Politique

Nathalie Heinich : « L’universalisme est un outil de libération individuelle par rapport aux affiliations communautaires »

Sociologue longtemps spécialisée sur l’art, Nathalie Heinich a pris, depuis plusieurs années, position sur divers thèmes polémiques du débat public. Son dernier essai, paru à l’automne 2021 affirme son ambition dès son titre : « Oser l’universalisme. Contre le communautarisme » (éditions Le Bord de l’eau). Après l’entretien avec Alain Policar au sujet d’un essai sur le même thème de l’universalisme, elle a accepté de nous répondre.

Le Comptoir : L’universalisme paraît une notion abstraite. Comment le définissez-vous ? Et quelles sont, selon vous, ses implications concrètes ?

Éditions Le Bord de l’eau, 2021, 168 p., 16 €.

Nathalie Heinich : Comme je l’explique dans l’introduction de mon recueil d’articles Oser l’universalisme. Contre le communautarisme, l’universalisme est une conception de l’homme qui repose sur le privilège donné à ce qui est commun – donc ce qui unit – plutôt qu’à ce qui nous différencie et, par conséquent, risque de nous séparer. Sur le plan de la citoyenneté, il consiste à conférer à tous les citoyens les mêmes droits, conformément à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen que nous avons héritée de la Révolution française, elle-même héritière des Lumières. C’est dire que l’universalisme est consubstantiel à la conception française de la citoyenneté, et à la valeur d’égalité.

Concrètement, il signifie que les individus n’ont de droits qu’en tant que citoyens, appartenant à la collectivité nationale, et non pas en tant qu’appartenant à des collectifs restreints tels que les communautés de religion, de sexe, d’orientation sexuelle, d’origine géographique etc. En ce sens, il est diamétralement opposé à la conception multiculturaliste de la citoyenneté qui prévaut dans les pays anglo-saxons, et qui octroie des droits (ou des devoirs) à des membres de communautés. Ainsi, le suffrage universel n’a été effectivement réalisé en France qu’en 1946, lorsque le droit de vote a été octroyé aux femmes. Ainsi, il est également inconcevable, dans notre pays, que des postes administratifs soient affectés à des individus en raison de leur couleur de peau, de leur religion, etc.

Vous soulignez que certaines critiques contre l’universalisme reposent sur un malentendu. Quel est-il ?

Je mets en évidence quatre grands malentendus à propos de l’universalisme. Le premier est le malentendu que je nomme « sophisme de l’irréalisme », consistant à critiquer l’universalisme au motif qu’il ne serait pas réalisé. Mais c’est se méprendre sur la nature de l’universalisme, qui n’est pas un fait (susceptible d’être avéré ou pas) mais une valeur, c’est-à-dire une visée partagée. Comme toute valeur, l’universalisme ne peut être récusé que par l’invocation d’une autre valeur, mais pas par l’argument de sa non-réalisation. Il en va de même avec l’égalité : ce n’est pas parce que celle-ci n’est pas effective qu’elle n’est pas une valeur à faire advenir.

Le deuxième malentendu est le « sophisme de l’ethnocentrisme », consistant à accuser l’universalisme de n’être qu’un point de vue occidentalo-centré. C’est vrai, mais où est le problème ? Une valeur n’a pas besoin d’être objectivement universelle pour être considérée comme méritant d’être universalisée – et d’ailleurs nombre de citoyens issus de pays non-occidentaux partagent notre attachement aux valeurs démocratiques, républicaines, universalistes, qu’ils aimeraient bien voir mises en œuvre dans leurs pays.

« L’universalisme ne nie en rien les différences de cultures, mais refuse d’asseoir des droits sur ces différences. »

Éditions Gallimard, 2017, 416 p.

Le troisième malentendu est le « sophisme de la domination », consistant à accuser l’universalisme de n’être qu’un « communautarisme des dominants », qui détourneraient à leur profit l’appartenance à une humanité commune. Or, c’est une conception profondément communautariste qui, là encore, ne parvient pas à faire la différence entre un fait (l’existence de hiérarchies) et une valeur (l’aspiration à davantage d’égalité et de liberté, puisque l’universalisme permet à l’individu de s’autonomiser par rapport à ses affiliations originelles).

Enfin, le quatrième malentendu est le « sophisme de l’uniformisation », consistant à accuser l’universalisme de vouloir annihiler les différences, la diversité, la pluralité des cultures. Or, c’est là confondre l’égalité et la similitude : viser l’égalité des citoyens en droits ne signifie pas postuler qu’ils sont semblables. L’universalisme ne nie en rien les différences de cultures, mais refuse d’asseoir des droits sur ces différences. Là encore, il faut savoir distinguer le fait (les différences effectives : ce qui est) et la valeur (l’aspiration au partage de ce qui est commun : ce qui doit être). En ce sens cette réflexion d’ordre politique est dans la droite ligne de mon livre Des valeurs. Une approche sociologique où je développais notamment l’importance et les fondements de cette distinction entre faits et valeurs.

Vous estimez que le « constructivisme », c’est-à-dire cette idée que toute « construction sociale » serait à « déconstruire » en tant qu’elle serait arbitraire, est un lieu commun : « Pris comme synonyme de « fabriqué » au sens factice, donc d’inauthentique, le « construit » devient, dans cette perspective critique, rien de mieux qu’une « fable », un « mythe », dont il ne reste rien une fois qu’on l’a dévoilé comme tel. » Vous écrivez aussi « qu’il y a beaucoup de naïveté dans [le] succès de la French Theory, étayée par une grande méconnaissance des contraintes de la vie en société, des pesanteurs et des contraintes sociales ». Pouvez-vous expliquer ? En quoi ce « constructivisme » s’oppose-t-il à l’universalisme ?

Ce constructivisme-là – devenu la grande mode dans les sciences sociales ou ce qui en tient lieu – ne s’oppose pas à l’universalisme, mais simplement à la réalité de la condition humaine : ce n’est pas parce qu’un phénomène n’est pas un donné de nature qu’il serait arbitraire et pourrait être modifié à la guise des individus. Les phénomènes sociaux ont des nécessités proprement sociales et sont, le plus souvent, portés par des institutions qui sont au moins aussi structurantes et contraignantes que des faits de nature. Bref, le « socialement construit » mis à toutes les sauces n’est autre que la découverte naïve que ce n’est pas la nature qui organise le destin humain – une découverte qui date de l’invention des sciences sociales – et la croyance qu’il n’y aurait rien entre la nature et l’individu, une croyance inculte car ignorante de tout ce qui relève des faits sociaux. Un comble pour des sociologues !

Quant à la French Theory, elle consiste à imaginer qu’il n’existerait que des discours, et que ces discours seraient indéfiniment « déconstructibles » sans jamais s’adosser à des réalités tangibles ou à des vérités objectives. Je pense qu’elle relève profondément d’un fantasme infantile de toute-puissance face à une réalité qui se réduirait à ce que nous en percevons, disons ou désirons. C’est ce qui permet de comprendre son succès sur les campus en dépit de son évidente naïveté.

En quoi ces courants découlent, pour vous, d’une réception caricaturale des théories de Michel Foucault et de Pierre Bourdieu ?

La déconstruction critique des « discours », des « idéologies », des « illusions », sous couvert de leur historicité ou de leur association à des effets de domination, a été en effet très développée chez ces deux auteurs. Leurs disciples n’en ont souvent gardé que ce réflexe, sur fond de compulsion critique où la pensée est considérée comme une arme de démolition plutôt que comme un outil de compréhension et d’explication du monde. C’est un prisme déformant qui ne rend pas justice à la puissance et à la multiplicité des facettes de leurs œuvres respectives.

« La French Theory relève profondément d’un fantasme infantile de toute-puissance face à une réalité qui se réduirait à ce que nous en percevons, disons ou désirons. »

« En relativisant (…) la notion d’universalité, ces critiques ne font qu’appliquer leur propre grille de lecture – la grille communautariste – à une conception du monde politique qui, à l’opposé, tente de s’abstraire des affiliations assignées par la naissance au profit d’assignations choisies par le sujet et dont il devrait être libre de s’affranchir s’il le souhaite », écrivez-vous. Puis, quelques pages plus loin : « (…) l’inégalité entre « dominants » et « dominés » devient une donnée absolutisée, indépassable, dans laquelle « coupables » et « victimes » se trouvent une fois pour toutes enfermés ». N’y a-t-il pas une ambiguïté, davantage qu’une hostilité à l’émancipation individuelle, chez les « communautaristes » ou « racisé.e.s », à savoir que le désir de s’émanciper d’une identité attribuée par d’autres et subie comme limitante (noir, arabe…) vise à s’affirmer comme sujet de son histoire… tout en se reconnaissant une communauté de valeurs (religieuses éventuellement), d’histoire ou de souffrances vécues (colonialisme, racisme, discrimination, violences policières…) ? Ces deux dimensions ne sont-elles pas compatibles pourtant et articulables à l’universalisme républicain ?

Tout dépend des contextes – et le propre des idéologies est de ne pas tenir compte des variables contextuelles, qui au contraire sont au cœur du travail sociologique, anthropologique et historique. Selon les contextes, l’assimilation à une communauté de destin (basée sur le sexe, sur la race ou la religion, etc.) peut être le résultat d’une expérience de discrimination, ou bien la source d’un réconfort par le sentiment de ne pas être isolé, ou bien une imposition édictée par autrui et enfermant l’individu dans une communauté restreinte. Le propre de l’universalisme républicain est d’éviter cet effet d’enfermement en statuant sur le contexte particulier de la citoyenneté, mais sans prétendre dénier l’accès à différentes identités dans les contextes interactionnel, familial, professionnel, etc. En ce sens, l’universalisme est un outil de libération individuelle par rapport aux affiliations communautaires, qui cependant n’enlève rien aux solidarités effectives, donc à la fraternité. Et il est aussi, bien sûr, un instrument d’égalité puisque tous les individus sont égaux en droits dans le régime républicain – ce qui ne signifie pas, bien sûr, qu’ils le soient effectivement et sur tous les plans, mais là, c’est le rôle de l’action politique que de tendre à davantage d’égalité, ou plutôt d’équité. Égalité, fraternité, liberté : l’on voit bien le lien consubstantiel de l’universalisme avec les valeurs des Lumières instituées par la Révolution française.

Vous considérez « qu’il y a une autre façon d’être à gauche, qui consiste à ne pas systématiquement tout référer à la question de la domination ». Que voulez-vous dire ?

Sur le plan politique, nous avons connu – heureusement – d’autres gauches que celle qui s’enferme dans la dénonciation des « dominants », oubliant au passage l’importance du bien commun, de la solidarité, de la liberté de conscience, de la laïcité et autres valeurs constitutives de la culture de gauche en France. Mais c’est surtout sur le plan intellectuel – parce que je suis avant tout sociologue – que je regrette cette focalisation sur une notion qui enferme les sciences sociales dans une posture critique antinomique de la quête d’objectivité scientifique et qui, réduite à l’état de quasi-slogan, bloque la réflexion, interdit de penser les ambivalences, les nuances, les variations contextuelles, etc. L’appauvrissement de la pensée contemporaine obsédée par la « domination », le « patriarcat » ou les « discriminations » est flagrante pour quiconque a un minimum de culture et d’amour des sciences sociales – et c’est très triste.

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5 réponses »

    • Merci Michel pour ce précieux lien. Je trouve que c’est faire beaucoup d’honneur à cette sociologue que de lui accorder sur ce site, généralement plus inspiré, cette interview complaisante et de recommander son livre, comme si les médias réactionnaires ne lui offraient pas déjà suffisamment d’espace !

    • Ce qui est risible, c’est que cette sociologue voudrait une gauche débarrassée des notions de domination, de patriarcat ou de discriminations. Une gauche de droite, quoi (est-elle membre du parti prétendument socialiste ou macronienne ?)

  1. N’y a t’il pas une contradiction interne dans le texte consistant a séparer valeur et fait, et en même temps repprocher l’emprise du focal fait sur le concept de domination et donc de la valeur d’émancipation au détriment de l’examen scientifique des faits , plus généralement une valeur qui ne se manifeste pas en fait ou ne s’est jamais manifesté en fait n’est elle pas une esperance ?

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