se révèle aussi être une cure efficace contre l’immaturité psychologique et culturelle des prophètes auto-satisfaits du vivre-ensemble, fustigeant les miséreux qui pensent mal.
Un Manifeste cloué sur la porte de la croissance[8]
Prenant place dans les années 1970, les Lettres Luthériennes de Pier Paolo Pasolini ressemble à un manifeste. Même si cela prend la forme d’articles liés à l’actualité ou de pensées spontanées et fulgurantes, il s’en dégage pourtant un doux parfum de contestation d’un nouveau monde techniciste de plus en plus laid.
Pasolini ne mâche pas ces mots, il parle de « génocide culturel » et souhaite faire un procès aux dirigeants du parti démocrate-chrétien de l’époque pour avoir enlaidit le paysage et les cœurs des italiens. En effet, pour lui la croissance économique et la nouvelle culture bourgeoise consommatrice ont séparé les italiens de leur culture traditionnelle mais surtout d’un ensemble de valeur qui faisait la force et la beauté d’un peuple. Le sens du partage, l’humilité, l’amour de soi et des autres ont été remplacés par l’envie, le besoin matériel et la compétition. À plusieurs reprises, Pasolini critique les politiques italiens (dont le parti communiste) pour avoir confondu deux notions : le niveau de vie avec la vie. Ce qu’entend l’auteur par là, c’est que le niveau de vie (éducation, nutrition…) d’une nation peut augmenter sans que la qualité de vie devienne trouve meilleure, bien au contraire.
Tous les textes ici présents vont alors chercher à faire prendre conscience aux lecteurs mais aussi aux politiciens de l’époque de cette terrible catastrophe culturelle en train de se produire. Bien qu’étant très contextualisé, ces différents écrits nous permettent une saine observation de ce qui est devenu notre quotidien. Nous pouvons nous imaginer grâce à lui qu’avant le béton et le goudron jaillissait des champs et des forêts, qu’avant cet univers du tous contre tous, les bonnes gens s’entraidaient dans la difficulté du quotidien.
Cependant Pasolini ne cède pas à une forme testamentaire, celle d’un passé révolu, mais garde cette force et cette fougue nous permettant de ne pas virer dans le pessimisme. Loin d’un retour en arrière, la voie que nous indique ici Pasolini est celle d’une politique qui n’est pas uniquement destiné à l’épanouissement matériel mais aussi culturel et spirituel.
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