Politique

CoLINE : « La numérisation de l’école est un scandale sanitaire majeur » 1/2

Fondé par des parents d’élève, CoLINE  est un collectif qui rassemble les personnes qui s’alarment de voir le numérique envahir nos écoles à marche forcée. Dans cette  interview en deux parties les deux fondatrices de CoLINE, Audrey Vinel et Julie Perel nous expliquent leur démarche.

Le Comptoir : Pouvez-vous présenter le collectif CoLINE ?

Audrey Vinel : CoLINE, c’est le Collectif de Lutte contre l’Invasion Numérique de l’École. Il rassemble des parents, des enseignants et tous ceux qui ne sont pas d’accord avec le fait qu’on impose l’usage systématique des outils numériques à l’école : pour “communiquer”, effectuer le suivi des élèves (résultats, absences, etc.), faire les démarches d’orientation, mais aussi et surtout dans le cadre des enseignements. L’école se numérise progressivement depuis plus de dix ans maintenant, et ces dernières années ça va très vite, ça avance à marche forcée et le Covid a été une aubaine en ce sens. Mais force est de constater que depuis tout ce temps, ni les fédérations de parents d’élèves ni les syndicats enseignants ne se positionnent clairement contre cette casse par le numérique. C’est pour répondre à ce vide-là, à ce silence coupable, que nous avons entrepris de créer un collectif national centré spécifiquement sur la numérisation de l’école. On ne peut pas rester les bras croisés devant cette arme de destruction massive de l’école !

Crédits : site du collectif CoLINE

Depuis 2011, les ENT (Espaces Numériques de Travail) se sont progressivement imposés dans le second degré. Et à présent depuis quelques années ils s’imposent aussi dans le premier degré. Ce que l’on constate, c’est qu’au prétexte de “simplifier” les échanges école-famille, on a fait exactement l’inverse. Pour les parents, la communication avec les enseignants et les établissements s’est considérablement dégradée. Ces ENT servent aussi à la “communication” entre les enseignants et leurs élèves, et ils se sont substitués à tous les supports traditionnels. Désormais, les élèves ne notent plus leurs devoirs sur un cahier de textes : ils sont sur l’ENT. S’ils sont absents, ont des soucis de discipline, les élèves n’ont plus à faire signer un mot aux parents : on est informés par un message sur l’ENT. Cela déresponsabilise complètement les élèves. Et surtout, cela crée une dépendance tout à fait insupportable à l’outil numérique : il faut se connecter sans cesse pour ne rien louper ! Ça veut dire aussi des messages pour tout et n’importe quoi, et les infos importantes se noient dans la masse. Vous êtes censé avoir eu l’information, la rater est de votre seule responsabilité.

De même on a entièrement “dématérialisé” les procédures d’orientation : il n’y a plus de fiche contact qui fait des allers-retours entre établissement et famille, il faut se connecter sur Educonnect et entrer ses choix. Les familles se retrouvent seules devant les choix à faire, dans un univers rempli d’acronymes de plus en plus obscurs, à elles de se débrouiller. Pour les familles qu’on dit “éloignées de l’école”, ça devient de plus en plus compliqué. Et on ne parle même pas de la logique de traçage et de surveillance qu’un tel système centralisé induit.

« Nous sommes en réalité face à un scandale sanitaire majeur, d’une ampleur peut-être jamais égalée. »

Crédits : Razak, all rights reserved / Flickr

Et puis surtout, et c’est bien plus inquiétant encore, il y a le numérique qui s’impose au cœur des enseignements et des pratiques pédagogiques. Depuis 2015 (et la signature par Najat Vallaud-Belkacem du partenariat avec Microsoft), le cap fixé par l’Éducation nationale est clair : il faut « équiper » les élèves, les « plonger dans un écosystème numérique » pour reprendre le jargon institutionnel. Concrètement, ça veut dire : distribution de tablettes ou d’ordinateurs portables à tous les élèves, de la maternelle au lycée. Une politique qui avance au rythme des collectivités locales, puisque ce sont elles qui sont en charge de l’équipement, ça se déploie donc de façon très inégale sur l’ensemble du territoire. Comprenez bien que c’est une obligation que l’État impose aux collectivités locales, en leur donnant aussi des dotations à cet effet, et pour celles-ci c’est souvent l’heureuse occasion de “faire des cadeaux à leurs électeurs”. Et avec la diminution des impôts locaux et donc l’augmentation des dotations d’État, forcément plus ou moins fléchées, la liberté de décision des collectivités est de plus en plus restreinte. Il y a donc des régions où tous les lycéens ont reçu un ordinateur portable en seconde, des départements où tous les collégiens ont reçu une tablette, et des communes où tous les élèves de primaire ont aussi eu droit à leur tablette personnelle, même des petits de trois ans. Il paraît que c’est formidable pour « des activités de découverte de l’écriture » ! Nous qui pensions que pour ça, il suffisait de prendre une feuille et un crayon…

À cette date, tous les élèves de France n’y ont pas encore eu droit, mais qu’on se rassure, ce sera le cas bientôt ! Et là pour les familles, c’est vite ingérable. Car lorsque le support numérique devient un “outil scolaire”, il faut l’utiliser à la maison pour “faire ses devoirs”… mais cela sert surtout à bien d’autres choses. Et le temps passé devant les écrans explose. Nous n’avons pas encore le recul nécessaire pour mesurer les conséquences exactes que cela aura sur le cerveau de nos enfants. Mais tous les parents un tant soit peu conscients savent que le danger est réel, ça commence à être suffisamment documenté. Nous observons tous par exemple que les capacités de concentration de nos enfants sont nettement moins bonnes que les nôtres au même âge. Les conséquences à moyen et long terme de la numérisation intégrale de l’école ne sont pas encore mesurables, mais on est en droit de penser qu’elles seront absolument effrayantes. Au prétexte de se montrer “modernes”, “progressistes”, et souvent par ignorance ou par incompétence, nos politiques font le choix de sacrifier toute une génération. Notre conviction, c’est que nous sommes en réalité face à un scandale sanitaire majeur, d’une ampleur peut-être jamais égalée.

Comment en êtes-vous arrivés à vous inquiéter du numérique à l’école ?

Julie Perel : La question de l’exposition aux écrans est devenue centrale dans ma profession d’orthophoniste surtout depuis l’avènement des tablettes numériques et des smartphones. En effet ces ordinateurs nomades sont maintenant dans les poches et d’accès très facile, immédiat. Le lien entre l’exposition précoce et excessive aux écrans et les troubles du développement global, du langage et des apprentissages n’est plus à démontrer. C’est cependant comme maman que la question du numérique à l’école m’est apparue comme problématique.

Nous avons toujours veillé à ne pas exposer nos enfants, choisir les contenus, ne pas autoriser les smartphones avant quatorze/quinze ans etc. cependant le Covid a fait exploser l’utilisation des écrans et les professeurs ont pris l’habitude d’ajouter des devoirs à n’importe quel moment des soirs de semaine, des week-ends, des vacances vie l’espace numérique de travail… Mon fils en venait à se connecter plusieurs fois par soir avec anxiété : tantôt une évaluation annoncée un dimanche à 22 heures pour le lendemain à 8 heures (le papa recevait des notifications de pronote, ce que j’ai toujours refusé), tantôt un travail à rendre sur le “cloud” avant le dimanche 16 heures. Notre droit à la déconnexion n’était pas respecté, notre culpabilité de ne pas “gérer” ni nous organiser était très grande et surtout, à l’âge où mon fils aurait dû être autonome dans la gestion de ses devoirs, nous nous retrouvions à rester près de lui pour nous assurer qu’il ne soit pas sur Youtube au lieu de faire ses devoirs. Et même nous, parents, étions tenus de consulter l’ENT qui vient progressivement remplacer le carnet de liaison. Un enseignant m’a même assuré que la consultation de pronote était obligatoire pour les familles !

Le collège est resté sourd à nos plaintes, les professeurs ont argué qu’il n’était pas possible de revenir en arrière, que l’ENT est très pratique, etc. C’est probablement le cas lorsque les enfants souffrent de troubles des apprentissages mais pourquoi généraliser un dispositif pour enfants en difficultés à des enfants qui ne le sont pas si ce n’est pour augmenter les difficultés ? À trop externaliser nos compétences cognitives de mémorisation, de planification, de repérage… nous perdons ces compétences.

CC : Ludovic Godard – UFC

Mon inquiétude s’est d’abord mutée en colère puisque mes préoccupations n’étaient pas entendues par l’établissement et que nous étions véritablement dans un dialogue de sourds alors même que je vis quotidiennement dans mon métier les ravages de l’invasion des écrans dans la vie des familles et que je suis très documentée sur cette question. Mes arguments se heurtaient à un discours de modernité et d’aspect pratique mais modernité et progrès ne sont pas du tout la même chose !

J’ai d’abord pensé que m’opposer à la numérisation de l’école pouvait sembler injuste aux enseignants et établissements puisqu’ils n’ignorent pas qu’en dehors de l’école bon nombre d’enfants sont très exposés aux écrans. Cependant avec CoLINE nous défendons l’idée que l’école doit être un sanctuaire où il est possible pour le jeune de trouver d’autres propositions, et soit sensibilisé à une sorte d’hygiène de vie et éducation sur les dangers d’une trop forte exposition au numérique. L’école devrait être un havre de déconnexion, au moins en dehors des cours qui porteraient sur l’éducation au numérique, malheureusement les cours de technologie sont, aux dernières nouvelles, plutôt en situation de raréfaction. C’est contradictoire !

A. V. : Je crois qu’à la lecture de ce que nous expliquons juste avant, beaucoup de personnes comprennent très bien ce qui pose problème dans cette politique. Et je précise : plus que “le numérique à l’école”, ce qui nous inquiète c’est la numérisation de l’école, le fait de mettre le numérique au centre de l’école. Pour ma part, j’ai trois grands enfants, qui sont ou ont été lycéens. J’habite à Strasbourg, et depuis 2019 la Région Grand Est a généralisé le dispositif “lycée 4.0”. Tous mes enfants ont donc reçu un ordinateur portable au lycée, avec accès à des manuels numériques, les manuels en papier ont été supprimés. Dans mon lycée, ils ont même été interdits sous prétexte d’équité (un livre scolaire est devenu un produit de luxe). Je suis depuis toujours sensible à la question des dangers de la surexposition aux écrans, mais ce que je vois et ce que je vis avec mes enfants a achevé de me convaincre de leur aspect délétère et de la dépendance qu’ils génèrent.

Dans les cours où les profs demandent l’ordinateur, beaucoup d’élèves font autre chose : ils regardent des vidéos, ils jouent, ils sont sur les réseaux sociaux, ils font leur shopping. Mais au moins pendant ce temps, ils se tiennent calmes, alors on laisse faire. Et puis surtout il y a ce réflexe que je constate chez mes ados : pour le moindre travail scolaire, pour faire par exemple un commentaire de texte, le premier réflexe est d’allumer l’ordinateur, pas son cerveau. Et ils font tous comme ça, à quelques exceptions près peut-être. Comme si ces jeunes étaient devenus incapables de se faire même confiance pour penser quelque chose. Leurs points de vue sont de plus en plus formatés. C’est leur capacité même à penser qu’on détruit. À la maison, tous les soirs, je remercie la Région Grand Est : on prétexte un travail à faire et on regarde des séries. Le temps d’usage “pédagogique” de cet ordinateur n’excède pas 10% de son temps d’utilisation. Et oui, seule avec des ados, c’est ingérable. Le temps passé sur ces machins est énorme, et ça impacte réellement les relations intrafamiliales. Même entre eux, mes enfants échangent de moins en moins.

« Plus que “le numérique à l’école”, ce qui nous inquiète c’est la numérisation de l’école. »

Quels échos rencontre votre démarche ? Avez-vous reçu plusieurs demandes d’adhésion ?

A. V. : La première chose que nous avons faite pour lancer ce projet de collectif national, c’est d’écrire un texte et de le faire circuler pour tenter de fédérer d’autres personnes qui, partout en France, font le même constat que nous. Cet appel a d’abord été signé par 1 200 personnes, des parents, des enseignants, des gens de tous horizons, et plusieurs personnalités, nous avions besoin de la légitimité d’intellectuels. Il a été publié par Marianne le 16 février, et depuis il continue de tourner et de recueillir des signatures, nous serons bientôt à 3 000. Nous l’enverrons alors au ministre.

Nous avons reçu énormément de messages de soutien, de témoignages, et tous vont dans le même sens : c’est un désastre en cours, et les gens, parents comme enseignants, sont effrayés, révoltés et se sentent désemparés devant le constat qu’ils font, le même que celui que nous faisons. Tous ces messages étaient très encourageants, beaucoup de gens nous remercient de ce que nous faisons, nous disent : « Enfin ! » Beaucoup en effet nous disent leur satisfaction de ne plus se sentir seuls. Cela nous a permis de constater l’ampleur du problème et nous dit à quel point nous sommes dans le juste. Un certain nombre de personnes ont réagi avec un grand enthousiasme et nous ont fait savoir qu’elles étaient partantes pour agir sur le terrain avec nous. Il y a désormais des gens qui, aux quatre coins de la France, se sentent légitimes à entreprendre des actions là où ils sont pour alerter, dire leur refus, interpeler les politiques, les décideurs de l’Éducation nationale. Et nous le ferons tous sous une même bannière, celle de CoLINE. Désormais nous serons partout pour dire NON. Pour rejoindre CoLINE, il n’y a pas besoin d’adhérer, juste partager un même constat et une même envie d’agir. C’est un collectif, pas une association. Nous ne sommes pas légion, mais suffisamment et surtout suffisamment déterminés pour être de vrais grains de sable dans la machine.

Quelles actions concrètes comptez-vous mener pour sensibiliser à cette question ?

A. V. : Nous n’avons pas de plan d’action déterminé. Il appartient aux membres de CoLINE de décider de ce qu’il sera approprié de faire là où ils sont. CoLINE se conçoit comme un réseau. Nous mettons en place des actions de terrain et nous partageons des outils. Quelles peuvent être ces actions ? Déjà des choses très simples : distribuer des tracts à la sortie des écoles, envoyer des courriers argumentés aux élus des collectivités et aux décideurs par exemple. Leur envoyer les meilleurs morceaux du rapport du très officiel Conseil Supérieur des Programmes de l’Éducation nationale (CSP), dont nous avons compilé la dernière partie qui, pour le coup, ressemble à un manifeste contre la numérisation de l’école. Cela peut être organiser une conférence d’information sur le thème, inviter des spécialistes, comme ceux de CoSE (Collectif contre la Surexposition aux Écrans) qui soutiennent notre action et sont extrêmement convaincants, pour faire comprendre en quoi c’est criminel de numériser l’école pour le développement des enfants et leurs apprentissages, et inviter les politiques à cette conférence. Ça peut aussi être organiser une mobilisation plus visible, une manifestation par exemple devant le siège du département ou de la région qui a voté ou s’apprête à voter l’équipement de ses établissements et la médiatiser.

CC-by-sa

C’est par exemple ce que nous avons fait à Strasbourg le 26 mai dernier devant l’Hôtel de la région Grand Est. Nous avons en amont envoyé à tous les élus le “best-of” du rapport du CSP, avec un argumentaire sur les dégâts de leur “lycée 4.0”, et nous avons interviewé des lycéens pour les informer de ce que ces jeunes vivent au quotidien à l’ère du 4.0, et cette parole nous la leur enverrons aussi à tous. Il s’agit de multiplier ces actions, toutes simples ou plus ambitieuses, partout en France. Actions dont nous mettons ensuite le mode d’emploi à disposition sur notre site, en partageant les documents utiles, pour que chacun puisse s’en saisir, et qu’ainsi ces actions se multiplient.

C’est ça l’idée de notre réseau : faire là où nous sommes ce que nous pouvons faire. Et la force de notre réseau, ce sont nos signataires, que nous avons répertoriés par département, et qui constituent pour chaque action locale une force mobilisable. Derrière tout cela, il y a évidemment la conviction qu’il est nécessaire de recréer du lien humain, réel, concret, de réunir des gens autour d’une idée, d’un moment, et de faire ensemble. Il s’agit de faire parler la voix de CoLINE aux quatre coins du pays, et de donner ainsi une visibilité à notre action collective. Et puis bien sûr, forts de toutes ces personnes qui s’engagent sur le terrain dans leur commune, leur département, leur région, nous porterons des actions de plaidoyer au niveau national, à l’instar de cette première lettre ouverte au ministre.

« Nous voulons dire pourquoi nous sommes inquiets et tout comme nous questionnons la perte de la dimension humaine à cause du numérique. »

J. P. : Je pense qu’il faut absolument passer par du dialogue et de la pédagogie, communiquer et être clair sur ce que nous défendons : nous ne sommes pas opposés au numérique mais nous sommes conscients des dangers potentiels et de l’addiction qui peut découler de l’utilisation de ces objets.

Il est important de déconstruire les idées reçues sur ces appareils : que ce serait moderne, que les enfants d’aujourd’hui sont capables de les gérer, qu’ils sont “multitâches”, que leur cerveau s’adapte et peut gérer, que cela les aidera à résoudre leurs soucis attentionnels, que cela les prépare au fameux monde de demain… Rien ne le prouve et les études sérieuses et indépendantes démontrent justement l’inverse !

Cela doit se faire dans une atmosphère propice au dialogue : nous ne disons pas simplement “non”, nous voulons dire pourquoi nous sommes inquiets et tout comme nous questionnons la perte de la dimension humaine à cause du numérique, nous voulons échanger, discuter, débattre sur cette question pour de bon et pas seulement recevoir des réponses figées et fermées sur cette question !

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