Aurélien Bernier – La gauche radicale et ses tabous, Pourquoi le Front de gauche échoue face au Front national, édition du Seuil
Et si la gauche radicale renouait avec la souveraineté populaire ?
Proche de la gauche radicale, Aurélien Bernier s’efforce d’articuler dans sa pensée décroissance, souverainisme et internationalisme. Dans cet essai sorti au début de l’année, l’ex-militant d’Attac interpelle sa famille politique. Il part d’un constat simple : alors que la crise sociale devrait lui être favorable, la gauche de la gauche et en particulier le Front de gauche, est en échec face au Front national. Aurélien Bernier identifie trois tabous qui handicapent la gauche de la gauche : le libre-échange, l’Europe et la souveraineté. Pourtant, l’essayiste explique que ce n’a pas toujours été le cas : il y a trente ans encore, le PCF était largement souverainiste et dénonçait la mondialisation, ainsi que la construction européenne, tandis que le FN se voulait le fer de lance du reaganisme à la française et défendait – sans grand enthousiasme – l’Union européenne, comme rempart au communisme. Or, l’émergence de Jean-Marie Le Pen dans le débat public ayant provoqué un traumatisme tel que la « lepennisation des esprits » s’est accompagnée d’une « anti-lepennisation des esprits ». Le résultat étant qu’un certain nombre de sujets lui ont été complètement abandonnés, dont le souverainisme. Dans le même temps, le FN se transforme progressivement pour devenir le parti de la souveraineté nationale. En s’obstinant à défendre un souverainisme national, populaire et socialiste ouvert à l’Europe et aux solidarités internationales, Aurélien Bernier pose de questions auxquelles la gauche radicale devra un jour répondre si elle veut sortir de son marasme actuel, voire prendre le pouvoir.
Nous avons par ailleurs interviewé Aurélien Bernier en novembre : « Les classes populaires se sentent profondément trahies par la gauche ».
Kevin « L’Impertinent » Victoire
Vincent Cheynet – Décroissance ou décadence, Le Pas de Côté
Éloge du sens des limites en période d’hubris
Il existe déjà une abondante littérature sur la nécessité écologique et matérielle de « décroître » et de rejeter le productivisme. Vincent Cheynet ouvre ici la réflexion critique sur l’idéologie de la croissance sous un angle totalement différent, croisant morale, anthropologie et psychanalyse. Dans les pas de Jean-Claude Michéa ou Cornélius Castoriadis, Cheynet voit dans « l’expansion de l’illimité un fait anthropologique total », à l’exact opposé de la tradition helléniste « pour laquelle l’hubris, la démesure, demeurait la faute majeure ». Ce refus des limites est paradoxalement source d’aliénation pour l’individu, en premier lieu par un désir de consommation infini et son cortège de frustrations et de névroses. Cheynet rappelle que cette « incapacité à [se] dire non », caractéristique de l’enfance, maintient l’individu « dans l’âge du sein, celui de la satisfaction de toutes les pulsions », automatiquement vues comme des droits.
Cheynet n’épargne pas son propre camp : les critiques internes au mouvement de la décroissance sont vives et tapent juste. De manière prévisible, il se montre particulièrement virulent contre certains décroissants de droite, individualistes et prônant le repli sur soi en attendant l’inévitable explosion écologique et sociale : il réaffirme ainsi le caractère fondamentalement social et politique de la décroissance. Plus inattendu peut-être, les décroissants au gauchisme simplificateur n’échappent pas à son ire. Partisans du revenu universel (vus comme des symboles de « l’âge du sein », alliant critique radicale de l’État avec volonté de maintenir chaque citoyen, fût-il oisif et désocialisé, en situation de « réclamer la tétée » de ce dernier) ou admirateurs de l’art contemporain (évacuant « toute dimension transcendante, poétique et réenchantrice du monde ») sont ainsi renvoyés hors du champ moral de la décroissance. Pour Cheynet, celle-ci est loin de n’être qu’une affaire d’écologie : « face à la laideur morale et esthétique de la société productiviste, je crois en la culture du beau et de l’élégance comme forme de résistance ». Une position qui pourra faire débat, mais qu’on aurait tort de ne pas prendre le temps d’étudier dans l’un des meilleurs essais politiques parus en 2014.
Nous avons aussi interviewé Vincent Cheynet : « Pour le libéral, la société est constituée d’un simple agrégat d’individus »
Coralie Delaume – Europe. Les États désunis, Michalon
L’Europe, c’est vraiment la paix ?
Il s’agit peut-être du titre le mieux trouvé de notre liste des livres à lire de 2014. Il est difficile de mieux résumer la situation cataclysmique de l’Europe que décrit Coralie Delaume. Ce vieux continent semble avoir toutes les difficultés du monde à se tordre pour rentrer dans l’idéal ultra-libéral et structurel américain. De cette motivation première naîtraient apparemment l’ensemble des déboires qui sévissent autour de nous. À partir de là, l’ensemble du bouquin se développe tandis que l’eurobéatitude s’effrite petit à petit sous la description de la situation. Les États toujours présents semblent tirer la couverture à eux selon leurs intérêts. Ainsi, l’Allemagne fustige les PIIGS pour leur manque de rigueur tout en maintenant un Euro fort dans son intérêt. PIIGS : un acronyme méprisant pour considérer les « partenaires » sud-européens (Portugal, Italie, Irlande, Grèce, Espagne). D’un autre côté, le déficit démocratique proviendrait à la fois d’une technocratie de la Commission européenne ainsi que de l’absence d’un peuple européen suffisamment identifiable pour asseoir sa légitimité. Tout semble alors fait à l’échelle européenne pour affaiblir les nations et donc la souveraineté populaire au profit d’une bureaucratie financière, du lobbying bancaire et des multinationales. Mais l’auteur ne s’arrête pas là et n’hésite pas à traverser le Rubicon de la pensée dominante pour s’attaquer au « mythe Monnet » : L’Europe, c’est la paix. Beau prétexte s’il en est pour justifier toutes les outrances aux pouvoirs nationaux, pour imposer toutes décisions verticales prises par une élite cooptée, rarement élue. Outre cette analyse transversale brillante, Coralie Delaume ne manque pas d’ironie, un humour noir qui nous laisse un goût amer sur notre situation : « Chez certains de nos voisins, on a au moins tenté de préserver les apparences. On y a rappelé aux urnes les « mal-votants », comme on appelle les pêcheurs à confesse. À grande-peine parfois. En Irlande, par exemple, il a fallu pas moins de quatre votes pour avaliser deux traités. »
Vincent Froget
David Peace – Rouge ou Mort, Payots & Rivages
Retour à l’époque du football populaire
David Peace voulait « pour une fois, (…) écrire sur un type bien ». Le romancier britannique a ainsi choisi de retracer – dans ce style littéraire qui lui est si propre – une partie de la vie de Bill Shankly, entraîneur emblématique du Liverpool Football Club dans les années 1960 et 1970. En quatre-vingt-dix chapitres, David Peace nous narre l’histoire de celui qui a transformé une équipe moyenne de deuxième division en mythe vivant, le tout dans une ville ouvrière passionnée de football. Bill Shankly est un homme du peuple, ancien mineur, qui a grandi dans une petite ville prolétaire d’Écosse : Glenbuck. Devenu professionnel et même international écossais, il ne quitte jamais le peuple. Grand tacticien et psychologue hors pair, il réussit sans star à créer un collectif capable de se hisser au plus haut niveau européen et à remporter des titres nationaux. Car, la force du Liverpool de Shankly, ce n’était pas les individualités – même si lors de ses trois dernières saisons, il a la chance de diriger Kevin Keegan, véritable génie qui devient par la suite double Ballon d’or – mais une histoire de solidarité, de fraternité et de courage. Le coach en est conscient et déclare fièrement : « notre football était une forme de socialisme », quelques mois après avoir pris sa retraite. Mais ce roman nous raconte également un football populaire qui n’existe plus, ou presque plus, ainsi qu’une société anglaise qui n’a pas encore été atomisée par le thatchérisme. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que le philosophe passionné de foot Jean-Claude Michéa considère que cette « épopée qui rappelle davantage Beowulf ou L’Iliade qu’un roman conventionnel sur le sport », selon les mots de The Times, est « un ouvrage majeur du socialisme ».
Kevin « L’Impertinent » Victoire
Radicalité, 20 penseurs vraiment critique (ouvrage collectif dirigé par Cédric Biagini, Guillaume Carnino et Patrick Marcolini), L’échappée
Radicalités : penser le temps présent pour s’en dispenser
Maintes et maintes fois, 2014 a été le théâtre des ravages de la modernité occidentale sur le quotidien de ses peuples, la réalité paraissant parfois céder la priorité à la fiction, sans que personne n’y comprenne quoi que ce soit dans nos médias dominants. Personne n’a pu tout suivre, mais certains ont pu essayer de comprendre, grâce à des ouvrages éclairants, des grilles de lecture adéquates ou encore de trop rares articles journalistiques de qualité. Radicalités : 20 penseurs vraiment critiques, livre ambitieux paru au début de l’année, fait partie du haut du panier de ces publications salvatrices. Réalisé par une vingtaine d’auteurs − universitaires et/ou journalistes − sous la coordination de Cédric Biagini, Guillaume Carnino et Patrick Marcolini, l’ouvrage regroupe une série de portraits d’hommes et de femmes qui, chacun à leur manière, nous aident à penser contre notre temps.
Le projet éditorial est simple et salutaire : réhabiliter une série d’intellectuels de tous bords, méconnus ou ignorés des faiseurs d’opinion, qui sont pourtant utiles pour digérer le temps présent. Ainsi se succèdent et s’entrecroisent au fil des pages les portraits et les pensées de Günther Anders, Bernard Charbonneau, Ivan Illich, George Orwell, Jean-Claude Michéa, Vandana Shiva ou encore Simone Weil, dans ce qui constitue une boîte à outils exemplaire pour comprendre et répondre aux injonctions de l’économisme et de la société qui vient. Lu d’une traite, le copieux ouvrage peut paraître assommant tant il est dense : obligeant à choisir, il s’avère être une excellente manière d’aborder un auteur avant d’entrer dans son œuvre.
En outre, les auteurs semblent avoir mis un point d’honneur à tisser des liens entre les pensées radicales exposées, qu’elles soient marxiennes, écologistes anti-modernes ou anti-totalitaires. Cette tentative de mise en cohérence idéologique esquisse les contours de ce que devraient être les luttes modernes et ce qu’elles ne sont pas : un combat de front contre le libéralisme, qu’il soit économique ou culturel, une reconquête des valeurs traditionnelles de la gauche sans aucun compromis avec l’extrême-droite, une pensée globale, complète et complexe.
Ont également été cités : Patrick Deville (Viva, Seuil), François Dosse (Castoriadis. Une vie, La Découverte), François Jarrige (Technocritiques , Du refus des machines à la contestation des technosciences, La Découverte), Jacques Julliard et Jean-Claude Michéa (La gauche et le peuple, Flammarion), Frédéric Lordon(La malfaçon : monnaie européenne et souveraineté démocratique, Les liens qui libèrent), Jérôme Leroy (L’ange gardien, Gallimard), Max Leroy (Dionysos au drapeau noir, Nietzsche et les anarchistes, Atelier de création libertaire), Natacha Polony (Ce pays qu’on abat. Chroniques 2009-2014, Plon), etc.
Nos Desserts :
- Recension du livre de Coralie Delaume sur L’Entreprise de L’Impertinence
- Recension du livre d’Aurélien Bernier sur L’Entreprise de L’Impertinence et sur le blog de Romain Masson
- Recension du livre de David Peace sur Culturopoing
- Marianne parle de Radicalité, 20 penseurs vraiment critique
- David Peace « Le football est la métaphore de la destruction des ouvriers » dans L’Humanité
- Pour trouver un livre près de chez vous, rendez-vous sur place des librairies
- Plus de 1 600 librairies en ligne sont répertoriées sur Lalibrairie.com
Catégories :Culture, Shots et pop-corns
Recherchant sur internet les liens entre souverainisme et décroissance, je tombe sur votre article, et cette citation: « Proche de la gauche radicale, Aurélien Bernier s’efforce d’articuler dans sa pensée décroissance, souverainisme et internationalisme ».
Vous êtes d’un angélisme assez touchant. Le souverainisme n’a rien à voir avec l’Etat-nation, ni d’ailleurs avec la France. C’est un courant libéral qui rejette le fédéralisme, considéré comme une entrave au développement du capitalisme. Historiquement, il naît en Europe avec les premières revendications de confédéralisme.
En réalité, le souverainisme est le cache-sexe de ceux qui détestent ce qui fait la France: l’Etat-nation. Le terme même de souverainisme appartient à des intérêts particuliers, et est marqué dès l’origine par son libéralisme.
Prenez Natacha Polony, par exemple, souverainiste revendiquée, qui se prétend défenseure de l’école républicaine mais participe activement aux congrès de la Fondation pour l’école, un think-tank de promotion de l’école privée hors-contrat. C’est un cas typique. Il y en a beaucoup d’autres. Leur parcours se recoupent. Ils prétendent dans un premier temps se battre contre la « bienpensance », puis se font ensuite récupérer par les lobbys qui veulent démolir l’état.
Prétendre concilier souverainisme et gauche radicale, c’est donc très clairement verser dans l’imposture…