La mode, on le sait, est aux films de super-héros. Batman, Superman, la Justice League, les Avengers, autant de personnages aux pouvoirs démesurés et aux costumes rutilants, affrontant lors de batailles titanesques des armées de super-méchants : tout cela fait vendre et fait rêver. Cela ne signifie pas pour autant que les valeurs héroïques sont elles aussi dans l’air du temps ; au contraire, nos sociétés matérialistes semblent s’en être détournées avec application. Une figure du passé français peut cependant nous aider à retrouver le sentier de ces idéaux oubliés – mais pas nécessairement perdus.
Lorsque, le 3 août 1914, la France entre dans la Première Guerre mondiale, Albert Séverin Roche a 19 ans. Ce natif de Réauville, dans la Drôme, est décidé à prendre part au conflit, au désespoir de ses parents, modestes cultivateurs de la région. Mais le jeune Albert est résolu : bravant l’interdiction paternelle, il s’enfuit à la nuit tombée de la ferme familiale et se présente devant le conseil de révision, qui l’affecte au 30e Bataillon de Chasseurs. Sa constitution chétive et ses performances médiocres à l’instruction lui valent cependant les railleries de ses chefs, qui le jugent trop faible pour la guerre. Furieux, le jeune homme s’enfuit, dans l’espoir d’être envoyé, comme tous les mauvais éléments, sur la ligne de front. Il sera servi : la cour martiale l’envoie dans l’Aisne, au 27e Bataillon de Chasseurs Alpins, surnommé “les diables bleus” par les Allemands.
Albert Roche va alors devenir une vraie légende dans les tranchées ; véritable tête brûlée, il est volontaire pour toutes les missions à risque.
Avec une poignée de grenades, il détruit seul un nid de mitrailleuses ennemi, revenant avec les armes et huit prisonniers. À Sudel, en Alsace, sa position est anéantie par l’artillerie allemande, et il se retrouve seul survivant de la tranchée. N’importe quel soldat se serait enfui ou rendu : Albert, lui, aligne les fusils de ses camarades morts sur le talus et court de l’un à l’autre pour faire feu sur les Allemands. Ceux-ci, croyant la position défendue par un grand nombre de Français, renoncent à leur assaut et se replient…
Un jour, il est fait prisonnier avec son lieutenant blessé et d’autres soldats français. Enfermé au cœur des lignes allemandes, Albert parvient à désarmer son geôlier, abattre les gardes, libérer ses compagnons, s’emparer du camp, et revient à la base avec eux, quarante-deux prisonniers allemands, et son lieutenant sur le dos.
Pendant la bataille du Chemin des Dames, notre héros se porte volontaire pour ramener un capitaine blessé et évanoui sur le champ de bataille. Albert rampe six heures sous le feu ennemi pour rejoindre l’officier, et encore quatre heures pour le traîner jusqu’aux lignes françaises. Épuisé, il s’endort dans un trou de guetteur. Manque de chance, une patrouille passant par-là le prend pour un déserteur, et l’envoie au peloton d’exécution, malgré les protestations du jeune soldat. Albert Roche s’apprête à être fusillé quand, dans un retournement de situation digne d’un film, un courrier arrive en trombe : le capitaine sauvé par Albert est sorti du coma et vient disculper le héros infortuné…
Albert Roche terminera la guerre bien vivant, âgé de 23 ans, et toujours deuxième classe. La reconnaissance finira par venir. Le généralissime Foch, impressionné par ses états de service, le présente à la foule au balcon de l’hôtel de ville de Strasbourg le 27 novembre 1918 par ces mots : « Alsaciens, voici votre libérateur, Albert Roche ! C’est le premier soldat de France ! » Décoré de la Légion d’honneur, de la Croix de guerre et de la Médaille militaire, il participera également à la désignation du Soldat inconnu et portera son cercueil sous l’Arc de Triomphe. Durant les quatre années du conflit, il aura été blessé neuf fois, et fit à lui seul 1 180 prisonniers, c’est-à-dire l’équivalent d’un bataillon entier. Rambo peut aller se rhabiller.
Albert retournera par la suite dans son Sud natal, s’y mariera, et travaillera modestement comme cantonnier puis comme pompier, avant de mourir à 44 ans, renversé par une voiture à la descente d’un bus. La fin sans bruit et sans pompe d’une histoire hors normes.
Histoire d’État contre histoire des peuples
Que reste-t-il pourtant d’Albert Roche ? Une stèle discrète ornée d’un buste dans son village de Réauville, et une croix sur sa tombe ; pas de chants, pas d’hommages, et surtout pas la moindre trace dans la mémoire nationale. Ses exploits, qui n’ont pourtant rien à envier à ceux d’Ajax ou d’Horatius Coclès, sont retombés avec lui dans l’oubli. C’est, il faut le reconnaître, le lot de tant de personnages illustres de l’histoire française. Mis à part Jeanne d’Arc, que les divers courants politiques ressortent une ou deux fois l’an pour servir leur propagande, la plupart des grandes figures héroïques demeurent désespérément anonymes. On ne parle pas beaucoup, dans les manuels scolaires, de Bayard, le chevalier “sans peur et sans reproches” ; du Grand Ferré, paysan qui abattit cent Anglais de sa hache lors de la Guerre de Cent ans ; de Mamadou Addi Bâ, tirailleur sénégalais et figure de la résistance face à l’occupant nazi ; Julie d’Aubigny, bretteuse hors pair et remarquable cantatrice d’opéra ; Louis Mandrin, célèbre contrebandier, sorte de Robin des Bois du XVIIIe siècle. La liste est encore longue…
« On reproche à la jeune génération de ne pas s’intéresser à “la grandeur de la France” ; mais si la grandeur, c’est une clique de dictateurs gavés d’or et de sang ayant bâti leur pouvoir sur le dos de milliers d’opprimés, on peut comprendre que cette notion lui paraisse un peu étrangère. »
On peut s’étonner du manque général d’intérêt pour ces hommes et ces femmes hors du commun, surtout quand on sait le goût de la France pour ses “grands hommes”. Ces derniers appartiennent cependant à une catégorie bien précise. Henri IV, Louis XIV, Napoléon Bonaparte, Charles de Gaulle… Des rois, des empereurs, des hommes d’État. Des hommes de pouvoir et d’influence. Tandis qu’Albert Roche, lui, était paysan, et Jeanne d’Arc gardienne de troupeaux. Là se trouve la différence fondamentale. Il n’est pas bon pour le pouvoir que le peuple révère des héros issus de son sein. Le message qu’il nous adresse est clair : ce sont les puissants qui font l’Histoire, et qui sont dignes d’être mémorables ; les peuples, eux, ne sont là que pour servir d’arrière-plan. Ainsi l’État, en fait de célébrer des destins remarquables, a-t-il instauré le culte de son propre pouvoir.
Les figures héroïques ont pourtant toujours eu une fonction sociale importante à travers l’Histoire. Les anciens Grecs et les Romains leur vouaient d’ailleurs un culte assidu, au même titre que leurs divinités. Le héros de cette époque ne correspond toutefois pas à la définition moderne du terme : Héraclès, Achille ou Énée n’étaient pas exactement des modèles de candeur et de bonté. Ils étaient admirés d’abord pour leur force, leur ardeur guerrière, leur ruse, qualités qu’ils devaient en grande partie à leur ascendance divine, le héros gréco-romain étant lui-même presque immanquablement un demi-dieu. C’est dans le monde chrétien que naîtra le héros-parangon, champion du Bien et de la volonté céleste : là, c’est la piété et la valeur morale d’un personnage (Saint-Georges terrassant le dragon après s’être signé) qui lui valent la faveur divine et la victoire sur les forces du mal. C’est cet archétype qui perdurera jusqu’à notre époque, et qui servira de modèle à bon nombre de personnages fictifs modernes, tels Captain America, Frodon Sacquet ou Luke Skywalker.
L’héroïsme comme valeur sociale
La fonction du héros est donc de porter et de transmettre les valeurs d’une société, son idée générale du Bien ; ce qui implique que le “public” à atteindre doit facilement pouvoir s’identifier à lui. Et c’est la raison pour laquelle l’État n’arrivera jamais à rallier le peuple au culte de sa puissance. À quelle figure de l’histoire officielle un jeune Français de 2017 peut-il s’identifier ? Dans lequel de ces “grands hommes” pourra-t-il trouver une source d’inspiration ? Louis XIV, qui a introduit le Code noir ? Napoléon, qui a réinstauré l’esclavage et inondé l’Europe de sang ? De Gaulle, qui a trahi les harkis et envoyé les CRS contre les révoltés de Mai-68 ? On reproche à la jeune génération de ne pas s’intéresser à “la grandeur de la France” ; mais si la grandeur, c’est une clique de dictateurs gavés d’or et de sang ayant bâti leur pouvoir sur le dos de milliers d’opprimés, on peut comprendre que cette notion lui paraisse un peu étrangère.
« L’État, en fait de célébrer des destins remarquables, a-t-il instauré le culte de son propre pouvoir. »
Mais donnez à cette génération l’exemple d’un Albert Roche, élevez-le aux yeux et au souvenir de tous, et vous adressez à la France de demain un message radicalement nouveau ; vous lui apprenez que si un obscur petit gringalet sorti de sa ferme drômoise a pu, par ses actions, atteindre le prestige des héros de l’Antiquité, alors un jeune chômeur vivant en ZUP (zone à urbaniser en priorité) le peut tout autant. Vous lui prouvez que l’Histoire n’appartient pas aux riches et aux puissants, mais aux âmes audacieuses et conquérantes, quelles que soient leurs origines, leurs croyances ou leur milieu social. Vous instaurez enfin les bases d’une chose manquant cruellement à nos compatriotes en quête d’identité : un roman national peuplé de héros et d’héroïnes qui leur ressemblent, un légendaire français issu du peuple .
Nous vivons à l’époque de tous les périls. À l’extérieur des frontières, des forces barbares se mettent en marche. À Varsovie, à Kiev, à Budapest, la réaction la plus brutale défile en rang serrés et au pas de l’oie ; à l’est et au sud, des légions fanatiques s’impatientent de pouvoir déferler sur un Occident devenu à leurs yeux faible et corrompu. À l’intérieur, nous sommes écrasé par une caste de parasites qui mènent chaque jour un peu plus le pays vers un effondrement social, politique, moral et environnemental. Seule une société revenue aux valeurs héroïques – courage, force, honneur, droiture – pourra engendrer des hommes et des femmes capables de relever les défis de notre temps. Cela ne sera certes pas chose aisée : notre société actuelle, pour qui la vraie réussite ne peut être que financière et matérielle, n’a pas tout à fait le profil de Sparte ou de Rome. La passivité et la couardise sont érigées en vertus, et ce dès l’enfance. Le petit Gaëtan a frappé l’un des camarades qui l’humiliait à l’école ? Vilain garçon, il aurait du aller se plaindre à l’institutrice. Un homme vous insulte et vous crache dessus car vous lui avez refusé une cigarette ? Passez votre chemin ; si vous lui mettez une gifle, c’est vous qui êtes en tort. Une jeune femme se fait agresser par trois merdeux dans le RER ? Surtout ne quittez pas votre siège, n’intervenez pas, et filez quérir un agent de police ! Toujours cette même propagande qui nous affirme que seule l’autorité, seul l’État, est à même de régler les conflits et de gérer la société, alors que la populace, elle, doit se contenter de se cacher sous les tables et d’un #PrayForParis. Comment notre peuple pourrait-il faire face au terrorisme et à la violence sociale quand nos dirigeants s’obstinent à en faire un ramassis de chiffes molles ?
Le retour aux idéaux héroïques passera sans doute d’abord par l’éducation, quand l’école aura retrouvé son rôle premier, celui de la transmission du savoir. Il ne s’agit pas d’embrigader les enfants et de les faire défiler devant des statues ou les enfermer dans des musées, mais de rappeler à celles et ceux de notre génération qu’ils sont les héritiers d’une histoire, qu’une telle ascendance oblige, et qu’ils pourront toujours trouver dans les personnages illustres de notre passé commun la force qui leur permettra, à eux aussi, de marquer le monde de leur empreinte. C’est à notre génération, notre jeunesse, que cette tâche est dévolue : cette jeunesse qui crève de faim et d’ennui, qui crève dans les agences intérim ou au guichet de Pôle emploi, qui crève étouffée par l’infâme monde moderne ; c’est à elle, à nous, que revient la lourde tâche et l’insigne honneur de faire advenir le nouvel âge héroïque de notre histoire. Nous le devons bien, après tout, au premier soldat de France.
Nos Desserts :
- Un résumé animé de l’épopée d’Albert Roche par un Odieux Connard
- Au Comptoir, nous vous invitions déjà à adopter un regard neuf sur le concept de roman national
- On se penchait également sur le rôle décisif des peuples en armes dans l’Histoire
- Joseph Campbell, dans son ouvrage The Hero with a Thousand Faces (Pantheon Press, 1949) a développé l’idée de l’archétype héroïque et du monomythe
Catégories :Société
LA GUERRE EST UNE AUBAINE POUR LES ASSASSINS !
Beau texte qui s’emballe un peu sur la fin.
Effectivement l’histoire de ce soldat est incroyable, tout est il véridique ou est ce qu’il n’y aurait pas eu un gonflage propagandiste à partir du moment où ce soldat a été célébré ?
Très étrange de tomber, sur un site qui se dit socialiste et révolutionnaire, sur un éloge du brave soldat français prêt à participer avec plaisir à la grande boucherie, « héro du peuple » parce qu’il a mis une bonne raclée aux méchants boches, comme avant lui le Grand Ferré avait décapité tous ces salauds d’anglais. Culte de la guerre et de la patrie, du grand homme, quand bien-même il viendrait du peuple, aux dépends d’histoires collectives, glorification des tueurs et des enfants qui se mettent entre eux des baffes dans la gueule pour régler leurs problèmes, réhabilitation du roman national et fantasme de l’invasion des barbus… On n’est loin d’être sur des idées « révolutionnaires conservatrices » à la Orwel comme se revendique Le Comptoir, mais bien sur des bonnes idées bien réacs fleurant bon l’extrême droite nostalgique du temps de la chevalerie.
Souhaitons donc à nos jeunes de banlieues qu’il prennent pour exemple héroïque des engagés volontaires pour le grand massacre, les jeunes Anglais ou Allemands feront assurément de même, et tout le monde sera bien prêt pour de nouvelles tueries au service des riches et des puissants.
S’il y avait bien des héros à cette période, c’est ceux des deux côtés qui ont refusé la guerre malgré le rouleau compresseur de l’union sacrée, les déserteurs risquant d’être fusillés, les mutins de 1917, les fraterniseurs de toutes langues qui avaient compris que « la guerre est un massacre de gens qui ne se connaissent pas au profit de gens qui se connaissent mais ne se massacrent pas ».
Solidarité internationaliste de classe, antimilitarisme, méfiance envers les héros, des bases à minima pour pouvoir se revendiquer socialiste et révolutionnaire.