Des États-Unis à la France, en passant par l’Espagne, l’Autriche, l’Allemagne, la Grande-Bretagne ou les Pays-Bas, les résultats électoraux semblent de moins en moins lisibles. Montée de l’extrême droite, rejet de la mondialisation ou encore apparition d’une nouvelle gauche “radicale” sont des phénomènes qui ont marqué les derniers scrutins. Thibault Muzergues attribue cela à l’apparition de quatre nouvelles classes, modelées par la mondialisation et le néolibéralisme.
Selon lui, dans le modèle social qui a cours de l’après-guerre jusqu’aux années 1990, les “classes moyennes”[i] dominent la vie politique dans les pays occidentaux. Soixante-dix à 80% des citoyens s’identifient à elle et au possessions qui la caractérise : télévision, aspirateur, lave-linge, voiture, petite maison en banlieue avec un jardin. Son avènement a provoqué une “centrisation” des partis de gauche et de droite qui avaient besoin de draguer cette classe pour accéder au pouvoir. Les années 1990 marquent l’apogée de ces classes et du libéralisme triomphant face au communisme. Elles voient aussi s’amorcer leur déclin. Depuis, en effet, le corps électoral s’est scindé en quatre classes socio-culturelles principales, qui mélangent éléments sociaux, culturels et géographiques.
La première, la classe créative urbaine et libérale, regroupe l’ensemble des professions intellectuelles impliquant la création de procédés, techniques ou concepts. Souvent appelés les “bobos”, ses membres votent habituellement à gauche, défendent l’ouverture, les “minorités”, le libéralisme sociétal et économique. Elle constitue la base électorale de Hollande et Obama mais aussi celle de Clinton, Trudeau et de Macron.
La classe moyenne provinciale, éloignée des métropoles, s’oppose à la classe créative. Bien que relativement favorisée, elle se sent abandonnée par les bobos. Sentant son mode de vie en déclin, elle se regroupe sur les questions d’identité, le conservatisme ou encore la famille. En France, elle a été la base de la Manif pour tous. Elle se croît rebelle, mais au final plébiscite le système et le libéralisme à la sauce François Fillon ou Theresa May.
De son côté, la nouvelle minorité blanche vit dans la France périphérique, se sent isolée et en concurrence avec les prolétaires des banlieues. Précarisée, elle se replie sur l’identitarisme et forme ainsi la base de l’électorat de Trump, de l’AfD (Alternative für Deutschland) en Allemagne ou ou FN. Économiquement, elle est anti-libérale et opposée à la mondialisation.
Enfin, les “millénials”, précaires diplômés des métropoles, souvent très jeunes (moins de 35 ans), subissent le déclassement et se retournent contre le libéralisme, après avoir contribué aux élections d’Obama et Hollande. Cette classe constitue aujourd’hui la base de l’électorat de Sanders, Corbyn, Podemos et Mélenchon. Si elle est antilibérale comme les ouvriers, elle reste favorable à l’ouverture et aux “minorités”.
Pour Muzergues, la possibilité d’un candidat à s’imposer dépend de sa capacité à nouer des alliances de classes : Hollande et Obama ont par exemple su rallier les créatifs et millénials ; Trump s’est appuyé sur la nouvelle minorité blanche et la classe moyenne provinciale ; au second tour de l’élection présidentielle 2017, Macron a reçu le soutien tardif de la classe moyenne provinciale.
Au Comptoir, on considère que cette thèse développée par Thibault Muzergues est intéressante, mais peut-être un peu simpliste notamment en tant qu’elle fait fi de la lutte des classes qui nous est chère. Entretien avec l’auteur.
Le Comptoir : Dans votre livre, vous divisez le corps électoral en quatre classes. Pourquoi choisir de mettre de côté ou presque les autres classes, comme celle des petits artisans et boutiquiers qui, comme vous le rappelez, a fait le bonheur du FN dans le Sud, ou encore le prolétariat, le lumpenprolétariat de banlieues, les agriculteurs, et les “1%” ?
Thibault Muzergues : La quadrature des classes n’est pas un ouvrage de sociologie dans lequel je donne une description exhaustive des sociétés occidentales dans toute leur complexité socio-professionnelle, mais une réflexion électorale et politique sur les groupes dont l’influence intellectuelle et culturelle est telle qu’elle redéfinit les clivages politiques auxquels nous étions habitués depuis bien longtemps.

« Jean-Patrick détestait le désordre », Guillaume Chiron, 2017
Quand on regarde l’élection présidentielle française de 2017, on se rend compte que plus de 85 % des voix se sont portées sur quatre candidats – et que ces candidats avaient un discours qui collait parfaitement au profil et aspirations de certaines catégories socio-professionnelles bien spécifiques. Avec Emmanuel Macron, on a un discours de “start-up nation”, qui correspond bien à la vision d’avenir de la classe créative urbaine et libérale. François Fillon, de son côté, avait un positionnement beaucoup plus austère et défensif qui correspondait bien aux aspirations de ce que j’appelle la classe moyenne provinciale. Marine Le Pen, elle, défendait une vision très proche de celle qu’on retrouve dans les focus groups en Europe, ou aux États-Unis dans la classe ouvrière blanche qui regroupe les victimes les plus spectaculaires de la mondialisation en Occident. Enfin, la candidature de Jean-Luc Mélenchon s’est voulue clairement comme une continuation intellectuelle du mouvement Nuit debout, qui en 2016 avait fait éclater au grand jour le malaise de la génération Y (ceux que je nomme les millénials) en France.
Quand on regarde les discours politiques en France, mais aussi partout en Europe et en Amérique du Nord, on s’aperçoit que ces quatre classes sociales ont complètement phagocyté le débat politique. Les autres n’ont plus qu’à suivre de manière plus ou moins fidèle l’une de ces quatre classes – c’est par exemple le cas de la petite classe moyenne qui s’assimile de plus en plus à la classe ouvrière blanche pour constituer ce que j’appelle “la nouvelle minorité” dans le livre. Ces autres classes sociales, bien que numériquement importantes, sont plus “suiveuses” que “faiseuses” du débat politique aujourd’hui.
Selon vous, il n’y a pas de luttes des classes, mais des rapports complexes entre celles-ci. N’existe-t-il pas une lutte de classes entre les très riches et les autres, comme le suggérait Warren Buffet ? Ou entre la classe créative urbaine et libérale et la nouvelle minorité blanche ouvrière ?
Mon approche n’est effectivement pas marxiste, mais existentialiste. Je vois ces classes comme des objets fluides auxquels les individus peuvent appartenir à un moment de leur vie avant de passer dans une autre classe au grès de leur expérience personnelle. Dans ce cas, difficile pour moi d’adopter une vision déterministe de conflit inévitable entre telle ou telle classe, d’autant plus que dans un jeu à quatre, chaque acteur doit nouer des coalitions (qui peuvent d’ailleurs être très éphémères) pour accéder au pouvoir et imposer sa vision du monde aux autres. On voit par exemple une coalition entre la classe ouvrière blanche et la classe créative contre le séparatisme en Catalogne, qui s’oppose à un regroupement a priori tout aussi invraisemblable entre la classe moyenne provinciale (dans l’arrière-pays barcelonais) et millénials pro-indépendance. Cela ne veut pas dire pour autant que le jeu n’est pas fait de conflit, bien au contraire. Dans la mesure où on se définit toujours contre quelqu’un, la relation entre les classes est un mélange de coopération et de conflit, mais ce qui les sépare restera au final toujours plus important que ce qui peut les unir.
« Tout va très bien pour les riches dans ce pays, nous n’avons jamais été aussi prospères. C’est une guerre de classes, et c’est ma classe qui est en train de gagner » Warren Buffet
Votre répartition en quatre classes, chacune possédant son porte-parole politique, n’est-elle pas trop schématique ? Les études, comme celle d’Ipsos, montrent que l’électorat de Mélenchon et, dans une moindre mesure, celui de Marine Le Pen, sont interclassistes…
La réalité pour chaque individu (ou groupe social) est bien entendu plus complexe que les quatre classes dont il est question dans ce livre. Bien sûr, tous les millénials n’ont pas voté pour Jean-Luc Mélenchon aux dernières élections présidentielles – ceux qui n’ont pas fait d’études supérieures et les plus marginalisés ont majoritairement voté pour Marine Le Pen (ici, leur proximité sociale avec la classe ouvrière blanche a pris le dessus sur l’aspect générationnel). À ce jeu, tous les électorats sont interclassistes. C’est d’ailleurs le propre de la science politique de vouloir mettre dans des cases spécifiques des individus qui ont forcément des comportements différents mais qui, vus collectivement, ont une vision des choses globalement similaire. Mais parfois, ces traits sont si caricaturaux qu’il est difficile de ne pas y voir un comportement “de classe”, comme par exemple quand le candidat d’extrême-droite Norbert Hofer capte près de 90 % du vote ouvrier lors du second tour de l’élection présidentielle autrichienne en 2016, ou quand Emmanuel Macron et Hillary Clinton réalisent des scores similaires dans les villes de Paris ou Washington, ou encore lorsque Jean-Luc Mélenchon arrive en première position chez les 18-24 ans en 2017 avec pas moins de 30 % des voix. Les exemples sont tellement nombreux qu’ils poussent, à force de comparer les résultats électoraux, à segmenter et recouper les catégories socio-professionnelles pour en arriver aux quatre classes définies dans le livre.

« Sous la moquette la plage », Guillaume Chiron, 2017
Vous faites de la classe dite “des services”, à laquelle appartiendrait les minorités ethniques des métropoles (banlieues), une classe solidaire de la classe créative urbaine et libérale. Pourtant, Mélenchon et la France insoumise ont obtenu d’excellents scores en banlieue, notamment dans le Seine-Saint-Denis, où le mouvement a obtenu le plus de députés. N’y a-t-il pas une nouvelle solidarité entre ces deux classes, et une convergence entre les précaires urbains ?
Je n’irais pas jusqu’à parler de “solidarité”, mais d’intérêts communs dans certains cas. Pendant un temps, la classe créative a réussi à “capter” une très grande partie du vote des minorités, que ce soit aux États-Unis avec Barack Obama (puis la candidate Clinton, choix par défaut de la classe créative durant le cycle électoral de 2016), en France avec François Hollande en 2012, ou en Grande-Bretagne, historiquement avec le Labour (et en particulier le New Labour de Tony Blair, version “Cool Britannia”). Mais les minorités ethniques ne sont pas “mariées” avec telle ou telle classe, et leur comportement électoral peut, bien entendu, changer.
Effectivement, on voit que dans certains pays, le vote des minorités est en train d’évoluer. Ce n’est pas forcément le cas partout. En Espagne et aux États-Unis, le vote des minorités reste bien souvent aligné sur celui de l’establishment de la “gauche” traditionnelle. Mais, assez clairement, en Grande-Bretagne et en France, les nouvelles gauches réussissent à ramener vers elles de grandes parties de l’électorat des banlieues, souvent en ajoutant des éléments contre-identitaires à leur discours.
La stratégie populiste de la gauche radicale a pour objectif, si on en croit votre analyse, une alliance entre les millénials et la nouvelle minorité blanche ouvrière. Or, il semblerait que ces deux classes aient des visions du monde très antagonistes : ouverture et biais favorables aux minorités pour les premiers, rejet pour les seconds. Une telle stratégie a-t-elle donc des chances de réussir ?
Il existe effectivement une contradiction très forte entre les millénials et la minorité blanche, et nous n’avons pas encore d’exemple d’une coalition électorale gagnante tentant de faire la synthèse entre ces deux groupes pendant une campagne électorale. Mais est-ce à dire qu’une entente est impossible ?
L’actualité récente en Italie, avec la formation d’un gouvernement de coalition entre la Ligue (devenue l’apanage de la minorité blanche) et le Mouvement 5 étoiles (encore très fortement marqué par son cœur électoral millénial) nous prouve que non. Lorsque Jean-Luc Mélenchon s’adresse aux “fâchés pas fachos”, il essaye bien sûr de ramener vers lui un électorat qui, bien que fidèle à Marine Le Pen aujourd’hui, votait encore communiste il n’y a pas si longtemps. Les contradictions sont certes très nombreuses entre les deux classes, mais quand la volonté de rejeter le système prend le dessus sur toute autre considération, une alliance entre ces deux classes rebelles est tout à fait envisageable. Après, une fois aux affaires, la coalition n’en reste pas moins fragile, l’art de gouverner étant différent de celui de se faire élire.
Les différences entre millénials et nouvelle minorité blanche ouvrière ne prouvent-elles pas une incompatibilité des “populismes” des deux rives, comme le fantasment certains ?
Je n’aime pas utiliser le terme de “populisme”, qui correspond trop souvent à la définition qu’en a donné Francis Fukuyama en 2016, à savoir « une étiquette collée par les élites à des politiques qu’ils n’aiment pas mais qui sont soutenues par des citoyens ordinaires ». Les millénials et la nouvelle minorité sont deux classes en rupture de ban, et elles ont d’excellentes raisons de soutenir des partis et des hommes politiques anti-système, tout simplement parce que le système ne fonctionne pas pour eux, et qu’ils se sentent trahis par lui – et de ce fait par les élites.
Dans le cadre d’une hypothétique alliance entre millénials et nouvelle minorité, on est dans le plus petit dénominateur commun – la rupture totale avec le système actuel. C’est peu, mais cela peut être suffisant dans des situations particulièrement graves, comme en Italie, qui vit une stagnation extrêmement douloureuse depuis plus de trente ans dans l’indifférence générale, ce qui pousse deux mouvements contestataires aux antipodes l’un de l’autre à coopérer, tout du moins à court-terme.
Dans son entretien-testament pour Valeurs actuelles il y a un an, Marion Maréchal défendait « l’alliance de la bourgeoisie conservatrice et des classes populaires », en précisant : « la droite traditionnelle et les classes populaires ont un souci commun, c’est celui de leur identité ». Faut-il voir dans ces déclarations la volonté de rassembler la nouvelle minorité blanche ouvrière et la classe moyenne provinciale, bloc électoral qui a porté Trump au pouvoir aux États-Unis ?
Absolument. Et toute la question est de savoir si, dans la mesure où l’on accepte que son retour en politique ne soit qu’une question de temps, elle parviendra à amalgamer ces deux électorats qui certes se rejoignent sur la question de l’anxiété identitaire ou de l’immigration, mais sont totalement opposés en ce qui concerne les questions économiques. Marion Maréchal peut-elle opérer cette synthèse ? Cela dépendra de son talent politique, mais aussi de la capacité des Républicains à reprendre (ou non) le leadership de la classe moyenne provinciale.
Note :
[i] Rappelons que pour le marxiste Michel Clouscard les classes moyennes correspondant aux « catégories sociales qui subissent à la fois la confiscation de la plus-value en tant que producteurs et l’injonction de consommation en tant que consommateurs ».
Nos Desserts :
- Le second numéro de notre revue papier portait sur le populisme de gauche
- Au Comptoir, nous analysions les tendances politiques actuelles (Trump, Brexit, vote FN) comme « un retour du politique »
- Nous estimons la lutte des classes essentielle
- Vous pouvez trouver le livre de Guillaume Muzergues en librairie
- Pour certains, comme Jérôme Fourquet, le nouveau clivage oppose les défenseurs de la mondialisation à ses opposants
- Le Monde diplomatique proposait un très bon article sur la manière dont les créatifs redessinent la sociologie urbaine et excluent ceux qui ne sont pas comme eux
Catégories :Politique
Intéressante analyse, si Mélenchon se positionne sur une baisse de l’immigration tout en continuant à faire des discours anti-racistes, bref ce que faisait le PCF à l’époque, il fera la fameuse jonction entre millenials et classe ouvrière et les portes de l’Elysée lui seront ouvertes. Inch’allah !
La première réponse de votre interlocuteur comporte une erreur de retranscription : il ne s’agit pas de l’élection de 2007 mais de 2017!
Merci !
Autre point il y a quelque chose qui me gêne dans l’expression « minorité blanche ouvrière » c’est assez mal connaître la france que de dire ça car si on élargit le terme ouvrier à tout les salariés je crois bien que c’est la majorité en fait. C’est donner raison à la « théorie du grand remplacement » que d’utiliser cette expression. Aussi cela exclue les non-blanc de la classe ouvrière or dans le réel on voit bien que la majorité des français des minorités sont en fait des gens ordinaires parfaitement intégré, en atteste le nombre de couple mixtes blanc-noir arabe etc. Évidemment on ne voit que les communautaristes dans les médias donc les gens ordinaires des minorités sont oubliés, comme du reste l’ensemble de la classe ouvrière.