Sébastien Louis explore l’émergence et la trajectoire d’un mouvement qui perdure et s’exporte sur tout le globe depuis cinquante ans dans un ouvrage intitulé « Ultras : Les autres protagonistes du football ». L’historien nous plonge dans un mouvement complexe, à la fois produit et opposant de la modernité marchande. Il en ressort la description d’un univers où, finalement, les solidarités l’emportent sur les conflits ; un univers souvent en crise mais dans lequel perdure l’utopie d’un autre football, rejetant l’intérêt marchand.
On ne peut définir les ultras sans prendre en compte leur inscription dans le mouvement ultra. Qui sont-ils ? Ce sont avant tout des passionnés de leur club. C’est réellement à la fin des années 1960 qu’émerge en Italie la figure de l’ultra. Un véritable désir d’autonomie s’empare d’une partie de la jeunesse dans plusieurs pays d’Europe (la France et le mouvement dit « de Mai-68 » illustre cette tendance), et c’est dans les tribunes des stades de football qu’une frange de la jeunesse italienne va développer une véritable expression populaire et vivre en dehors des codes imposés par la société de consommation. Et c’est là le paradoxe du mouvement ultra : le développement du capitalisme a permis l’enrichissement des classes populaires qui ont revendiqué puis obtenu du temps de loisir, ce qui a amené plus de spectateurs dans les stades de foot et accéléré la professionnalisation du football, le transformant en véritable spectacle de masse. Dans ces mêmes stades de football, à ce moment-là un mouvement reposant sur une autre logique que celle du capital est né.
Les tribunes, miroirs de la société italienne

Les ultras développent une vraie culture avec ses codes et ses vues sur le monde qui les entoure
Dans ce pays récent (l’Italie est unifiée en 1861), profondément marqué par l’esprit de clocher, le sentiment d’appartenance à un groupe enraciné dans un territoire débouche sur une adhésion forte et exacerbée à un club, à des couleurs. Ce campanilisme est également associé à l’ancrage du catholicisme et du communisme dans le pays. Sébastien Louis met en évidence l’importance de ces facteurs dans la forte présence de la jeunesse dans les tribunes au tournant des années 1960-1970. Il parle par exemple du fait que les matchs du dimanche après-midi après la messe encouragent les parents à laisser leurs enfants aller se divertir en groupe. La force de l’ouvrage est de montrer comment l’histoire et la culture de l’Italie ont permis l’émergence du mouvement ultra. L’auteur va plus loin en démontrant comment les idées dominantes d’une époque influencent le mouvement ultra. En d’autres termes, il s’agit de comprendre comment les tribunes d’un stade de football sont le miroir d’une société en pleine mutation.
Les années 1970 sont marquées par une vague de contestation : l’Italie connait de nombreuses grèves, manifestations, violences politiques et répressions. Devant l’impossibilité de changement révolutionnaire, la jeunesse trouve dans les tribunes un espace dans lequel va s’exprimer son désir d’autonomie et de liberté. L’auteur affirme ainsi que « puisque la société n’est pas disposée à changer et que le pays est contrôlé par des forces réactionnaires, certains prennent conscience qu’il est plus réaliste de libérer des espaces restreints. » Ainsi, les normes explosent et une véritable culture juvénile spontanée émerge. Les ultras reprennent les codes politiques d’extrême gauche et les mettent au service de leur cause : leur club ! Louis n’hésite pas à parler de contre-société autogérée et caractérisée par sa mixité sociale. De nombreux groupes d’ultras naissent dans tous les clubs italiens. Fortement inspirés par les hooligans anglais et imprégnés par les mouvements d’extrême gauche italiens, ils se nomment les Eagles, supporters à la Lazio de Rome, les Ultras Fighters de Sienna, les Brigate Rossonere de l’AC Milan (qui tirent leur nom des Brigades rouges italiennes) ou encore Settembre Rossonere toujours pour l’AC Milan (nom inspiré par le conflit appelé Septembre noir opposant la Jordanie et l’Organisation de libération de la Palestine de Yasser Arafat en septembre 1970).
Du vide existentiel à la politisation
L’échec révolutionnaire et le choc des attentats politiques (de l’enlèvement et du meurtre d’Aldo Moro à l’attentat de la gare de Bologne le 2 août 1980) accouchent de l’ère hédoniste. Dès les années 1980, la société toute entière est envahie par l’individualisme, le consumérisme et le repli sur soi. Le mouvement ultra s’institutionnalise, ses responsables nouent des relations privilégiées avec les dirigeants de club, les différents groupes voient leurs rangs grossir et élaborent alors des spectacles faisant des tribunes une attraction à elles seules. Les ultras deviennent ce qu’on appelle aujourd’hui le douzième homme, qui s’ajoute aux onze protagonistes évoluant sur le terrain. En grande partie dépolitisés, les ultras deviennent alors les fruits engendrés par la réussite du capitalisme et la défaite de la révolution. De nouveaux noms de groupes apparaissent : Bad Boys (Mauvais Garçons), Wild Kaos (Chaos Sauvage), Arancia Meccanica (Orange Mécanique), reflétant une époque désenchantée.
Les années 1990 voient la renaissance de l’extrême droite dans la péninsule italienne. Contrairement aux années 1970 où les symboles politiques étaient dissociés des idées, cette décennie assiste à la prolifération de positions fascistes clairement déclarées. La chute du mur de Berlin et l’échec du communisme rayent la possibilité d’une révolution à gauche et le néofascisme se présente alors comme une alternative pour une jeunesse désabusée. Les croix gammées refont leur apparition, les discours décomplexés se font entendre et les agressions racistes se multiplient. Jusqu’à aujourd’hui, quasiment tous les stades ont été touchés par cette vague droitière. Seuls Ternana et Livorno font exception avec leurs groupes appelés Working Class ou Fronte di Resistanza Ultras exhibant des portraits de Staline ou encore des drapeaux de la Corée du Nord. L’auteur rappelle cependant que la politisation des milieux ultras touche en réalité une minorité agissante éclipsant les nombreux acteurs rejetant la radicalisation politique.
Les années 1990 sont aussi celles de l’explosion des violences dans les stades. Là encore, sans passer sous silence la responsabilité des ultras, l’historien décrit la spirale répression-violence dans laquelle, en refusant le dialogue, les autorités plongent une minorité d’ultras et des médias en quête de sensationnalisme. Ces violences touchent non seulement des ultras d’équipes opposées mais également des ultras appartenant à des groupes supportant la même équipe. Sébastien Louis rappelle comment l’individualisme des décennies 1980-1990 a transformé l’institution familiale et à quel point cette violence ultra y est liée. Le sentiment d’appartenir à une famille, de faire preuve de solidarité avec tous ses membres malgré toutes les différences et conflits qui peuvent y exister a été fragilisé par la dynamique capitaliste ; cette logique égoïste touche aussi les milieux ultras. Les clivages se multiplient, chaque groupe revendiquant une identité particulière : « Ce n’est plus le fait de partager la même passion pour une équipe qui les rassemble, mais une entité réduite, voire une section du groupe où ils se signalent à l’aide d’une bannière particulière. »
Syndicalistes du ballon rond
Dans un entretien avec Libération, Sébastien Louis qualifie les ultras de syndicalistes d’un football populaire. Depuis ses origines, le mouvement ultra se veut le défenseur d’un football authentique, passionné et sincère. Si certains responsables ont cédé aux sirènes du consumérisme en ouvrant leur propre boutique et en faisant du supportérisme un moyen de s’enrichir, la majorité des ultras ont une vision désintéressée de leurs activités. Aussi, lorsque dans les années 1990, des hommes d’affaires comme Berlusconi investissent dans le football, les ultras veulent incarner un contre-pouvoir
L’arrivée des affairistes et La modification des formules coupes d’Europe a poussé la fédération italienne en accord avec les chaînes télés à programmer les matchs sur différentes plages horaires, sur plusieurs jours (alors que normalement tous les matchs se jouent en même temps le dimanche après-midi). Rapidement, les ultras ont opposé une vive résistance à cette vision du football, et la fédération a été conduite à changer ses plans.
Le football italien domine l’Europe et les dirigeants prennent exemple sur le modèle économique du football anglais pour transformer le supporter en consommateur. L’apparition du pay per view (c’est à dire les matchs payés à la carte sur la TV), le réaménagement du calendrier étalant les matchs sur plusieurs jours (dans le but d’accroître les revenus liés à la diffusion des matchs), l’augmentation des prix du billet et la volonté de transformer les stades en centres commerciaux ont pour objectif, comme en Angleterre, d’évincer des ultras considérés comme sources de problèmes et de viser les classes moyennes. Or, ces mesures n’auront pas l’effet escompté. L’Italie étant culturellement très différente de la Grande-Bretagne, les classes moyennes préfèrent par exemple regarder les matchs à la maison plutôt que de se rendre au stade.
Enfin, la libéralisation du football à la fin des années 1990 a entraîné un changement brutal dans le rapport des ultras à leur club. L’arrêt Bosman en 1995 favorise la multiplication des transferts. Les ultras voient alors les joueurs défiler sans avoir le temps de s’enraciner dans le contexte local. La fidélité des Buffon, Rossi ou encore Totti fait exception dans le football moderne. Durant les années suivantes, le football italien sera entaché par les matchs truqués et le dopage. Nombreux sont les ultras à se tourner alors vers le football amateur.

Les pratiques des ultras s’exportent partout, même en Bretagne à Rennes
Finalement, après cinquante ans d’existence, de crises et d’évolutions, on constate que les solidarités l’emportent sur les conflits. La culture populaire ultra incarne aujourd’hui encore une contre-société reposant sur une autre logique que l’intérêt économique. C’est ce que le livre de Louis met en lumière avec précision et beaucoup de détails. Ce récit passionnant intéressera le passionné de football mais aussi et surtout ceux qui veulent comprendre comment l’histoire et la culture d’un pays façonnent un mouvement.
Nos Desserts :
- Au Comptoir, on soutient le football populaire
- Quand on parle d’Italie et de football, il faut forcément évoquer Pier Paolo Pasolini
- Nous écrivions sur les liens entre politique et football en Yougoslavie
- Sébastien Louis évoque la répression policière auprès de So Foot
- Retrouvez en librairie près de chez vous le livre de Sébastien Louis « Ultras : Les autres protagonistes du football »
Catégories :Société