Si le spectre du communisme ne hante plus l’Europe depuis plusieurs décennies, le populisme est petit à petit devenu la nouvelle bête immonde du discours public, faisant frémir de peur et de fascination mêlées la sphère politico-médiatique. Combien de fois nous a-t-on ressorti l’image inquiétante du pilier de bistrot, éructant sa haine des étrangers et des bobos parisiens ? Critiquer la politique de l’Union européenne, se plaindre de la hausse des impôts ou des dernières mesures d’austérité budgétaire, moquer dédaigneusement le grotesque spectacle électoral, sont pour nos élites les preuves d’un esprit malsain, étroit et renfermé. Journalistes, politiciens, éditorialistes et experts autoproclamés annoncent avec terreur “la montée des populismes” et le retour des “heures les plus sombres de l’histoire”. Trump, Mélenchon, Podemos, le Brexit, le M5S italien, tous sont rangés dans le même panier des démagogues adeptes du “tous pourris”. Passant par son histoire, tentons ici de démystifier le sens du populisme.
« Le populisme réunit en une même personne le prolétaire, le citoyen et le Français. »
Si le populisme est aussi facilement exploitable, c’est du fait du concept sur lequel il est construit, le peuple. Une figure dont tout le monde se réclame, sans réellement pouvoir la définir, et dont les différentes significations peuvent être inter-changées à loisir par le tribun professionnel.
Car le peuple est plusieurs choses : c’est d’abord le demos, le peuple souverain, détenteur des droits et des pouvoirs politiques de la cité ; c’est ensuite la plebs, les classes populaires, qu’on les nomment “petit peuple” ou “prolétariat” ; enfin, c’est l’ethnos, c’est-à-dire la communauté nationale, liée par l’histoire, la langue ou la coutume (Gérard Bras, Les ambiguïtés du peuple, 2008).
Toutes ces définitions, à première vue différentes, partagent la notion d’ensemble, de groupe. Le peuple n’est donc pas vu comme une masse, une addition d’individualités mais comme un corps organique, lié par un concept essentiel ; que ce soit le pays, la classe sociale ou la race – dans tous les cas, le peuple est un tout supérieur à l’individu.
Les visages du peuple
« On peut disserter longuement sur les différences entre socialisme et populisme mais l’idéal est bien le même, la lutte des volés contre les voleurs. »
Trouvant ses origines au croisement de l’idéal républicain et citoyen porté par la Révolution française de 1789 et des premiers mouvements socialistes, le populisme moderne se développera tout au long du XIXe siècle. Notamment en 1848 lorsqu’éclate en Europe le Printemps des peuples, et en 1860 avec la naissance en Russie du mouvement Narodnik [1]. Cependant, la rupture définitive entre le prolétariat et la bourgeoisie républicaine, et l’essor du mouvement ouvrier avec la fondation de l’Internationale, verront les idées populistes s’effacer peu à peu devant la montée inexorable du socialisme. Les thèses de Marx et Bakounine définissent une nouvelle conscience prolétarienne, fondée sur une vision matérialiste de l’économie et des rapports sociaux. Les travailleurs ne croient plus en l’égalitarisme abstrait des républicains, qui prétend rendre tous les citoyens égaux aux yeux de la loi sans toucher aux différences sociales. À contre-courant, la plebs revendique son autonomie politique et de classe.
Bien des années plus tard, la chute du mur de Berlin marquera pour certains la fin du rêve socialiste. Les générations livrées au triomphe de la mondialisation libérale se chercheront de nouveaux idéaux. Les années 1990-2000 seront le temps des luttes altermondialistes, avec Attac, le Forum social mondial, l’EZLN… Si l’on sent présente la volonté de rompre avec le vieux communisme agonisant et de proposer une nouvelle voie politique, ces mouvements s’inscrivent sur le fond sinon dans la forme, dans la continuité des idées socialistes, en en reprenant les codes identitaires (drapeaux rouges, références à l’histoire du mouvement ouvrier) et la terminologie (anti-capitalisme, anti-impérialisme). Il manque encore un pont reliant le peuple-classe au peuple politique, la plebs au demos. C’est ce pont que tenteront, dans le sillage du Printemps arabe, de bâtir les mouvements “citoyens” occidentaux des années 2010 : les Indignés en Espagne et leur émanation politique Podemos, Syriza en Grèce, Occupy Wall Street aux États-Unis, ou plus récemment le mouvement Nuit debout en France. Les discours sur la souveraineté populaire, sur le rétablissement d’une “vraie démocratie” et l’opposition entre “le peuple” et “la caste”, entre les 1% et les 99%, montrent une nette évolution du langage politique et militant par rapport aux vieux codes du socialisme.
Il ne manque à cette conception nouvelle qu’un ralliement du peuple-nation, l’ethnos [2], pour que le populus soit reconstitué dans toutes ses définitions. L’avenir dira si, comme l’a été l’altermondialisme pour lui, le “mouvement citoyen” est un populisme en devenir.
Pour une théorie populiste
Le populisme est donc le camp du peuple dans toutes les acceptations du terme : socio-économique, politique et communautaire. En clair, celui qui réunit en une même personne le prolétaire, le citoyen et le Français. S’il ne renie pas la lutte des classes, il en propose une version légèrement différente. Là où la théorie marxiste ne considère que l’antagonisme économique entre prolétaire et bourgeois, le populisme étend l’opposition de classe au demos et à l’ethnos.
En tant que plebs, le peuple est la force productive créatrice de valeur, la source de toute les richesses de la société. En tant que demos, il est le détenteur du pouvoir politique et commande aux destinées de la nation. En tant qu’ethnos, il est celui qui établit, maintient et perpétue l’histoire, les usages et les coutumes du pays. Ne parle-t-on d’ailleurs pas de traditions et de cultures populaires ?
Mais la classe dominante, la fameuse “élite”, le dépossède de toutes ses prérogatives. Par le capitalisme, elle vole au travailleur l’outil, le revenu et les moyens de la production. Par la dictature, le système représentatif ou l’article 49-3, elle prive le citoyen de son pouvoir décisionnel sur les affaires publiques. Enfin, elle détruit tout repère culturel ou identitaire qui ne sert pas ses intérêts marchands, en assimilant les nationalités dans le grand melting pot du consumérisme occidental, ou en les forçant à renoncer à leurs particularités pour se conformer à des identités imposées – c’est “l’intégration” que l’on impose aux musulmans, aux roms, aux juifs… Là où le peuple était à la fois maître de la production, souverain politique et essence du pays, la classe bourgeoise l’exproprie. Là où il était travailleur, citoyen et enraciné, la caste le fait prolétaire, gouverné et apatride. Le peuple était tout, il n’est plus rien.
La lutte des classes populiste a donc pour but non seulement d’abolir les classes sociales, mais également de balayer un corps parasitaire et voleur et de rétablir la souveraineté du peuple, c’est-à-dire son pouvoir direct, sur l’intégralité des aspects de la société.
En dépit d’une histoire complexe et de réalisations parfois hasardeuses, ces idées sont celles qui animèrent certaines des plus grandes révoltes populaires de ces deux derniers siècles. On peut disserter longuement sur les différences – réelles – entre socialisme et populisme mais l’idéal est bien le même, la lutte des volés contre les voleurs, le pouvoir rendu aux opprimés après avoir été arraché des mains des puissants. De ce fait, les Le Pen, Trump, Poutine, Orban ne sont pas des populistes, mais des démagogues réactionnaires qui, sous couvert de combattre la “bien-pensance humaniste”, consolident le pouvoir des classes dirigeantes contre leurs propres populations.
La période actuelle voit la disparition définitive de la frontière gauche/droite et la constitution d’un camp libéral unifié. Le vrai clivage idéologique oppose désormais ceux qui veulent maintenir leur domination de classe, et ceux qui veulent instaurer le pouvoir populaire sur toute la société. C’est la raison pour laquelle l’épouvantail du populisme est brandi avec tant d’horreur par les chantres de l’ordre établi. Le terme passe bien : son sens véritable est suffisamment peu connu pour être instrumentalisé à loisir et, surtout, pour justifier le pouvoir des dominants.
Le pouvoir au peuple ? Vous n’y pensez pas, inconscients ! La masse n’est pas faite pour gouverner, ou décider elle-même de ses affaires. Si on le lui permet, ce sera la tyrannie du nombre, le despotisme des foules ignorantes, et le troupeau se fera berner par les démagogues et les charlatans. On l’a bien vu en Amérique : le peuple, cet idiot, a porté aux nues un imbécile raciste et misogyne. Tas de sots ! Ils auraient dû choisir l’autre, certes adoubée par Wall Street, les lobbies financiers, l’administration fédérale et presque toute la classe médiatique, mais qui au moins se revendiquait “démocrate” et “progressiste”, ce qui fait toute la différence.
« Là où la théorie marxiste ne considère que l’antagonisme économique entre prolétaire et bourgeois, le populisme étend l’opposition de classe au demos et à l’ethnos. »
Car les élites sont les garantes des bonnes valeurs, les sentinelles morales du camp du Bien. Tolérantes, libérales, modernes, modérées, humanistes, elles défendent sans faillir les idéaux des Lumières et de la démocratie, contre les excès d’un peuple inculte, renfermé, versatile, tout juste bon à regarder le foot et voter FN. Progressisme libéral ou populisme réactionnaire, voilà la seule alternative. Macron ou Le Pen, Soral ou BHL, Trump ou Clinton : la barricade n’a que deux côtés, il faut choisir son camp !
Cessons de critiquer les députés véreux, les sénateurs corrompus, les politiciens magouilleurs, les journalistes aux ordres, les magistrats vendus, et soyons reconnaissants d’avoir des maîtres aussi sages et éclairés, bande de fascistes que nous sommes !
Ce discours servi par le camp libéral, cet anti-populisme qui mêle haine de la démocratie et mépris de classe, c’est le discours dominant de ceux qui veulent à tout prix le maintien du système actuel ; et qui, malheureusement, a été intégré par une partie de la gauche radicale qui, par dogmatisme ou par ignorance, refuse d’entendre parler de souveraineté, de nation ou même de peuple [3]. Et c’est à notre sens une faute immense.
Face aux ravages d’une mondialisation débridée, et à la subordination toujours plus grande des États au monde de l’économie (le Tafta et le Ceta, entre autres exemples récents), les peuples recherchent un cadre, un modèle de société capable de protéger leurs droits et leurs acquis sociaux. Le vrai fond de commerce du Front national n’est pas tant le racisme, que l’idée selon laquelle un État autoritaire et un isolationnisme économique sont les meilleurs moyens de garantir les emplois, le pouvoir d’achat et les droits des travailleurs. C’est le cœur de la stratégie de communication du parti d’extrême-droite, et elle n’est pas dénuée de résultats.
L’urgence pour le camp social français est de prendre la mesure de cette volonté populaire et d’y répondre, sans clientélisme ni langue de bois, mais avec ses principes et ses valeurs. Il s’agit de contrer l’hégémonie de la droite sur ces questions, relancer la bataille des idées et parvenir à imposer, dans le débat public, une conception progressiste et révolutionnaire du peuple, de la nation et de la citoyenneté.
Réhabiliter le populisme est donc bien plus que redonner à un mot son sens originel : c’est entrer dans la guerre idéologique contre le libéralisme et la réaction, c’est revendiquer une conscience à la fois sociale et citoyenne, ancrée dans la réalité du peuple français en 2016, et porter le « socialisme des gens ordinaires » si cher à George Orwell (Le Quai de Wigan, 1937). Nous n’avons pas à subir le chantage au populisme permanent que nous imposent les libéraux de tous bords. Nous n’avons pas à rougir d’être le camp du bon sens collectif et de la « décence commune », de l’anti-parlementarisme, de la critique des médias, de la méfiance face au système marchand globalisé. Les bourgeois se disent décomplexés, il s’agit pour nous de l’être aussi. Il nous appartient de faire du populisme, le cauchemar des mondains et des bien-pensants, une vraie théorie politique, une vision sociétale claire et cohérente, et en tirer un corpus idéologique capable de répondre aux grandes questions de notre époque. À l’heure où le mouvement social français se cherche de nouvelles perspectives, peut-être le rapprochement entre tradition socialiste et populisme renaissant pourra être source de renouveau pour notre cause, et nous dégager des horizons politiques inattendus.
Aesra Legrand
Nos Desserts :
- Au Comptoir, on défendait déjà un populisme “de gauche”, qui serait (enfin) celui du peuple
- Récemment, Aurélien Bernier, Jacques Testart nous présentaient leurs solutions “populistes” pour demain
- Avec Jean-Claude Michéa, on s’interrogeait sur la refondation d’une dichotomie élite/ peuple
- Il y a quelques temps, on vous proposait déjà un article sur « l’hiver social » d’un mouvement républicain actuel
- « Vous avez dit “populisme” ? », à propos d’Ernesto Laclau, inspirateur de Podemos
- Entretien passionnant de Chantal Mouffe sur le populisme dans Fakir
Notes :
[1] Du russe narod, le peuple, mouvement dont les principaux théoriciens furent Alexander Herzen, Nikolaï Chernychevsky et Nikolaï Mikhaïlovsky.
[2] Afin d’éviter toute confusion, précisons que le terme ethnos désigne ici la communauté humaine porteuse d’une culture collective fondée sur des représentations subjectives ; ce que l’on nomme communément l’identité, la culture ou les traditions d’un pays sont des constructions sociales qui ne sont ni homogènes, ni figées dans le temps et l’espace. La définition de l’ethnos soutenue par cet article doit donc être soigneusement distinguée des conceptions identitaires et racialistes du peuple et de la nation.
[3] On peut d’ailleurs relever une certaine similitude entre le discours élitiste libéral, et celui soutenu par une conception léniniste et dirigiste de la lutte des classes, dans laquelle la masse des prolétaires doit être “guidée” dans son combat vers le socialisme par une “avant-garde” consciente et éclairée, incarnée dans le parti ; conception toujours revendiquée par de nombreux communistes orthodoxes…
Catégories :Politique
Manipuler le peuple, certains s’y emploient à merveille pour leurs seuls desseins et leurs seuls intérêts.
Ils utilisent la désinformation, les rumeurs, la désignation des boucs émissaires, la stigmatisation, l’usage de la force, de la peur et prennent le prétexte de la victimisation pour se rapprocher de ceux dont ils souhaitent le soutien.
Et le peuple peut marcher.
L’histoire nous l’a déjà prouvé.
Et la question à se poser est celle-ci : Ceux qui suivent ces illuminés s’intéressent-ils à l’histoire ?
Je remarque une occurrence assez régulière dans la presse mainstream: le terme « élite » est placé entre guillemets – c’est notamment le cas lorsqu’il s’agit du « populisme » de Trump, et de ses adeptes les « complotistes » qui dénoncent une « élite mondialiste » entre guillemets. Les guillemets dénotent une distanciation, une sensation de « disent-ils », parce que c’est « leur » vérité, « leur » construction, « leur » fantasme, et donc on indique en creux que les gens sérieux ne peuvent que rejeter cette essentialisation – rien n’atteste qu’une telle « élite » existe, pfiou, voyons, quelle idée.
Je m’étonne que le marxisme ne soit pas encore devenu une « théorie du complot » comme une autre. Cette idée de « domination de la bourgeoisie capitaliste », quel imaginaire infantile, victimaire, certainement antisémite! « Les gens » croient vraiment n’importe quoi.
Ceux qui sont bien éduqués savent que tout n’est que chaos, anarchie (le capitalisme est leur substrat). Il n’y a pas de « complot » mais de la « complexité » (Morin?) On admet ainsi que la machine totale – amalgame de tout un chacun dans son économie du désir – est inconnaissable et dépourvue de sens, sinon celui de se déployer toujours davantage – c’est le chaos fondamental, le panthéon primitif, surpuissant et fou de Lovecraft qui a marqué ma génération, notre nouveau mythe: chaos.