Ce coup de tonnerre sur la vie politique française, 2017 apparaît dans un premier temps comme une réussite pour François Hollande et les gagnants de la mondialisation. Emmanuel Macron (En Marche !) est en tête, suivi de près par Marine Le Pen (Front national), dans ce qui s’annonce d’ores et déjà comme un combat binaire entre la démocratie et le fascisme pour les partisans du “front républicain”, ou entre un affrontement entre le “système” et “l’anti-système” pour les lepénistes les plus radicalisés. Le génie tactique de notre président sortant, qui ne payait pas de mine jusque-là, éclate au grand jour. Hollande est en effet parvenu à faire grimper son poulain au plus haut, face à l’ennemi rêvé. Il n’a pas été seul dans cette entreprise : depuis un an, de nombreux grands médias ont consciencieusement préparé les esprits à s’habituer à l’idée que Macron était le candidat de la modernité et du renouveau politique. Les partisans d’En Marche ! ont par ailleurs, il faut le reconnaître, mené une excellente campagne, n’hésitant pas à faire du porte-à-porte dès l’été dernier, à tracter dans les quartiers populaires, à recouvrir d’affiches les murs de chaque village. Dans un contexte où la remise en cause des politiques néo-libérales enfle de jour en jour, et quelques mois après le plus gros mouvement social du quinquennat Hollande, cette convergence a permis la restauration d’une idéologie molle mais rassurante auprès d’une large partie de la population française. Macron, comme le rappelle le politologue Gaël Brustier, avait pour rôle de régénérer la pensée capitaliste, et il a, pour le moment, réussi sa mission.
L’équation impossible du second tour
La présence au second tour de deux candidats jouant sur la rhétorique du “ni droite ni gauche” est indéniablement un indice du pourrissement avancé de nos institutions, mais aussi un signe de rejet massif adressé par la population française aux partis traditionnels. De manière très paradoxale, ces deux candidats sont pourtant détestés à titre égal par une part grandissante de la population et pour des raisons diverses et internes à chaque camp politique. Vu de gauche, Emmanuel Macron est un fossoyeur des droits sociaux, un anticommuniste primaire et un candidat-banquier méprisable et méprisant. Vu de droite, il est l’agent double du socialisme, le destructeur de l’identité française et un concurrent direct pour le vieux capitalisme à la papa. Marine Le Pen, quant à elle, représente plus simplement pour l’immense majorité des Français – notamment au sein des classes moyennes – le fléau d’une idéologie réactionnaire et nationaliste mortifère.
Depuis la fin du premier tour, Marine Le Pen s’est consacrée à draguer l’électorat sensible aux thèmes sociaux en mettant en avant son projet de conserver certains acquis et en édulcorant quelque peu sa rhétorique anti-immigration. Emmanuel Macron joue quant à lui la carte de l’inflexibilité, considérant que son accession au second tour est la démonstration d’une adhésion massive à son projet. Dans sa tête et dans celle de son camp, nul besoin de rétrograder sur les éléments les plus menaçants de son programme. Bille en tête, le représentant des intérêts de l’oligarchie persiste à dire qu’il détruira le Code du travail à coup d’ordonnances durant l’été 2017 et à promettre une baisse des droits sociaux et des non-remplacements de fonctionnaires.
Ces déclarations antisociales, conjuguées à l’extrême fadeur du candidat, nous mettent collectivement dans une situation périlleuse. En effet, Macron et ses soutiens ne semblent pas s’apercevoir que le rapport de force n’est pas forcément, à l’heure actuelle, en leur faveur, et ce pour plusieurs raisons. D’une part, la défiance de ceux d’en bas contre ceux d’en haut n’a jamais été aussi grande. En tant que représentant des gagnants de la mondialisation, l’ancien ministre de l’Économie cristallise autour de lui une somme de haines incalculables, venues de tous les camps, amenant même certains représentants de la droite, radicalisés par la campagne de Fillon, à appeler à voter Le Pen « pour faire barrage à Macron ». Au sein d’une gauche radicale revigorée par un score non-atteint depuis cinquante ans au premier tour (19,6 %), nombreux sont ceux qui comptent s’abstenir, refusant de choisir entre un candidat anti-parlementariste et une candidate représentant toutes les perversions de notre système politique. Nombreux sont ceux aussi qui, à l’heure actuelle, ont explicitement peur des deux candidats. Dans le même temps, Marine Le Pen et ses soutiens continuent leurs tractations politiques, tendant la main vers un Nicolas Dupont-Aignan qui a été plébiscité par presque 5 % des personnes ayant voté au premier tour, et attirant vers eux tous les partisans dans ce que l’on pourrait appeler une “stratégie du chaos”.
Une équation impossible à résoudre nous est ainsi offerte. Que faire, en tant que militants socialistes face aux deux fronts, le Libéral et le National ? D’ores et déjà, remettre nos pensées en ordre : si certains parlent de ce scrutin comme d’un retour de la lutte des classes, nous devons nous opposer à cette idée avec force. Si Emmanuel Macron est bel et bien le représentant des intérêts de la classe supérieure, rappelons que le FN n’est pas un parti ouvrier ni populaire, et encore moins un parti marxiste. Pire, il s’est accaparé ces dernières années le monopole de la subversion au point de passer auprès d’un grand nombre de Français pour un parti digne de représenter les intérêts des plus faibles. Rappelons ce qu’est l’extrême-droite : une mafia, un clan réduit qui protège ses intérêts, qui les place au-dessus de tous les autres et qui est prêt à manipuler un discours social haï dans ses rangs, mais aussi à intimider, humilier, tuer et violer pour leur préservation. Rappelons que cette forme de populisme s’est historiquement bâtie sur les instincts les plus bas de l’homme, et fait du cynisme et de la méchanceté l’horizon indépassable de l’humanité. Rappelons aussi que le fascisme n’est qu’une perversion du libéralisme, un aboutissement logique de la pensée individualiste du “tous contre tous”, qu’il détourne délibérément la légitime colère populaire et qu’il remplace la lutte de ceux d’en bas contre ceux d’en haut par la guerre entre ceux d’en bas. Aucune alliance n’est et ne sera donc possible avec ce bord politique qui fait aujourd’hui office de meilleur ennemi des libéraux dans le maintien de leur domination politique. En d’autres termes, et plus simplement, le choix que nous laisse ce premier tour est celui du cancer (le FN) contre son symptôme (Emmanuel Macron).
Face au chaos apparent, des raisons d’espérer
Les temps sont difficiles, les perspectives incertaines, mais il ne sert à rien, pour l’heure, de sombrer dans le pessimisme. Bien sûr, la déception est grande, mais un certain nombre de faits doivent être rappelés pour nous permettre collectivement de relever la tête.
Le score de Jean-Luc Mélenchon au premier tour de cette élection présidentielle est de presque 20 % : malgré les désaccords que chacun peut entretenir avec son programme « L’avenir en commun », on ne peut pas essuyer d’un revers de main cette réussite. Les manifestations du printemps 2016 contre la loi Travail, ainsi que les assemblées populaires de Nuit debout, résonnaient encore il y a quelques semaines comme un échec cuisant, comme les derniers spasmes d’un désespoir social face à l’intransigeance de l’ordo-libéralisme. Nous pouvons désormais affirmer, contre les pronostics des tristes sires – et notamment ceux de Laurent Bouvet – qu’il existe bel et bien une volonté forte chez les Français de reconstruire un mouvement inspiré du socialisme et des luttes sociales qui se positionne contre les intérêts particuliers et pour une reconstruction de l’idée d’intérêt général. Le phénomène n’est pas cantonné aux seules classes moyennes, puisque de nombreuses zones très populaires ont accordé leur suffrage à cette gauche qui a laissé repousser ses testicules. La France insoumise est parvenue, contre toutes les prévisions, à pousser un cri qui résonne maintenant moins comme un cri de détresse que comme un cri de colère. À ce titre, nous pouvons affirmer haut et fort que la stratégie de Mélenchon – faire naître un mouvement populiste de gauche et se faire le porte-voix des plus faibles pour permettre l’émergence d’une nouvelle conscience commune – a été payante : elle doit donc être poursuivie dans et hors les urnes, par tous les moyens possibles.
Un autre fait majeur doit être rappelé au lendemain de ce premier tour : le paysage politique français est désormais passé à la dynamite. Les partis traditionnels que sont Les Républicains et le Parti socialiste ont perdu leur hégémonie sur leurs camps respectifs, et c’est une excellente nouvelle. Nous nous dirigeons désormais vers un paysage politique et électoral totalement rénové et composé de quatre camps principaux : un camp souverainiste et réactionnaire, plus ou moins antilibéral, dominé par le FN, qui pourrait comprendre une bonne partie de la droite des Républicains et sans doute la nébuleuse qui s’est cristallisée autour de Nicolas Dupont-Aignan. Un “Front libéral” en forme de grande lessiveuse dominé par Macron – avant qu’on lui trouve un remplaçant –, avec des ex-PS, des ex-LR et tout le gratin médiatique. Une gauche radicale antilibérale, plus ou moins souverainiste, et prenant peu à peu ses distances avec l’Union européenne sous l’égide, pour l’instant, de Mélenchon. Et une gauche européiste, actuellement représentée par Benoît Hamon, qui risque de disparaître peu à peu, siphonnée soit par sa gauche, soit par sa droite. Ces quatre pôles idéologiques – si l’on ne compte pas les partis trotskystes et ceux, groupusculaires, qui se situent à la droite du FN, feront certainement la pluie et le beau temps ces prochains mois. Au moins tout cela a-t-il le mérite d’une plus grande lisibilité.
Insistons maintenant sur le fait que les élections ne doivent plus être interprétées par personne comme l’alpha et l’oméga de toute vie politique et citoyenne. Elles doivent être regardées seulement comme un instrument parmi tant d’autres, un outil à prendre en main pour influencer une politique, faire entendre une voix ou repousser une menace urgente. Il est bien évident que personne en France, mis à part les gagnants de la mondialisation, ne pourrait se satisfaire d’une victoire d’Emmanuel Macron au second tour des élections présidentielles. Pour autant, nous devons rappeler que ce candidat, bien qu’assisté dans l’exercice du pouvoir par tout ce que compte l’oligarchie, est un candidat fragile, sec et inexpérimenté. Les lendemains de son élection pourraient être difficiles s’il ne parvient pas à s’assurer une majorité aux législatives, s’il ne peut mettre la main sur l’Assemblée nationale et s’il est attaqué sur plusieurs fronts. Gardons l’espoir que ce pantin précipite le pays dans un blocage institutionnel et dans des mouvements sociaux d’une autre ampleur que celle du printemps 2016. Certes, le meilleur comme le pire peuvent en sortir, mais avec le rapport de force qui se dessine, nous pouvons assurer le meilleur.
Socialisme ou barbarie ?
Cependant, ces touches d’espoir ne doivent pas nous faire oublier que la colère populaire est actuellement captée, pour une grande part, par le FN, malgré les bons scores de Jean-Luc Mélenchon au sein des catégories sociales les plus défavorisées. Nous ne devons pas oublier les milliers de travailleurs en burn-out, le désespoir de pans entiers de la population, les nombreux suicides chez les soignants ou chez les agriculteurs, l’injustice et la déliquescence de notre système scolaire, la psychose collective provoquée par les attentats à répétition sur le territoire français, le racisme qui se décomplexe sans l’aide systématique du FN, la haine anti-pauvres et les millions de personnes solidaires qui ne supportent plus de vivre dans cet océan de malheur.
Face à une telle pluie de difficultés, nous ne pourrons pas faire l’économie de la réflexion et de l’action. Il nous faut urgemment, comme appelait à le faire l’écrivain George Orwell, « fabriquer des socialistes », c’est à dire permettre aux hommes et aux femmes de comprendre qu’une autre possibilité se dessine face à l’individualisme, aux injustices économiques et sociales, à la haine de soi et des autres. Pour cela, il est nécessaire réorienter la colère populaire, en faire une colère saine, un terreau fertile. Il faut avoir le courage d’affirmer de manière un peu provocante, et à la manière du même Orwell, que tout ce que le FN propose de “bon” – à savoir la rhétorique sociale que ses cadres ont volée au marxisme et qu’ils ont pervertie, mais aussi l’idée d’indépendance – se trouve déjà dans le socialisme.
Au XIXe siècle, le philosophe Karl Marx parlait de « conscience de classe » pour exprimer le sentiment général qui pouvait amener un peuple à la révolte contre ses maîtres. Nous pouvons à notre tour aujourd’hui affirmer que les intérêts de notre peuple sont clairement opposés à ceux d’en haut, mais ont besoin d’être redéfinis à l’aune du XXIe siècle. Nous aspirons collectivement à une vie simple, à une vie sûre et à une vie décente, et pour que ces actions puissent dépasser le cadre individuel, c’est une véritable contre-société et une contre-culture qu’il nous faut reconstruire, à la manière de celle que proposaient les communistes au XXe siècle. Pour cela, rien ne doit être négligé : associations, manifestations, agit-prop, théâtre, éducation populaire, littérature, cinéma et musique sont autant de champs d’action possibles.
Dans la perspective de ce combat culturel, nous ne pouvons pas fermer les yeux plus longtemps sur la contre-culture qui s’érige à droite de l’échiquier politique depuis des dizaines d’années. Trop longtemps, nous avons pensé l’extrême-droite comme un vote haineux et ignorant. Nous l’avons prise de haut, mais cette mouvance dispose aujourd’hui d’une véritable culture. Ses idées se répandent dans les arts et les débats, s’affirmant, par exemple, dans le monde de l’édition, à la télévision, dans les musiques actuelles ou sur les forums des internets. Il nous faut répondre aux simplismes identitaires et ethniques par le triptyque social, écologique et territorial, à l’instar de l’excellent journal Fakir, qui promeut lui aussi la lutte contre l’extrême-droite sur ses terres picardes.
Soyons ingouvernables
En 1849, Henri David Thoreau, écrivain américain et précurseur de l’écologie politique, mettait au monde l’idée de désobéissance civile dans un manifeste dirigé contre un gouvernement belliqueux qui souhaitait entraîner son peuple dans la guerre contre le Mexique. Récemment, un collectif nommé Génération ingouvernable s’est monté sur Internet et dans la rue, appelant à un mot d’ordre semblable. Il ne s’agit pas seulement pour nous de clamer haut et fort que cette société ne nous suffit pas : il faut continuer à le faire et tenter, à chaque instant de notre quotidien, de mettre notre ligne intellectuelle en adéquation avec nos actes. L’insoumission ne doit pas rester dans les urnes. Face à n’importe quel gouvernement, face au monde du travail, face aux réflexes moutonniers induits par la superstructure de notre système, il nous faut éviter la dérobade autant que faire se peut, car de petites lâchetés peuvent avoir de grands coûts. Mettons dès à présent nos idées en pratique, et faisons de nos actes des exemples, davantage que des sujets de conversation.
Battons-nous par tous les moyens contre ce qui nous paraît injuste, et proposons simultanément une autre manière de voir le monde. Médias alternatifs, militants de terrain, zadistes, anarchistes, travailleurs, artistes, chômeurs et simples citoyens désireux de faire avancer l’idée de commun au sein d’un monde débarrassé de l’appétit des puissants, nous sommes de tous les profils et de plus en plus nombreux pour enclencher un rapport de force en notre faveur.
Et pour commencer, soyons le plus nombreux possible dans la rue le 1er mai 2017 pour protester à la fois contre le FN et ceux qui l’ont rendu possible. Soyons observateurs, et participons à tout ce qui pourra amplifier cette dynamique dans les mois qui suivront le second tour.
Nos Desserts :
- Nos articles sur Emmanuel Macron par ici
- Dans nos colonnes, nous avons aussi beaucoup parlé du Front national
- Dans un article de politique-fiction, Ludivine Bénard nous explique ce qui pourrait se passer en cas de victoire de Marine Le Pen au second tour
- George Orwell : « Le socialisme doit écarter les libéraux à la bouche fleurie qui veulent l’écrasement du fascisme »
- Selon Jean-Claude Michéa, « la gauche doit opérer un changement complet de paradigme »
- Il y a quelques temps, nous vous parlions déjà de populisme
- À lire sur Slate, un article de Gaël Brustier sur Chantal Mouffe, la philosophe qui inspire Jean-Luc Mélenchon
Catégories :Politique
Cet article démontre le mépris des gauchistes pour le peuple. Rien sur les programmes, que des anathèmes. Alors que le choix est entre le candidat des banques et la candidate des « gens d’en bas ».
Merci pour toutes ces informations et pour le tract que je n’avais pas vu et qui vaut son pesant de cacahuètes…
Tres déçue de cette intervention Surveillez le niveau de vos intervenants On tourne a la bouffonerie Bientot on prendra Melenchon un génie a vous lire
Envoyé de mon iPhone
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Bonjour, très bon article, on sent l’influence de todd et de michea entre autres et c’est très plaisant.
J’ai une question seulement : ne pensez-vous pas que la FI récupèrerait l’électorat ouvrier du FN en se positionnant sur une politique d’immigration stricte tout en gardant le positionnement anti-raciste ? À la manière du PCF jusqu’aux années 80
Bonjour,
Merci pour ce commentaire. Effectivement, je pense que la question de l’immigration ne peut plus être négligée par la gauche. D’ailleurs, le travail a commencé, puisque Mélenchon a considérablement revu ses positions durant la campagne 2017 par rapport à celle de 2012, ce qui a déplu à une partie de l’électorat de gauche, d’ailleurs. http://www.lefigaro.fr/politique/le-scan/citations/2016/09/09/25002-20160909ARTFIG00170-les-positions-de-melenchon-sur-l-immigration-crispent-a-gauche.php