Culture

Sacco et Vanzetti : l’anarchie au banc des accusés

En 1920 eut lieu aux États-Unis un procès retentissant, celui de deux anarchistes d’origine italienne suspectés d’avoir commis un braquage et tué deux personnes : Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti. Un siècle plus tard, leur culpabilité est toujours sujette à controverse. De cette célèbre affaire judiciaire – considérée, selon l’historien Howard Zinn, comme « l’un des événements les plus dramatiques de l’histoire américaine » –, le réalisateur Giuliano Montaldo a tiré un beau film, amer et révolté, ayant bénéficié d’une ressortie en salle en version restaurée l’année dernière.

Affiche à l'époque de la sortie du film

Affiche à l’époque de la sortie du film

Le film commence par une violente descente de policiers dans un quartier populaire de Boston majoritairement peuplé d’immigrés italiens. Les autorités cherchent les auteurs d’un braquage à South Braintree (Massachusetts) qui a coûté la vie à deux hommes. N’hésitant pas à recourir à la force, les policiers font irruption en pleine nuit dans les appartements vétustes, brisant les vitres des fenêtres, terrorisant des familles, détruisant le mobilier et saccageant, au passage, le local syndical. En ce temps-là, la police traquait de manière récurrente les militants ouvriers dont beaucoup étaient des nouveaux immigrés. La montée du syndicalisme inquiétait alors les patrons et le gouvernement : en 1919, on recensait 4,1 millions de grévistes réclamant de meilleurs salaires et une réduction du temps de travail. L’Amérique puritaine et capitaliste ne pouvait tolérer ces manifestations récurrentes et intempestives.

Réussissant à s’échapper lors de la rafle, Sacco et Vanzetti finissent par se faire arrêter quelques jours plus tard, alors qu’ils voyagent dans un tramway de nuit. Trouvant des armes sur eux ainsi que des tracts anarchistes, le commissaire établit, sans ciller, le lien avec le braquage survenu quelques semaines plus tôt : la nécessité de financer leurs supposés attentats les conduirait au vol. Les deux hommes sont alors inculpés, sans preuve, de double homicide et de hold-up.

Une affaire montée de toutes pièces

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Riccardo Cucciolla (à gauche) et Gian Maria Volonté (à droite)

Le procès, qui occupe la majeure partie du film, est une parodie de justice. Malgré une accusation bancale, la pression est exercée sur les témoins qui se montrent hésitants à charger la barque des suspects ou qui se rétractent. L’un d’eux est passé à tabac pour être revenu sur ses dires. La preuve de l’innocence des deux anarchistes est pourtant accablante : le jour du crime, le 15 avril 1920, les deux accusés n’étaient pas sur place – Nicola s’était rendu au consulat d’Italie à Boston pour obtenir un passeport quand Bartolomeo vendait ses poissons à Plymouth. De nombreux témoins les ayant croisés le jurent à la barre.

Néanmoins, le procureur Frederick Katzmann, sûr de son bon droit, n’hésite pas à traiter les témoins de la défense de misérables, de va-nu-pieds, de barbares, de lie de la nation. Les immigrés italiens ne sont pas dignes de confiance, contrairement aux témoins américains, leurs témoignages ne sont donc pas recevables : tels sont les arguments du procureur. Un subtil mélange de racisme envers les étrangers et de dégoût pour le bas peuple. Au grand dam des accusés, le procès se politise, laissant de côté l’enquête criminelle : n’ayant pas de preuve directe de leur culpabilité, l’accusation met l’accent sur leur passé d’anarchistes, d’immigrés et de déserteurs. Il y a bel et bien une volonté politique tenace – représentée par la coalition du ministre de la Justice, du juge, du procureur et des policiers – d’envoyer ces “sauvages rouges” brûler sur la chaise électrique.

« Le procès des deux anarchistes se déroule dans une ambiance d’hystérie anti-communiste. »

Ainsi, malgré la défense acharnée de leur avocat Fred Moore (ardent spécialiste des procès politiques) et le soutien de leurs proches réunis en un comité de défense, les deux hommes, jusque-là dépourvus de casiers judiciaires, sont condamnés à mort. Une condamnation non pas pour meurtre mais bien pour leur origine, leur condition sociale et leurs idées politiques subversives.

Devant le tribunal

Le miroir des luttes à travers le temps

Au cœur d’un climat social étouffant marqué par de nombreux attentats à la bombe, le procès des deux anarchistes se déroule dans une ambiance d’hystérie anti-communiste : des manifestants accueillent les deux prisonniers à coups de « tueurs rouges ! », « l’Amérique aux Américains ! » et autres « traîtres d’immigrants ! » Vingt ans avant le maccarthysme, l’époque pue déjà la xénophobie, le nationalisme et la “peur rouge”. La révolution d’Octobre n’a que trois ans et la population vit sous la crainte du “virus communiste”. Conséquences de cette paranoïa généralisée, les rafles du ministre de la Justice, Mitchell Palmer, sont fréquentes chez les ouvriers, les immigrants et les militants politiques sous couvert de “sécurité nationale”.

« D’un continent à l’autre, d’une époque à l’autre, le lien involontaire et tragique des mêmes luttes et des mêmes injustices se noue. »

Giuseppe PinelliUne période sombre qui renvoie à celle de la réalisation du film. Giuliano Montaldo – qui avait été l’assistant-réalisateur de Gillo Pontecorvo pour son film La Bataille d’Alger en 1966 – s’intéressa à l’histoire tragique de ces deux anarchistes en 1971, en plein durant les années de plomb italiennes. Une scène du film fait particulièrement écho aux événements de l’époque : celle qui évoque le militant anarchiste Andrea Salsedo, arrêté le 25 février 1920, incarcéré et torturé dans une cellule située au quatorzième étage du Bureau d’investigation du département de la justice de New York, et dont le corps est retrouvé au pied du building, le 3 mai 1920. Un “suicide assisté” qui rappelle l’affaire Giuseppe Pinelli. Anarchiste italien, il est arrêté le 12 décembre 1969 et accusé d’avoir participé à l’attentat de la piazza Fontana à Milan. Selon la version officielle, le 15 décembre, Pinelli s’est jeté de la fenêtre du quatrième étage de la préfecture de police de Milan. Sa mort fut déclarée comme suicide. Mais selon certaines sources, Pinelli aurait été défenestré. Cette affaire a suscité une polémique politique car l’enquête aurait été bâclée et menée à charge dans un climat de tension, de terrorisme et de répression des cercles anarchistes italiens. D’un continent à l’autre, d’une époque à l’autre, le lien involontaire et tragique des mêmes luttes et des mêmes injustices se noue.

Deux hommes, deux parcours

Derniers mots de VanzettiL’autre particularité du film de Montaldo, malgré une mise en scène parfois trop didactique, est de montrer nettement le contraste de tempérament entre les deux hommes, à la fois complémentaires et antagonistes. Nicola Sacco, né en 1891 dans un village d’Italie du Sud, émigre aux États-Unis en 1908 ; ouvrier-cordonnier à Boston, il se rend au Mexique en 1917 pour éviter la mobilisation. D’abord républicain, Sacco devient socialiste, puis anarchiste militant. Interprété tout en colère sourde par Riccardo Cucciolla, Sacco est à la fois craintif et accablé par la situation, n’arrivant pas à maîtriser sa fougue. Il ne veut pas devenir un martyr politique, il sait qu’il n’y a plus aucun espoir et devient presque fou en prison. Son regard est plein d’amertume et de tristesse : l’éloignement définitif de sa femme et de son fils l’empêche de croire encore au combat.

Le libertaire

23 août 1927 – la une du Libertaire, journal anarchiste français créé en 1895 par Sébastien Faure

Bartolomeo Vanzetti (l’exalté Gian Maria Volonté), au contraire, est plus réfléchi et engagé, cherchant à assumer les conséquences de ce procès politique : lui aussi veut vivre, mais vivre autrement. Né en 1888 dans l’Italie du Nord, d’une famille bourgeoise, il s’intéresse très tôt au socialisme puis à l’anarchisme. À 20 ans, il émigre à New York où il exerce toutes sortes de métiers. C’est un militant syndicaliste actif, influent et très cultivé (il traduit Guerre et paix en prison). De fait, persuadé que la lutte qu’il mène se poursuivra après sa mort, il n’hésite pas à haranguer une dernière fois le tribunal : « Je suis innocent ! Je n’ai jamais volé ou tué de ma vie. Je n’ai jamais fait couler le sang d’un homme. Je me suis battu contre le crime, le pire étant à mes yeux l’exploitation de l’homme par l’homme. C’est la seule raison pour laquelle je me retrouve ici. On me persécute pour ce que j’ai réellement commis. On me persécute parce que je suis un anarchiste, et fier de l’être. Parce que je suis un Italien, et fier de l’être. Mais, je suis si convaincu d’être dans le vrai que, si vous pouviez me tuer deux fois, et que je pouvais ressusciter deux fois, j’emploierais mes deux vies à refaire exactement la même chose. Nicola Sacco… Mon camarade Nicola. Il se peut que je parle mieux que lui. Mais combien de fois, en le regardant, en pensant à lui, à cet homme que vous accusez d’être un voleur et un assassin et que vous allez tuer… Quand ses os ne seront plus que poussière et que vos noms et vos institutions ne seront plus qu’un souvenir du passé, un souvenir maudit, son nom, le nom de Nicola Sacco, continuera à vivre dans le cœur des gens. Nous devons les remercier, Nicola, sans eux nous serions morts comme deux pauvres exploités. Un brave cordonnier et un brave vendeur de poissons. Jamais de la vie nous n’aurions pu espérer en faire autant en faveur de la tolérance, de la justice, de l’entente entre les hommes. Vous avez donné un sens à la vie de deux pauvres exploités. »

« Maintenant, Nicola et Bart, vous dormez au fond de nos cœurs, vous étiez tout seuls dans la mort, mais par elle vous vaincrez. » Refrain de la chanson composée par Ennio Morricone et interprétée par Joan Baez

Lutte des classes et injustice sociale

ManifestationDurant leur détention, l’avocat William Thompson, aidé de son ami journaliste Claude Mann, procéda à une contre-enquête cherchant à révéler les véritables auteurs du hold-up de South Braintree. Réussissant à apporter la confession d’un des participants au braquage, Celestino Madeiros, et à recouper les témoignages des autres bandits en faveur de Sacco et Vanzetti, il fut néanmoins confronté à des disparitions de preuves et se heurta au dogmatisme du juge Webster Thayer qui refusa obstinément de rouvrir le procès.

Dans le même temps, des manifestations de plusieurs milliers de personnes eurent lieu dans tout le pays et en Europe (sauf dans l’Italie fasciste, bien que Benito Mussolini en personne prit leur défense !) pour réclamer la libération des deux Italiens. Les journaux firent également leurs unes de ce procès, considéré comme une honte pour les États-Unis. La dernière chance de les sauver de la chaise électrique fut de demander la grâce du gouverneur du Massachusetts, Alvin Fuller. Celui-ci reçut une pétition signée par plus de 470 000 personnes, une requête émanant de la totalité des universités américaines, et 17 000 lettres et télégrammes. Mais rien n’y a fait : les deux hommes ont été légalement assassinés le 22 août 1927 à la prison de Charlestown, après six ans de détention.

« Jamais de la vie nous n’aurions pu espérer en faire autant en faveur de la tolérance, de la justice, de l’entente entre les hommes. Vous avez donné un sens à la vie de deux pauvres exploités. » Bartolomeo Vanzetti

Le 23 août 1977, après avoir visionné le film et rencontré le réalisateur, le gouverneur du Massachusetts Michael Dukakis absout Sacco et Vanzetti, les réhabilite officiellement, déclarant que « tous les déshonneurs [doivent] être enlevés de leurs noms pour toujours ». Entre-temps, Franklin Roosevelt aura affirmé que cette affaire avait constitué « le délit le plus atroce commis en ce siècle par la justice ».

Les véritables Sacco (à droite) et Vanzetti (à gauche)

Les véritables Sacco (à droite) et Vanzetti (à gauche)

Quelques instants avant leur exécution, alors que le film se pare d’un pudique noir et blanc, Nicola Sacco écrit une dernière lettre à son fils : « Mon cher fils, j’ai rêvé de vous jour et nuit. Je ne savais plus si j’étais vivant ou mort. J’aurais voulu vous revoir, toi et ta maman. Pardonne-moi, mon enfant, pour cette mort injuste qui te prive si jeune d’un père. Ils peuvent brûler nos corps, mais pas détruire nos idées. Elles appartiennent aux jeunes, aux jeunes comme toi. N’oublie pas, mon fils, de partager avec les autres, la joie de tes jeux d’enfant. Essaie de comprendre ton prochain avec humilité, aide les faibles, ceux qui souffrent, les persécutés, les opprimés. Ce sont tes meilleurs amis. » Cette lettre, contrairement à l’ultime plaidoyer de Vanzetti, est fictive mais cela aura été la moindre des qualités du film de Giuliano Montaldo que de recréer la vérité de ce procès inique et de réhabiliter le courage de ces deux hommes.

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4 réponses »

  1. Bonjour. En aucune façon Mussolini ne… prit la défense des deux condamnés. Je ne le préciserais peut-être pas si ce n’étaient jusqu’à des universitaires -et surtout eux!- qui de temps à autre reprennent cette contre-vérité : étant bien entendu qu’une intervention publique de sa part en faveur des deux condamnés aurait assez probablement pu leur sauver la vie. Ce qui est vrai en revanche, et découle de ce qui précède, est que cette affaire commençait à le placer en position embarrassante dans la colonie italo-américaine où même les éléments droitiers lui reprochaient son inertie dans cette affaire où la composante « ethnique » était évidente ; et il fit savoir à son ambassadeur à Washington qu’il préfèrerait qu’ils ne soient pas exécutés. Mais il ne prit pas leur défense -et se solidarisa ensuite totalement de la démarche de la justice américaine lors d’un de ses discours.

  2. Merci à toi, d’avoir parlé du film…
    en ce qui concerne le discours ultérieur de Mussolini j’ai retrouvé la référence (que j’avais adressée à un site en 2008). Le compte-rendu des débats à la Camera dei deputati atteste que s’exprimant le 3 mars 1928 à propos de violences commises dans le Haut-Adige par les fascistes contre des ressortissants autrichiens, et de la protestation de Vienne qui avait suivi, Benito déclara :

    …/ Un Etat qui se respecte ne tolère pas de pareilles interventions étrangères. (Applaudissements). Le républicain démocrate Fuller, gouverneur du Massachusetts des Etats-Unis d’Amérique, nous a fourni à ce propos un exemple retentissant. (Applaudissements) ».

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