Culture

Les shots du Comptoir – Décembre 2017

Au Comptoir, nous lisons. Un peu, beaucoup, passionnément. Contre la dictature de l’instant, contre l’agitation de l’Internet et des écrans, contre la péremption annoncée et la critique avortée. Sans limite de genre ni de style, de l’essai au théâtre en passant par l’autobiographie ou le roman, nous faisons le pari du temps long, de l’éternelle monotonie des pages, des jouissances de l’histoire qu’on ne peut lâcher. Parce que « le savoir est une arme », nous mettons ici, à votre disposition, les recensions des livres qui nous ont marqués ces derniers temps. Pour vous donner, à tout le moins, l’envie d’aller feuilleter dans ces univers qui nous ont séparés du commun des mortels, le temps de quelques chapitres.

La loi de la coopération [1]

Depuis le XVIIe siècle et Thomas Hobbes, il est presque communément admis que « l’homme est un loup pour l’homme ». La naissance du libéralisme économique, sous les plumes d’Adam Smith, David Ricardo et Léon Walras au XIXe siècle a imposé l’idée que nous étions des Homo oeconomicus, des êtres égoïstes et calculateurs. Durant le même siècle, le darwinisme – plutôt celui d’Herbert Spencer que celui de Charles Darwin – a favorisé l’idée selon laquelle la loi du plus fort serait la seule valable. Pourtant des voix ce sont levées pour prouver que tout ceci était trop réducteur. En 1902, le communiste libertaire Piotr Kropotkine publie L’Entraide : un facteur de l’évolution, afin de démontrer que la solidarité est la règle tant dans l’histoire animale qu’humaine. Vingt-et-un ans plus tard, l’anthropologue socialiste Marcel Mauss démontre dans son Essai sur le don que le don et le contre-don, articulés autour de la triple obligation de « donner-recevoir-rendre », sont les vrais créateurs du lien social.

Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, tous deux biologistes, poursuivent là où leurs deux illustres prédécesseurs se sont arrêtés. Ils s’appuient autant sur la biologie que sur les sciences sociales et l’économie expérimentale – branche de l’économie qui pioche dans la psychologie –, dont les travaux essentiels de Daniel Kahneman, lauréat du prix Nobel d’économie en 2002. Ensemble, ils démontrent qu’il existe une « autre loi de la jungle », celle de l’entraide, que nous retrouvons à tous les niveaux (bactéries, végétaux, animaux), sans pour autant nier la compétition, la rivalité et l’égoïsme. Les deux intellectuels montrent les conditions, les mécanismes et les limites de cette notion d’entraide. Un essai brillant, qui contient en plus une excellente préface du directeur de la Revue du Mauss, Alain Caillé.

Kévin Boucaud-Victoire

Construire le socialisme démocratique avec un titan de la pensée [2]

Le 26 décembre prochain, nous commémorerons les vingt ans de la mort d’un des plus grands penseurs de l’après-guerre : Cornelius Castoriadis. Né dans l’Empire ottoman et issu d’une famille grecque, il milite successivement au Parti communiste grec (KKE) puis au Parti communiste international (PCI), qui participe à la IVe Internationale (trotskiste). Il finit par s’en séparer et à fonder en 1948, avec Claude Lefort, Socialisme ou barbarie – en référence à Rosa Luxemburg –, organisation révolutionnaire et revue. Proche du communisme de conseil, courant marxiste anti-léniniste, pour qui les conseils ouvriers doivent s’organiser en pouvoir insurrectionnel et diriger la société, SoB s’auto-dissout en 1967, mais exerce une forte influence sur les événements de Mai-68.

De son côté, Castoriadis, économiste à l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), mais également psychanalyste, philosophe et historien trace une voie très originale dans le socialisme. Critique radical de l’URSS et de la bureaucratie, il s’éloigne du marxisme afin de définir un socialisme qui se définirait comme un projet d’autonomie, c’est-à-dire d’auto-institution de la société (autos, soi-même et nomos, la loi). Il s’inspire alors de la démocratie athénienne. C’est ce parcours intellectuel et ce projet politique authentiquement révolutionnaire que les philosophes Philippe Caumières et Arnauds Tomès analysent avec brio dans leur livre, relevant les forces, mais également les faiblesses de la pensée castoriadienne.

K.B.V.

Dissection de la tristesse [3]

« Le râle est toujours plus fort. Il faut que tu partes à présent, mon grand. Est-ce que tu rêves ? Comme on voudrait que tu soies encore au bord de la mer des Caraïbes, dans ton demi-sommeil bercé par le vent.« 

En février 2017, Pierre Jourde, l’un des plus grands écrivains français de ce début de XXIe siècle, publiait Winter is coming, un roman-témoignage dans lequel il raconte les derniers instants vécus avec son plus jeune fils Gabriel, emporté à vingt ans par la maladie. Rompant avec nombre de ses précédents romans tout à fait fictionnels, voire fantastiques, l’auteur se livre dans ce dernier ouvrage à une introspection crue et nue des divers sentiments qui traversent un père voyant son enfant mourir.

La tristesse, mais aussi la colère, l’amour et le désespoir explosent au cours de ces 158 pages écrites en un seul bloc, à la manière d’un long billet cathartique. La préparation à un deuil inéluctable se conjugue à la découverte de la face cachée de “Gazou”, devenu quelques mois avant de tomber malade un beatmaker respecté sur les internets où il est connu sous le pseudonyme de Kid Atlaas.

On sent combien l’écriture de ce livre a pu être difficile, notamment dans les dernières pages, à la manière simple et franche, dépourvue d’effets de style, dont il a été composé. Pierre Jourde s’y livre comme s’il avait publié son journal intime, en n’omettant rien : ainsi apparaissent dans le malheur absolu quelques petits moments d’allégresse, sur lesquels planent tout de même la terrible certitude d’une perte.

Traditionnellement mordant, l’auteur n’oublie pas de griffer, et choisit cette fois-ci pour cible la société entière qui paraît insensible aux drames personnels, comme en témoigne cet extrait : « La machine administrative hospitalière tourne, obéissant à des lois mystérieuses, elle continue à traiter les patients même après leur décès, les dossiers des fantômes sont malaxés dans les entrailles informatiques, engendrent des courriers, des rappels, des injonctions qui viennent garnir les boîtes aux lettres des morts. Et sans doute, si l’adresse indiquée était celle du cimetière, verrait-on les lettres de l’hôpital s’accumuler sur les tombes.« 

Winter is coming est une lecture difficile, unique et nécessaire. Le livre parlera à toutes les personnes qui ont vécu la douleur de perdre un proche, la sensibilité de Jourde la faisant comprendre d’une manière particulièrement puissante.

Noé Roland

L’avilissement du petit écran [4]

Les conditions d’accès des chercheurs à une légitimité médiatique répondent à une conjonction de différents facteurs déterministes, dont Caroline Lensing-Hebben, contre toute simplification et univocité analytique, dévoile les ressorts sociologiques, notamment en interrogeant divers intellectuels faisant autant partis des « bons clients«  que de la « majorité invisible« . Elle adopte une certaine perspective bourdieusienne de la reproduction d’un « discours du milieu«  dominant et consensuel au sein du « cercle«  audiovisuel et légitimé par les élites intellectuelle (« l’homogénéité des habitus »).

Elle montre notamment que la référence (étiquetage) à une grande école ou à une université fait partie des premiers gages d’accès à la parole médiatique. Et ce d’autant plus si le chercheur détient un « monopole du savoir sur un sujet précis«  (une « personne-ressource« ). Mais « référence » ne signifie pas automatiquement “compétence” même si « le statut confère la compétence« . Le titre de l’invité semble plus pertinent que son exposé, son intérêt actuel plus convaincant que sa rigueur argumentative (« le livre est un prétexte« ). Ainsi, les théories des auteurs sont perçues comme des « boîtes noires » (Raymond Boudon) par les journalistes : faute de compétences, ils font confiance à certains présupposés des experts sans vérifier leur validité scientifique.

Il règne une proximité intellectuelle expliquant le recours à certains chercheurs plutôt qu’à d’autres, ce que Bourdieu appelle une cooptation instinctive (surtout quand les journalistes sont d’anciens étudiants des professeurs). De là, découlent des « sémantiques institutionnelles » issues de figures médiatiques qui ne font que « sauver les phénomènes«  (Ajavon). De plus, il est préférable de s’exprimer en termes simples et concis qu’en longues explications complexes et digressives. Le langage journalistique semble allergique à l’intellectualisme et à son jargon soi-disant élitiste. Plutôt la superficialité que la conceptualité en somme (ou alors traité de façon stéréotypée). En ce sens, on peut parler de « marketing littéraire ou philosophique« , tel que l’énonce Gilles Deleuze. En 1977, il s’attaque aux nouveaux philosophes, leur reprochant de produire une pensée nulle faisant la part belle aux raisonnements grossiers, aux amalgames, aux concepts creux, etc. Leurs ouvrages développent une vision consensuelle (un « conformisme de promotion« ) afin de toucher le plus grand nombre. De fait, en rétablissant la “fonction-auteur”, on assisterait à un retournement de la pensée raisonnée en “pensée-interview”, en faisant des écrivains des journalistes. Les experts autoproclamés que seraient les nouveaux philosophes représenteraient ainsi « la soumission de toute pensée aux médias« . Débarrassés du style académique et se pliant à la « monoforme du langage audiovisuel« , l’intellectuel trahit son rôle d’expert d’analyser, avec du recul, un objet d’étude. Il se soumet à une « liberté auto-surveillée« . Comme le disait Deleuze « plus le contenu de pensée est faible, plus le penseur prend d’importance« .

Sylvain Métafiot

À propos d’un philosophe difficilement classable [5]

« Pourquoi un penseur que tout classe à gauche est-il considéré comme de droite ? » se demandent Emmanuel Roux et Mathias Roux. Les deux philosophes entreprennent une analyse fine du successeur autoproclamé de George Orwell. Ils rappellent d’abord que pour Jean-Claude Michéa : « La philosophie libérale s’est toujours présentée comme une pensée double, ou, si l’on préfère, un tableau à double entrée : d’une part un libéralisme politique et culturel (celui, par exemple, d’un Benjamin Constant, ou d’un John Stuart Mill) et, de l’autre, un libéralisme économique (celui, par exemple, d’un Adam Smith ou d’un Frédéric Bastiat). Ces deux libéralismes constituent, en réalité, les deux versions parallèles et (ce qui est le plus important) complémentaires d’une même logique intellectuelle et historique. »

D’un côté, une régulation par le droit qui autorise chacun à vivre “comme il l’entend” sous la seule réserve qu’il ne “nuise pas à autrui”. De l’autre, le marché qui permet le lien social. Or, comme le soulignent les auteurs dans le deuxième chapitre, selon Michéa, la civilisation érigée par le libéralisme va droit dans le mur, car elle mènerait à une nouvelle forme de “guerre du tous contre tous”, sous une forme juridique inédite. Pour sortir de l’impasse moderne imposée par le dilemme entre État et marché, Michéa en appelle alors à George Orwell, à son concept de common decency, « sentiment intuitif (…) des choses qui ne doivent pas se faire », et à Marcel Mauss, et son don-contre-don, qui met en évidence que toute société humaine repose sur la triple obligation de « donner-recevoir-rendre ».

Dans un second temps, les auteurs analysent la dimension polémique de Michéa. Ils rappellent ainsi les reproches du philosophe à l’encontre de la gauche, dont la trahison envers les classes populaires en faveur du capitalisme, inscrite dans son ADN progressiste. Enfin, les philosophes analysent et répondent aux récupérations de droite de l’œuvre de Michéa, ainsi qu’à ses critiques de gauche, de quatre ordres. Il y aurait « une critique d’extrême gauche à vocation militante (Lordon), une critique (d’apparence) savante/universitaire (Garo), une critique libérale libertaire d’inspiration anti-raciste (Amselle, Corcuff) et une critique exigeant une radicalité d’un autre type (Jappe). » Seule la dernière présenterait un intérêt pour Emmanuel et Mathias Roux. Au final, un livre très complet pour comprendre Michéa, comprendre pourquoi il dérange, et tenter d’apercevoir les alternatives politiques qu’il trace timidement.

K.B.V.

Révolte paysanne à Hokkaidō [6]

Dans le Japon des années 1920, des paysans venus de la métropole sont attirés à coups de fausses promesses sur l’île de Hokkaidō par les pouvoirs publics. Arrivés sur place, ils découvrent un enfer : le climat, impitoyable, ne leur permet que de maigres récoltes en dépit d’un travail acharné. Surtout, le propriétaire des terres exige des loyers iniques et enchaîne les manœuvres de spéculation. Pour ces paysans profondément pacifistes et disciplinés, la révolte n’est pourtant pas une option… Jusqu’à ce qu’un hiver trop rude et une saisie sur pied des récoltes laisse l’ensemble de la communauté dans la famine.

Soutenus par les ouvriers de la ville voisine, qui éveilleront progressivement leur conscience de classe, les paysans se lancent dans une lutte collective contre les propriétaires fonciers et les pouvoirs publics. Après les propos sans détours de la police arrêtant l’un des meneurs de la fronde paysanne (« La police est au service des capitalistes : vous feriez mieux d’en prendre votre parti » ), la révolution se passe aussi bien dans la rue que dans les consciences : l’obéissance historique de ces travailleurs isolés se mue en un incroyable esprit de solidarité, dans une lutte qui secoue les boyaux.

L’auteur, Takiji Kobayashi, a travaillé dans la Hokkaido Takushoku Bank. La publication du Propriétaire absent, qui évoque en filigrane le rôle de cette banque dans l’exploitation des paysans insulaires, lui coûtera d’abord son emploi, avant de lui coûter la vie. Mis sur surveillance par la police politique japonaise, il est arrêté et meurt torturé en prison moins de quatre ans plus tard, en 1933. Alors que les Japonais relisent massivement ses écrits depuis la crise de 2008, les éditions Amsterdam nous offrent ici la première traduction française de ce monument méconnu de la littérature prolétarienne nippone.

Frédéric Santos

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