À l’heure du Brexit, du président Trump ou du vote Front national, les succès des mouvements dits populistes affolent l’establishment politique et médiatique bercé par le doux rêve de la “mondialisation heureuse”. Dans son dernier livre, « L’illusion du consensus », la philosophe belge Chantal Mouffe donne des clés pour comprendre ce phénomène nouveau. Représentante du post-marxisme, auteur d’« Hégémonie et stratégie socialiste » avec Ernesto Laclau, elle est considérée comme l’une des inspiratrices du mouvement Podemos. Les populismes y sont analysés comme une réponse à une crise du politique marquée par l’illusion d’une forme consensuelle de démocratie sans conflit, sans peuple et sans identité.

François Hollande et Nicolas Sarkozy en une de Paris Match défendent le “oui” au traité constitutionnel européen de 2005, qui sera rejeté par les Français
Depuis l’effondrement du modèle soviétique, le néolibéralisme qui affirme qu’il n’y a aucune alternative à l’ordre existant exerce une hégémonie incontestée. Au lieu de profiter de la crise du vieil ennemi communiste pour redéfinir la gauche, les partis socio-démocrates se sont ralliés à cette vision et n’ont cessé de se déplacer vers la droite, au motif qu’il fallait se moderniser.
La troisième voie ou l’échec de la démocratie par le consensus
Chantal Mouffe critique les théories des penseurs de la “troisième voie”, comme Anthony Giddens et Ulrich Beck qui considèrent que la lutte des classes n’existe pas, que les conflits appartiennent au passé et que les problèmes politiques peuvent désormais être résolus par le dialogue entre des individus rationnels. Dès lors qu’il n’y a plus d’ennemi, il n’est pas étonnant de ne trouver aucune analyse critique du capitalisme moderne. Ces théories ont particulièrement influencé le Labour britannique sous Tony Blair, le SPD sous Gehrard Schröder en Allemagne et se retrouvent en France dans les positions de François Hollande, Manuel Valls ou Emmanuel Macron.
Les tenants de cette “troisième voie” défendent en réalité une vision post-politique : un monde par-delà la droite et la gauche, par-delà la souveraineté et par-delà les antagonismes. Or, comme le rappelle Perry Anderson, la politique n’est pas un simple échange d’opinions mais une lutte pour le pouvoir qui implique un affrontement entre des visions du monde différentes. Pour rétablir la dimension conflictuelle du politique, Chantal Mouffe reprend à son compte la distinction ami/ennemi établi par Carl Schmitt mais se sépare du juriste allemand en affirmant qu’il faut trouver des formes d’expression au conflit compatibles avec la reconnaissance du pluralisme démocratique.
L’autre problème du libéralisme tient dans le refus de percevoir la dimension affective des passions politiques. Les identités collectives sont considérées comme des archaïsmes voués à disparaître avec la montée de l’individualisme et les “progrès” de la raison. Les libéraux défendent un monde où les individus, désormais affranchis des liens collectifs, pourraient librement cultiver différents styles de vie sans que ne viennent y faire obstacle des attachements d’un autre âge. Les concepts de peuple, de nation, de souveraineté, de culture politique y sont donc étrangers.
« Giddens prétend contribuer à un renouveau de la social-démocratie, mais il est clair que ce supposé renouveau implique fondamentalement que le projet social-démocratique se renie lui-même pour accepter le développement actuel du capitalisme. Il s’agit là d’un changement drastique, dans la mesure où la social-démocratie a toujours cherché à combattre les inégalités et l’instabilité systématiques générées par le capitalisme. » Chantal Mouffe.
Le populisme ou le retour du refoulé
L’incapacité du libéralisme à prendre en compte la dimension conflictuelle du politique et la permanence des identités collectives explique en grande partie l’incompréhension des élites face au développement des mouvements dits populistes. Le Mouvement 5 étoiles (5MS) en Italie, le vote Front national en France, le Brexit, l’élection de Donald Trump aux États-Unis apparaissent comme autant de réactions du peuple face au consensus des élites autour de la globalisation : « Dans un contexte où le discours dominant soutient qu’il n’y a aucune alternative à la mondialisation de type néolibéral actuelle et qu’il faut se soumettre à ses lois, il n’est pas étonnant que de plus en plus de gens prêtent attention à ceux qui assurent au contraire qu’il existe d’autres solutions et qu’ils redonneront au peuple sa puissance de décision. » L’élection de Donald Trump doit beaucoup au basculement des populations des régions désindustrialisées de la Rust Belt de Pennsylvanie, du Michigan, de l’Ohio et du Wisconsin tombées aux mains des démocrates en 2012, tout comme le vote des régions désindustrialisées du nord de l’Angleterre et du Pays de Galles ont permis la victoire du Brexit.

De gauche à droite : Frauke Petry, leader d’AfD en Allemagne, Donald Trump et Marine le Pen
Le succès des populismes est lié à l’absence de démocratie conçue comme espace de confrontation entre des projets politiques différents, comme le souligne Chantal Mouffe : « Quand une politique démocratique a perdu sa capacité à mobiliser le peuple autour de projets politiques distincts et qu’elle se limite à garantir les conditions nécessaires au bon fonctionnement du marché, tous les éléments sont réunis pour permettre aux démagogues d’exprimer la frustration populaire. » La seule réponse apportée par l’establishment est la condamnation morale de ces mouvements qualifiés de réactionnaires. Emmanuel Todd souligne depuis L’illusion économique (1997) que le vote Front national s’est transformé en vote de classe et que le concept de populisme, pourtant étranger à la culture politique française, est utilisé par les élites pour dénoncer le droit du peuple à s’exprimer. Dans un contexte de crise du politique, ces mouvements expriment pourtant, même de manière extrêmement problématique, de véritables demandes démocratiques que les partis traditionnels ne prennent pas en compte.
Le point aveugle de la démocratie consensuelle est qu’elle fonctionne sur un principe d’exclusion. La nouveauté est que cette exclusion ne repose plus sur des critères politiques mais sur des bases morales. La politique consiste toujours à tracer une différence entre un “nous” et un “eux” sauf que nous ne sommes plus en présence d’un affrontement entre la droite et la gauche mais entre le bien et le mal, ce qui est traduit par la classe médiatico-politique comme un affrontement entre les gens raisonnables et les populistes. Le véritable danger est que la confrontation démocratique finisse par être remplacée par un combat entre des formes d’identification encore plus conflictuelles et plus violentes. « Quand les frontières politiques deviennent floues, la désaffection à l’égard des partis politiques s’installe et s’imposent alors d’autres types d’identité collectives, autour d’identifications nationalistes, religieuses ou ethniques. »
Vers un populisme de gauche ?
Aux yeux de Chantal Mouffe, l’importance accordée au consensus est à l’origine du désintérêt des gens pour la politique et de l’explosion de l’abstention. La politique a toujours une dimension partisane et pour que les gens s’y intéressent, il faut qu’ils aient la possibilité de choisir entre de vraies alternatives. La grande force des mouvements populistes de droite est de redonner aux gens un certain espoir, assurant que les choses peuvent changer. Cet espoir se fonde cependant sur des mécanismes d’exclusion inacceptables dans lesquels la xénophobie joue un rôle central. Leur succès doit en grande partie à leur capacité à prendre en compte le vécu, le désir, les rêves des individus et à leur donner une traduction politique. Un discours politique doit proposer des réformes mais aussi des identités qui aident à donner du sens à ce que chacun vit et de l’espoir dans l’avenir. Dans le cas du Brexit par exemple, la question de la nation, de la souveraineté et de l’identité britannique a été essentielle.
Plutôt que d’opposer les intérêts aux sentiments et la raison aux passions, une politique au service du peuple devrait offrir des formes d’identification qui favorisent des pratiques démocratiques. Cela implique d’élaborer une représentation conflictuelle du monde, avec des camps auxquels les gens peuvent clairement s’identifier. Un populisme de gauche devrait être capable de désigner l’adversaire et de mobiliser les passions du peuple au service d’un projet égalitaire de rupture avec le capitalisme mondialisé. Aux yeux de Chantal Mouffe, « croire que nous serions entrés dans un monde où les identités et les passions n’existent plus, c’est abandonner ce terrain à ceux qui veulent en finir avec la démocratie. »
Nos Desserts :
- Au Comptoir, après ladécision des britanniques dosrtir de l’UE, on vous proposait les réflexions d’Adlene Mohammedi sur le sujet
- Récemment, on discutait du vote FN sans condescendance avec Nicolas Lebourg
- On a aussi pu s’entretenir avec Jean-Claude Michéa sur les relations que la gauche entretient (mal) avec le peuple, ici et là
- Télérama et Libération ont interviewé Chantal Mouffe autour de son nouveau livre
- « Europe, le retour du peuple ou du populisme ? » avec Jacques Rancière et Vincent Descombes sur France Culture
- « L’heure du peuple », conférence-débat filmée entre Chantal Mouffe et Jean-Luc Mélenchon
- Emmanuel Todd parlait de l’élection de Donald Trump sur Atlantico
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Il y a en France un mouvement politique dont « la force [serait] de donner aux gens un certain espoir, assurant que les choses peuvent changer », et qui pourtant ne se fonde absolument pas sur une logique d’exclusion. Qui n’est même pas particulièrement de droite, ni même de gauche, et qui de ce fait aurait la capacité de susciter un consensus national comme Mélenchon en est incapable.
C’est l’UPR de François Asselineau dont personne n’a jamais entendu parler.
J’aimerais savoir ce que vous en pensez au Comptoir.
Bonjour,
Le Comptoir peut avoir des analyses communes avec les partis eurocritiques, comme l’UPR, sur la logique antidémocratique de l’Union européenne, le rapport à l’OTAN ou la défense de la souveraineté populaire. Toutefois, nous considérons que si la sortie de l’euro ou de l’OTAN sont sans doute nécessaires, il ne s’agit là que de moyens qui ne suffisent pas à bâtir un projet alternatif au capitalisme contemporain. Notre point de vue ne se limite pas à la restauration de la souveraineté nationale mais défend un socialisme ancré dans les traditions populaires, en rupture avec l’individualisme libéral, le productivisme et l’idéologie du progrès.
Cordialement