La Revue du Comptoir n°2

Samuel Hayat : « Il faut faire éclater le consensus républicain »

Samuel Hayat est un historien chargé de recherche au CNRS et au Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales (Ceraps). Il a participé récemment à la rédaction de « Quand les socialistes inventaient l’avenir, 1825-1860 », ouvrage collectif publié chez La Découverte et dirigé par Thomas Bouchet, Vincent Bourdeau, Edward Castleton, Ludovic Frobert et François Jarrige. En 2014, il a publié un ouvrage intitulé « Quand la République était révolutionnaire – Citoyenneté et représentation en 1848 » (Seuil). Pour le premier numéro de La Revue du Comptoir, nous l’avions interrogé sur les idéaux républicains des révolutionnaires de 1848 et sur la manière dont ils pourraient éclairer nos débats actuels. À l’occasion des élections présidentielles, nous publions une version numérique de cet entretien pour qu’il puisse enrichir les discussions sur la possibilité d’une VIe République.

Le Comptoir : Le concept de “république” fait aujourd’hui relativement consensus au sein des partis politiques. Votre livre montre que ça n’a pas toujours été le cas…

Samuel Hayat : La République est aujourd’hui, en France en tout cas, un mot presque exclusivement utilisé par les autorités – étatiques, médiatiques, intellectuelles, etc. – pour justifier l’obéissance, l’acceptation passive de ce qui existe. La République est une injonction, toujours du haut vers le bas, à se taire. C’est évident lorsque la République est invoquée contre les minorités pour leur rappeler leur place, mais c’est plus large que ça : la République, aujourd’hui, c’est l’ordre. Il n’y a qu’à écouter les penseurs qui se disent républicains, dont certains s’expriment dans vos colonnes : derrière leurs fétiches, l’État, la Nation, la Culture, c’est toujours le même fantasme de l’unité qui se laisse deviner, la même image réactionnaire d’une société en paix avec elle-même, dont l’homogénéité est garantie par l’État.

Or, cette conception de la République ne va pas de soi. Elle prend même le contrepied de ce qu’on appelait République lorsque le mot a commencé à être utilisé comme marqueur politique, au début de la monarchie de Juillet, dans les années 1830. La République est alors une formule éminemment subversive : elle ne renvoie pas spécifiquement à une forme de régime, c’est avant tout une promesse d’émancipation, indissociablement sociale et politique. Les républicains, très minoritaires, pensent alors d’un seul tenant le suffrage universel, l’armement du peuple, la participation de tous (en tout cas de tous les hommes) aux affaires publiques, la fin de l’exploitation…

Le but de mon livre est de revenir au moment où tout bascule : la révolution de 1848. L’insurrection du 24 février 1848, largement imprévue, non préparée, propulse au pouvoir la poignée de parlementaires républicains, les rédacteurs en chef de deux journaux d’opposition (Armand Marras, du journal libéral Le National et Ferdinand Flocon du journal républicain et social La Réforme), ainsi que – nouveauté totale – un socialiste (Louis Blanc) et un ouvrier (Alexandre Martin Albert). Ce gouvernement provisoire se trouve face au peuple parisien en armes, sommé de résoudre ce qu’on appelle alors la question sociale (le chômage, la misère, l’exploitation), devant composer avec des clubs et des journaux qui se créent par centaines, et bientôt avec une parole ouvrière qui s’affirme comme telle. C’est à ce moment-là que s’élabore, par la conjonction entre les anciens défenseurs de la monarchie et une partie des républicains, une nouvelle conception de la République, non plus comme promesse d’émancipation, mais comme un régime politique, uniquement défini par l’élection des gouvernants au suffrage dit universel.

« Le consensus actuel sur la République a été imposé par les armes, inscrivant dans notre vocabulaire même la défaite ouvrière et retournant l’idée de République contre ceux qui croyaient en ses possibilités émancipatrices. »

Selon cette conception, la République, c’est « l’ordre dans la liberté », pour reprendre le mot de l’époque, répété à longueur d’articles par Le National, l’organe des républicains supposément modérés. Lorsqu’en juin 1848 les ouvriers parisiens se soulèvent pour faire valoir leurs droits, conquis sur les barricades quelques mois plus tôt, l’Assemblée nationale majoritairement “modérée” montre bien ce qui compte le plus pour elle entre l’ordre et la liberté : elle donne les pleins pouvoirs au général Eugène Cavaignac, juste rappelé d’Algérie, qui applique aux insurgés les techniques de la conquête coloniale, faisant des milliers de morts. La IIe République naît dans le sang des classes populaires parisiennes, comme la IIIe naîtra sur les décombres de la Commune de 1871.

On voit alors ce que recouvre le consensus actuel sur la République : c’est un consensus imposé par les armes, inscrivant dans notre vocabulaire même la défaite ouvrière et retournant, sublime ironie, l’idée de République contre ceux qui croyaient en ses possibilités émancipatrices. C’est un consensus qui nous bloque intellectuellement et politiquement, et qu’il faut donc faire éclater en remettant en lumière à la fois les conceptions alternatives de la République (portées par les ouvriers, mais aussi par les femmes ou par les colonisés) et les modalités de leur invisibilisation.

Dans La solution du problème social, en 1848, Proudhon écrivait : « Dans la République, tout citoyen, en faisant ce qu’il veut et rien que ce qu’il veut, participe directement à la législation et au gouvernement, comme il participe à la production et à la circulation de la richesse. » Est-il en cela un héritier des révolutionnaires de février 1848 ?

Proudhon est lui-même un révolutionnaire de février. Même s’il est dubitatif face à cette révolution qu’il juge faite « sans idée » (Carnets, 24 février 1848), il met ses connaissances d’ancien typographe au service du journal La Réforme pour composer la première proclamation de la République, le 24 février. Cependant, tandis que tous les républicains radicaux et les socialistes sont peu à peu pris dans la préparation des élections du 23 avril, Proudhon choisit une autre voie. Il fait paraître en plusieurs livraisons, dans le journal socialiste et ouvrier Le Représentant du Peuple, sa Solution au problème social, que vous citez. Selon lui, il est illusoire d’attendre quoi que ce soit du suffrage dit universel, qu’il décrit comme « le moyen le plus sûr de faire mentir le Peuple » : l’élection, lorsqu’elle sert à donner le pouvoir à quelques-uns, sans mandat impératif ni révocabilité des élus, est une dépossession de la souveraineté du peuple, la déclaration de son incapacité.

Dès lors, comment révolutionner la société ? Par l’action non pas politique, mais économique, réalisée non par l’État, mais par la société elle-même, et en particulier par les travailleurs. C’est l’apport crucial de Proudhon, qui rencontre là toute une tradition ouvrière issue des organisations corporatives et compagnonniques : il existe un domaine d’action autonome des travailleurs, situé au sein de l’activité économique elle-même, et potentiellement révolutionnaire. Pour Proudhon, seuls les travailleurs produisent de la richesse : le système de propriété, qui permet au capitaliste de tirer une rente du travail des autres, n’est rien que l’exercice de la force, la propriété étant garantie par l’État. Il faut donc déconnecter la propriété et le capital, en permettant aux travailleurs associés, sans capitalistes, d’obtenir un crédit garanti sur leur seul travail, à taux d’intérêt nul. Il propose pour cela de mettre en place une banque d’échange, rebaptisée ensuite Banque du peuple lorsqu’il s’allie avec les délégués des ouvriers parisiens pour la réaliser, fin 1848 – quelques mois avant d’être jeté en prison pour ses écrits contre Louis-Napoléon Bonaparte, élu président de la République en décembre 1848.

En un mot, la République, pour Proudhon, c’est certes le refus de la démocratie représentative, mais c’est aussi et surtout l’émancipation économique du prolétariat, directement, sans en passer par l’État, au moyen de la construction d’un appareil autonome d’organisation de la production, du crédit, de l’échange, de la consommation. Cette idée radicale, construite et développée en interaction avec une partie du monde ouvrier, débouchera aussi bien sur les coopératives ou les bourses du travail que sur l’anarcho-syndicalisme. Proudhon est donc bien un héritier de la révolution de février 1848, en tant que celle-ci est une révolution sociale, qui pose la question de la capacité d’agir des travailleurs, contre l’idée d’une révolution limitée à l’extension de la base électorale.

Vous différenciez « représentation inclusive » et « représentation exclusive ». Cette distinction ne recoupe-t-elle pas celle entre « mandat impératif » – théorisé par Rousseau et mis en pratique sous la Commune de 1871 – et « mandat représentatif » ?

Ce qui m’a intéressé et surpris, c’est qu’en 1848, on ne trouve pas de revendication de démocratie directe. Ce qui est mis en avant par les révolutionnaires, anonymes ou non, qui prennent la parole dans leurs pétitions, leurs affiches, leurs proclamations ou leurs articles, c’est la volonté non pas de se débarrasser de la représentation, mais d’avoir une autre représentation. Le régime précédent, la monarchie de Juillet, était un « gouvernement représentatif », forme politique théorisée notamment par François Guizot, homme fort du régime. Avec le gouvernement représentatif, les citoyens qui ont le droit de vote élisent régulièrement des individus ensuite seuls chargés de prendre des décisions, tandis que le reste de la société vaque à ses occupations, généralement commerciales. Cette division extrême du travail politique est légitimée par la représentation : puisque les citoyens sont représentés, ils n’ont pas besoin d’agir directement, ils sont présents car re-présentés par leurs élus. C’est ce que j’ai appelé la conception « exclusive » de la représentation, et c’est celle qui est systématiquement mise en question, à la fois dans les mots et dans les pratiques, au printemps 1848.

« [Au milieu du XIXe siècle,] la République est une formule éminemment subversive : elle ne renvoie pas spécifiquement à une forme de régime, c’est avant tout une promesse d’émancipation, indissociablement sociale et politique. »

Mais cette critique ne se fait pas au profit de la démocratie directe. L’idée est plutôt que puisque les représentants parlent au nom du peuple, alors le peuple est invité en permanence à se prononcer sur ce qui est dit et fait en son propre nom. C’est ce que j’ai appelé la « représentation inclusive » : le fait qu’il y ait représentation encourage les citoyens à agir eux-mêmes. Quel rapport avec le mandat impératif ? Simplement que le mandat impératif est une forme de représentation inclusive, c’est une manière parmi d’autres d’inclure le peuple dans le processus de décision. Certains le demandent, au printemps 1848 ; d’autres imaginent placer à côté de l’Assemblée une autre assemblée, composée des délégués des clubs, qui surveillerait l’action des députés ; et puis en pratique on a des manifestations, qui sont des moyens de peser sur les décisions politiques, dont celle du 15 mai 1848 qui débouche sur l’invasion de l’Assemblée par les manifestants…

L’Assemblée nationale au XIXe siècle, par Édouard Baldus

Tout ceci relève de formes inclusives de représentation. Le mandat impératif en est, à mon sens, une version pauvre, en ce qu’il cantonne l’action des citoyens à la définition a priori du mandat des représentants et à la vérification de son exécution. Si le système marche bien, les citoyens n’ont d’ailleurs pas besoin d’agir tant que ça : s’ils ont de bons représentants, qui respectent leur mandat, alors ils n’ont pas de rôle entre deux élections, tout comme dans le gouvernement représentatif. C’est là le critère définitif, à mon avis : un système de représentation qui, s’il fonctionne bien, rend le peuple inactif, n’est pas un système suffisamment inclusif. Le mandat impératif peut convenir à des penseurs comme Rousseau, qui n’est pas du tout un démocrate et se satisfait de l’image d’un peuple passif, silencieux, votant sur les propositions d’un législateur éclairé et déléguant tout pouvoir de gouvernement à ce qu’il appelle une « aristocratie élective » – rappelons que pour lui, « c’est l’ordre le meilleur et le plus naturel que les plus sages gouvernent la multitude » (Contrat social, III, 5). Il me semble qu’on peut être un peu plus ambitieux, radical et inventif que ça.

« L’élection, lorsqu’elle sert à donner le pouvoir à quelques-uns, sans mandat impératif ni révocabilité des élus, est une dépossession de la souveraineté du peuple. »

Pour Aristote, le citoyen est celui qui est « capable de gouverner et d’être gouverné ». Dans ce contexte, un régime représentatif, même inclusif, peut-il vraiment être qualifié de démocratique ?

Il faut faire attention aux anachronismes : gouverner ne veut pas dire la même chose à Athènes avec ses 50 000 citoyens et dans les États contemporains. Le fond du propos d’Aristote, c’est de dire que les citoyens doivent participer à la prise de décision sur les affaires publiques et occuper des charges, avoir des responsabilités. On peut alors faire le lien avec l’opposition entre représentation exclusive et inclusive. Un système est inclusif lorsqu’il permet et encourage la participation directe, qu’elle soit conflictuelle – pétitionner, manifester, parfois s’insurger, sont des formes de participation – ou plus institutionnalisée, avec des dispositifs participatifs et l’ouverture des charges à tous, au niveau local par exemple. La représentation inclusive, c’est de la représentation qui encourage la participation. Ce n’est pas une formule magique, c’est un critère alternatif à celui du bon gouvernement pour juger de la qualité démocratique d’un système : est-ce que l’activité de représentation encourage ou non la participation directe ?

Reste bien sûr qu’il existe toute une tradition révolutionnaire, parfois fondée sur un modèle athénien fantasmé, qui valorise exclusivement la démocratie directe, la participation de tous à tout et tout le temps. Il me semble que c’est là s’engager dans une impasse. Le problème n’est pas qu’il y ait des gens qui parlent et qui agissent en notre nom ; au contraire, il est très souhaitable que dans l’histoire se soient trouvés quelques ouvriers, des femmes, des colonisés, etc., pour prendre la parole au nom de leur groupe tout entier. Le problème, c’est quand les représentants agissent hors de notre contrôle, voire exercent sur nous un pouvoir coercitif sans que nous puissions y opposer une résistance. N’oublions pas que nous sommes représentés de manière multiple, dans beaucoup d’arènes différentes : par le gouvernement et l’Assemblée, mais aussi par des syndicats, des associations, des conseillers municipaux, au niveau européen et international, etc. Ce qui importe, c’est que cette prolifération de rapports de représentation nous encourage à agir, à juger ce qui est fait en notre nom, éventuellement à prendre les choses en main directement si nécessaire. Plutôt que d’invoquer la démocratie directe à tout bout de champ, il faut penser et expérimenter des formes de représentation qui incluent les citoyens, mais aussi plus particulièrement les groupes sociaux dominés, et trouver les moyens de contrebalancer, voire de défaire, le pouvoir de ceux qui nous représentent au sein des dispositifs les plus exclusifs, en premier lieu l’État, mais aussi les organisations qui en émanent comme l’Union européenne.

« L’absence de débouché émancipateur à la critique radicale de la politique institutionnelle nourrit le découragement et la régression nationaliste. »

Notre démocratie représentative est en pleine crise. Une VIe République moins présidentielle, qui inclurait des modalités plus égalitaires comme le tirage au sort, peut-elle résoudre ce problème ?

Il y a effectivement une crise : les partis politiques de masse, qui permettaient d’inclure les citoyens, en particulier les classes populaires, ont fait leur temps. Faut-il le regretter ? Ces formes de politisation étaient exclusivement centrées sur l’État et venaient sanctionner et renforcer la dépossession du plus grand nombre. Après un siècle et demi d’illusion électorale et partisane, où l’on a pu observer toutes les formes de mensonge, de trahison et d’abus dont la classe politique était capable, que les gens en aient ras le bol ne me semble pas nécessairement une mauvaise chose. Malheureusement, si l’on s’est massivement détourné de cette politique, elle n’en a pas moins continué à exister, échappant de plus en plus aux citoyens. Les élus ont toujours la main sur le pouvoir d’État, et les médias continuent jour après jour de nous abreuver de leurs faux débats et de la mise en scène de leur concurrence.

Pire encore, nous n’avons rien su inventer de satisfaisant comme autre scène politique, comme autre espace de représentation, capable de contrer celui de la politique partisane. Il y a bien des explosions, parfois, des forums sociaux, des contre-sommets, des mouvements d’occupation comme Occupy, les Indignés, les Zad, mais tous ces mouvements buttent sur le même problème : l’acquisition d’un pouvoir d’agir qui ne passe pas par l’État. Or l’absence de débouché émancipateur à la critique radicale de la politique institutionnelle nourrit le découragement et la régression nationaliste. Il est donc urgent de reconstruire aujourd’hui des formes de représentation démocratique, mais ce n’est pas au niveau de l’État, structurellement organisé autour de l’exclusion des citoyens, que ça doit se passer. On gagnerait plutôt à retrouver, dans le passé, des manifestations de ce pouvoir d’agir extra-étatique, par exemple dans l’histoire des mouvements ouvriers, féministes, antiracistes, anticolonialistes, et en inventer de nouvelles.

Révolte des Canuts, qui avaient pour devise « Vivre libre en travaillant, ou mourir en combattant », 1831

C’est en ce sens-là que les propositions de tirage au sort ou de démocratie électronique, par exemple, peuvent être intéressantes, parce qu’elles peuvent nourrir les tentatives de construction d’un espace nouveau, hors de l’État. C’est autrement plus sérieux que les propositions de VIe République, qui relèvent d’un fétichisme institutionnel et d’une absence de sens historique inquiétants. Il ne faut pas s’y tromper : les systèmes politiques ne se changent pas durablement par en haut, sur des décisions de modification purement institutionnelles. En revanche, il y a des choses à expérimenter, hors de l’État, non pas comme des solutions miracles, mais comme des outils pour faire advenir un autre espace politique, un nouvel espace de représentation, capable de se confronter à celui qui existe, et pourquoi pas de travailler à s’y substituer. L’État semble aujourd’hui puissant, mais de la même façon que personne ne s’était levé, le 24 février 1848, pour défendre la monarchie de Juillet, on peut penser que peu de monde se lèverait pour défendre notre système politique s’il venait à rencontrer une opposition résolue.

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